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Maya et Shiva

        Mon métier consiste à me prêter, souvent nue, aux fantaisies d’un homme ou d’une femme. Certaines de mes consœurs admettent et assument une part de prostitution. Pas moi, c’est de l’art, seulement de l’art, lubriques s’abstenir. Je suis modèle pour photographes. Mode, lingerie, nu, oui, porno, non. J’aime la complicité qui se noue avec le photographe. J’aime ajouter mes idées aux siennes. J’aime commenter avec lui les tirages successifs pour affiner peu à peu. Je ne me lasse pas de contempler les réussites.
        Beaucoup de mes clients sont devenus des amis. Cédric en particulier, je ne veux plus qu’il me paye et il persiste à vouloir me payer. Pour lui je me suis mise nue dans la neige, nue sur une place publique fréquentée, nue, surmontant ma répulsion, avec un gros serpent ondulant autour de moi. Classique, cliché dans tous les sens du mot, mais ça plaît toujours. J’ai pu me voir avec mon python sur la couverture d’un magazine prestigieux, je n’en suis pas peu fière.
          C’est de là aussi que le drame est venu. Car c’est à partir de là que Luc m’a contactée, il voulait justement me faire poser avec son serpent à lui. Des échanges préliminaires par mail, il est ressorti qu’il était correct quoique un peu étrange ; qu’il payait bien et proposait une avance ; qu’il avait bien perçu la beauté fulgurante des images de Cédric ; que pourtant ses connaissances et son expérience en photo et esthétique étaient sommaires (mais je me flatte d’être bonne pédagogue). Quant au partenaire reptilien, Shiva, Luc éludait toute question sur son espèce précise. Sur les photos fournies, il me semblait voir une couleuvre (pupille ronde, tête ovale avec larges écailles…), mais exotique (ces bandes larges et sombres, pas chez nous). Enfin, il se laissait, et on le laissait, manipuler par de jeunes enfants. Le plus étrange était la façon dont son maître en parlait, le vénérait, lui prêtait d’incroyables pouvoirs. A se demander si Shiva n’était pas le maître de Luc. Mon instinct me soufflait de refuser, mon orgueil me poussait à accepter. L’orgueil a gagné, je m’en voudrai toujours. C’était hier. Bob, mon mari, m’accompagnait, comme d’habitude avec un nouveau client, qu’il n’y ait pas d’ambigüité malsaine.  
      A l’heure dite, nous arrivons tous deux chez Luc, aimable quadragénaire dans une jolie petite maison. Nous passons dans le jardin, joli jardin aussi, où tout doit se dérouler. Luc nous présente religieusement Shiva. Je remarque que c’est un drôle de nom pour un serpent, mais Luc me rappelle avec un sourire que Maya, moi, c’est l’illusion dans le même contexte. Je voudrais lui proposer d’abord de me prendre seule, pour lui inculquer quelques notions élémentaires, mais il entend me mettre Shiva sur les bras. Je respire un bon coup, je veux le prendre en main, il se retire, ou Luc le retire.  
        ― Il ne veut pas, fait Luc, il ne faut surtout pas contraindre Shiva !        
        ― C’est lui qui commande ??
        ― Parles-en avec respect, malheureuse, même si tu es Maya !
        Il me vouvoyait jusque là.
   ― S’il ne veut pas, reprend-il plus calmement, j’honorerai mes engagements, tu auras la somme convenue, mais on ne pourra rien faire…
      Et le voici qui s’adresse à sa bestiole, une langue que je ne comprends pas, du sanskrit me souffle Bob qui est une encyclopédie vivante pour ce qui touche l’Inde. Traduction, si je puis dire, de Luc :
        ― C’est ta robe qui ne lui convient pas.
        ― Pardon ??
       ― Malheureuse ! C’est Shiva, c’est un dieu puissant ! Et n’est-ce pas ce qui était prévu ?
       Pas un problème en soi, pour moi il devait s’agir de nu. J’ai enfilé distraitement ce qui se présentait dans l’armoire. Mais même si c’était convenu il y a des façons plus normales de demander à quelqu’un de se déshabiller. Enfin, sans plus de façon, me voici dans ma tenue professionnelle favorite, dite communément d’Eve, sans chercher à savoir si Shiva ne m’aurait pas appréciée en sous-vêtements. Nouvelle tentative. Nouveau retrait du reptile. Nouveau « dialogue » en sanskrit.
           ― Il veut que tu t’allonges à terre, il se placera sur toi.
        J’hésite, je regarde Bob qui ne sait pas quoi dire, et puis je m’exécute, me voici sur le dos, dans l’herbe rare. Luc pose solennellement sa bestiole juste à côté, et voici en effet que Shiva escalade mon flanc, chatouille désagréable, s’installe mollement entre poitrine et pubis. Nouvelle demande en sanskrit, et je suppose que le serpent consent à la prise de vue car Luc se met à mitrailler en me tournant autour. Je ne reçois pas d’autre directive, c’est déconcertant voire humiliant. Comment placer mes bras et jambes ? Quelle tête faire ? Je suis plutôt fière de mon registre d’expressions, rieuse, joyeuse, rêveuse, joueuse, curieuse, enjôleuse, sérieuse, boudeuse, à la demande pour peu que demande il y ait. Mais Shiva ne doit pas s’en soucier, lui garde toujours la même expression. Au bout d’un long moment, je n’y tiens plus, je demande à voir les images. Luc se penche et approche de mes yeux l’écran du réflex numérique. Shiva remplit à chaque fois l’image, c’est sur lui que tout se règle. Pour ma part je me trouve floue, moche, un sein à l’ombre et un autre au soleil et j’en passe. Ce n’est pas la première fois que je me sens élément du décor plus que sujet principal, mais d’habitude on me prévient honnêtement, et on me met quand même en valeur, on ne coupe pas mon visage sur le nez. Le nu n’est pas un art facile. J’ai déjà connu des séances décevantes d'un bout à l'autre. Mais là je me sens bafouée. Tout ce qui compte, c’est Shiva.
           Tant pis, pourvu qu’on me paye après tout, et je ne ferai pas cadeau d’un centime. Je me désintéresse du résultat. Je regarde ailleurs, la tête du serpent qui vient me narguer entre mes seins, la tête de Bob aussi perplexe que moi. J’attends que ça passe. D’abord patiemment, et cela dure longtemps, et je ne sens aucune progression, aucun signe d’une délivrance prochaine. Shiva est imperturbable. Enfin c’est plus fort que moi :

            ― On ne peut pas faire une pause ?
            La demande est répercutée en sanskrit, puis :
             ― Shiva se trouve bien ! C’est un honneur qu’il te fait !

          ― Merde ! Moi j’ai envie de pisser, j’ai soif, j’ai un caillou qui me rentre dans l’omoplate !
         ― N’irrite pas Shiva, malheureuse ! Pour pisser, tu es nue, en-dessous c’est la terre, ne te gêne pas. Pour boire, je te l’apporte de suite. Coca ? Jus de fruit ? Panaché ? Café ? Le caillou… c’est certainement pour purifier ton karma. Mais ne bouge pas, Shiva te l’interdit !
         Je commence à me demander si Shiva est bien une couleuvre. La panique me gagne, les larmes aussi. Bob se fâche enfin :

            ― Tu vas la libérer comme elle te demande, sinon ça va très mal se passer !!
             ― N’irrite pas Shiva !!
             ― Enlève cette saloperie de sur son ventre ou je m’en charge !

           Tout va alors bien trop vite. Luc obéit malgré tout, comme pris de panique. Je perçois seulement qu’il saisit le reptile n’importe comment, le replace dans sa caisse, la ferme. Et la voix de Bob, paniqué :

           ― Il t’a mordu, je l’ai vu…

          ― Je vous ai dit de ne pas l’irriter. C’est Shiva, un dieu terrible ! Si je n’avais pas agi, c’est Maya qu’il aurait mordue.

           ― Alors c’est un venimeux… et tu ne le disais pas…

           ― Aucun danger tant qu’on ne l’irrite pas. Des enfants ont pu faire des nœuds avec lui, il était d'accord. Mais vous l’avez irrité.

            ― Tu l’as bien enfermé ?
             ― Je l’ai mis à l’abri !
             ― Il ne peut pas sortir ?
             ― Seulement avec ses pouvoirs divins, mais ne l'irritez plus !

          ― Il faut peut-être faire quelque chose, tu dois bien avoir un sérum adapté…

            ― On ne doit pas s’opposer à Shiva !
             ― C’est quoi comme serpent ?
             ― C’est Shiva…
             ― L’espèce, enfin ?
             ― Un bongare.

            Il l’a lâché à regrets, comme si quelque part il trahissait son dieu. Ce nom ne me dit rien mais à Bob, si, et il pousse un juron horrible. Il prend d’autorité les choses en main pendant que je me rhabille. Il saisit son téléphone portable, appelle les pompiers. Encore faut-il donner l’adresse qu’il n’a plus en tête, moi non plus, et Luc se montre réticent.
          ― De toute façon, arrive-t-il à dire, ils ne pourront rien faire. Shiva a été offensé, quelqu’un doit mourir. Estimez-vous heureux qu’il se contente de moi.
          ― Ca ne te suffit pas de crever, s’emporte mon mari, tu veux encore qu’on ait des ennuis à cause de…
           Luc est touché par l’argument. Il proteste qu’il ne nous veut que du bien, qu’il a déjà préparé la somme convenue en liquide, que je peux la prendre dans le salon, et qu’il aurait pu nous laisser mordre tous les deux. Oui, mais l’adresse ? Il consent à donner le renseignement, que Bob répercute. Déjà, Luc respire plus mal. Pourtant il sourit. Mon incollable époux m’explique à voix basse qu’une morsure de bongare est indolore mais gravissime, qu’il ne faut pas perdre une minute.              
            De fait, les secours n’ont pu sauver Luc. A-t-il rejoint son dieu, et plus seulement son incarnation reptilienne ?


07/11/2024
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