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Soumission à l'autorité (Stanley Milgram)

Une expérimentation tellement connue qu'il est devenu difficile de la répéter. Son auteur n'a pas forcément aimé la notoriété qu'il y a gagnée. Des sujets recrutés par petites annonces, pour une somme modeste et qui leur était acquise de toute façon (pour ne pas introduire le biais de la cupidité), ont été invités, au moyen d'une mise en scène sophistiquée, à infliger des décharges électriques de plus en plus violentes voire potentiellement mortelles à d'autres sujets, faux ceux-là, qui les suppliaient d'arrêter. Mais l'organisateur, "l'autorité", exigeait qu'ils continuent (sans aucune promesse ni menace pour éviter un autre biais, avec des expressions étudiées et répétées à chaque fois).

Le conflit surgit quand l'élève commence à donner des signes de malaises. A soixante-quinze volts, il gémit. A cent vingt volts, il formule ses plaintes en phrases distinctes. A cent cinquante volts, il supplie qu'on le libère. A mesure que croît l'intensité des décharges électriques, ses protestations deviennent de plus en plus véhémentes et pathétiques. A deux cent quatre-ving-cinq volts, sa seule réaction est un véritable cri d'agonie. (p20)

Or, dans la majorité des cas et à l'effarement de Milgram, la majorité des sujets sont allés jusqu'à quatre cent cinquante volts, l'élève étant alors totalement sans réaction.

Avec une stupéfiante régularité, de braves gens se sont pliés sous nos yeux à toutes les exigences de l'autorité et ont accompli des actes d'une cruauté incroyable. Le prestige de l'autorité, la limitation de leur champ de perception, l'acceptation aveugle de la situation telle qu'elle a été définie par l'expérimentateur, ont suffi pour amener des citoyens honnêtes à se conduire en bourreaux. (p155)

A propos d'une femme qui est allée au bout malgré une angoisse évidente, pendant le test :

Elle retrouve momentanément son sang-froid, mais très vite, elle est reprise de brusques accès d'angoisse. Elle marmonne "je tremble" tout en s'adressant à l'élève sur le même ton formel. On dirait qu'il y a deux femmes en elle, l'une jouant le rôle qu'elle a accepté d'assumer avec compétence, l'autre, incapable de réfréner sa détresse intérieure. (p105)

Commentaire sur la même :

A noter que sa nervosité ne venait pas de la souffrance éprouvée par l'élève, mais du fait que c'était elle qui la lui infligeait. De même, elle déclare que si l'expérimentateur a mis un terme à la séance, c'est surtout parce qu'il a tenu compte de sa détresse à elle. Toutes ses remarques trahissent un profond égocentrisme.
Elle aborde d'elle-même le sujet de ses activités bénévoles [pour des jeunes en difficulté] et nous en parle avec un enthousiasme volubile. (p106)

Et pour finir, alors qu'il avait été très difficile de la convaincre que l'expérience était truquée et la souffrance de l'élève simulée :

Dans le questionnaire qu'elle nous retourne quelques mois plus tard, elle déclare que pendant l'expérience, "son cerveau adulte et raisonnable" n'a pas cru que l'élève recevait des chocs. Grâce à un mécanisme d'adaptation de la pensée qui a joué a posteriori, elle protège cette image flatteuse - et combien fausse - à laquelle elle tient. (p110)

Il y a pire (mais marginal). A propos d'un autre sujet, un homme, bien après son passage :

Quand il a reçu le rapport final, il nous confie avoir dit à sa femme : "Je crois que je me suis montré discipliné et obéissant, j'ai suivi scrupuleusement les instructions qu'on m'a données comme je le fais toujours... Et puis je lui ai dit : "Ma foi, je crois que je n'en suis bien tiré." Alors elle m'a demandé : "Et si cet homme était mort ?" Et moi je lui ai répondu : "Hé ! bien, il serait mort. Moi, j'ai fait ce qu'on m'a dit de faire." (p115)

Si l'ouvrage s'intitule "Soumission à l'autorité" et non "Méchanceté", c'est que cette dernière n'a été observée que marginalement (encore heureux...). Dans une variante, c'était l'"élève", la "victime", qui insistait, par orgueil, pour que l'expérience aille au bout, alors que l'"autorité" avait décidé d'arrêter. Aucun sujet n'a continué. De même, quand les sujets sont libres de choisir le niveau de punition, presque tous en restent aux plus bénins (deux exceptions quand même sur une trentaine...). Dans une autre variante il y avait deux personnes détenant l'"autorité", qui émettaient des avis contraires à un certain stade :

Le sujet se trouve confronté avec deux prescriptions incompatibles émises par des autorités équivalentes. Les résultats de l'expérience (...) sont sans équivoque. Sur vingt sujets, un seul s'était arrêté avant que ne surgisse la dissension entre les deux expérimentateurs ; dix-huit autres en ont fait autant à ce moment précis et le dernier a continué une fois encore. (p136)

A propos d'une femme qui a fermement refusé de poursuivre quand les décharges ont commencé à être douloureuses :

Son attitude directe et courtoise pendant le déroulement de l'expérience, son absence de nervosité et son total empire sur elle-même paraissent l'avoir amenée à considérer le refus d'obéissance comme un acte simple et logique. L'ensemble de ses réactions constitue le type même de comportement que je m'étais attendu à trouver chez presque tous les sujets avant d'entreprendre l'expérience.
Ironie du sort, Gretchen Brandt a passé son adolescence dans l'Allemagne de Hitler. (...) Quand l'expérimentateur lui demande si cette situation sociale a pu influer sur son comportement, elle répond d'une voix lente : "Peut-être avons-nous vu trop d'atrocités." (p111)

On a prêté à Stanley Milgram l'intention de poursuivre cette étude en Allemagne, pour voir si un peuple ayant accepté le nazisme n'était pas plus réceptif à une telle exigence de soumission (les expériences en Amérique se sont déroulées dans les années 1950 et 1960)... mais la notoriété inattendue de son travail a rendu impossible toute continuation.

Au cours de notre expérience, nous avons été témoins de nombreux signes de stress : transpiration, tremblements et parfois, accès de rire nerveux. De tels phénomènes ne se bornent pas à indiquer la présence de la tension ; ils contribuent également à la réduire. Au lieu d'aboutir à un refus d'obéissance, la tension, canalisée par les manifestations physiques, va graduellement disparaitre. (p200)

Là, on peut soupçonner l'auteur d'appliquer pour sa défense personnelle une des stratégies qu'il prête juste avant aux sujets dociles :

Il y a d'autres façons de rejeter la responsabilité : elle peut être reportée sur l'élève qui, dans cette optique, s'est attiré la punition par sa faute. On le blâme de s'être volontairement prêté à cette expérience et, plus perfidement, on lui reproche sa stupidité et son entêtement. Nous passons ici du déplacement de la responsabilité au dénigrement de la victime. Le mécanisme psychologique est évident : si l'élève se révèle être un "pauvre type" il n'a que ce qu'il mérite ! (p200)

Parce qu'enfin Stanley Milgram infligeait de réelles souffrances morales à ses sujets, et on n'a pas manqué de le lui faire remarquer. L'ouvrage se termine par un plaidoyer, une réponse point par point aux diverses attaques, parfois une contre-attaque mordante :

En réalité, si le docteur Diana Baumrind estime la situation de laboratoire impropre à une étude valable de l'obéissance, c'est qu'elle ne voit pas pour le sujet d'autre parti à prendre. En adoptant cette position, elle écarte délibérément un fait capital : une proportion importante de nos sujets à refusé d'obéir. (p242)

Pour le dire plus abruptement, cette dame estime le taux d'obéissance scandaleusement élevé, soutient qu'il y a un biais... mais aurait obéi elle-même.

On trouve aussi en annexe un extrait d'un interview d'un ancien du Vietnam (dont l'Amérique venait tout juste de se dégager au moment de la sortie du livre) qui avait participé au massacre du village de My Lai :

Q : Que faisaient ces civils... en particulier les femmes, les enfants, les vieillards ? Que faisaient-ils ? Que vous disaient-ils ?
R : Ils disaient pas grand-chose. On les poussait et ils faisaient ce qu'on leur disait de faire.
Q : Ils ne vous suppliaient pas, ils ne disaient pas "Non... non...", ou...
R : Si. Ils suppliaient et ils disaient "Non, non". Et les mères serraient leurs gosses contre elles... mais on continuait à tirer dessus. Oui, on continuait à tirer. Ils remuaient les bras et ils suppliaient... (p229)

La lecture des comptes rendus de l'épisode de My Lai, du procès d'Eichman et de celui du lieutenant Henry Wirz qui commendait à Andersonville [camp sudiste où étaient entassés les prisonniers nordistes de la Guerre de Sécession, avec une effroyable mortalité] permet de constater le retour des mêmes thèmes [soumission, loyauté, discipline, etc.]. (p229)

Milgram cite un de ses sujets "soumis" qui s'est ensuite déclaré objecteur de conscience pour le Vietnam.

Calmann-Lévy 1974 pour la traduction française.




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