Maya et Shiva
Beaucoup de mes clients sont devenus des amis. Cédric en particulier, je ne veux plus qu’il me paye et il persiste à vouloir me payer. Pour lui je me suis mise nue dans la neige, nue sur une place publique fréquentée, nue, surmontant ma répulsion, avec un gros serpent ondulant autour de moi. Classique, cliché dans tous les sens du mot, mais ça plaît toujours. J’ai pu me voir avec mon python sur la couverture d’un magazine prestigieux, je n’en suis pas peu fière.
C’est de là aussi que le drame est venu. Car c’est à partir de là que Luc m’a contactée, il voulait justement me faire poser avec son serpent à lui. Des échanges préliminaires par mail, il est ressorti qu’il était correct quoique un peu étrange ; qu’il payait bien et proposait une avance ; qu’il avait bien perçu la beauté fulgurante des images de Cédric ; que pourtant ses connaissances et son expérience en photo et esthétique étaient sommaires (mais je me flatte d’être bonne pédagogue). Quant au partenaire reptilien, Shiva, Luc éludait toute question sur son espèce précise. Sur les photos fournies, il me semblait voir une couleuvre (pupille ronde, tête ovale avec larges écailles…), mais exotique (ces bandes larges et sombres, pas chez nous). Enfin, il se laissait, et on le laissait, manipuler par de jeunes enfants. Le plus étrange était la façon dont son maître en parlait, le vénérait, lui prêtait d’incroyables pouvoirs. A se demander si Shiva n’était pas le maître de Luc. Mon instinct me soufflait de refuser, mon orgueil me poussait à accepter. L’orgueil a gagné, je m’en voudrai toujours. C’était hier. Bob, mon mari, m’accompagnait, comme d’habitude avec un nouveau client, qu’il n’y ait pas d’ambigüité malsaine.
― Il ne veut pas, fait Luc, il ne faut surtout pas contraindre Shiva !
― C’est lui qui commande ??
― Parles-en avec respect, malheureuse, même si tu es Maya !
Il me vouvoyait jusque là.
― S’il ne veut pas, reprend-il plus calmement, j’honorerai mes engagements, tu auras la somme convenue, mais on ne pourra rien faire…
Et le voici qui s’adresse à sa bestiole, une langue que je ne comprends pas, du sanskrit me souffle Bob qui est une encyclopédie vivante pour ce qui touche l’Inde. Traduction, si je puis dire, de Luc :
― C’est ta robe qui ne lui convient pas.
― Pardon ??
― Malheureuse ! C’est Shiva, c’est un dieu puissant ! Et n’est-ce pas ce qui était prévu ?
Pas un problème en soi, pour moi il devait s’agir de nu. J’ai enfilé distraitement ce qui se présentait dans l’armoire. Mais même si c’était convenu il y a des façons plus normales de demander à quelqu’un de se déshabiller. Enfin, sans plus de façon, me voici dans ma tenue professionnelle favorite, dite communément d’Eve, sans chercher à savoir si Shiva ne m’aurait pas appréciée en sous-vêtements. Nouvelle tentative. Nouveau retrait du reptile. Nouveau « dialogue » en sanskrit.
― Il veut que tu t’allonges à terre, il se placera sur toi.
J’hésite, je regarde Bob qui ne sait pas quoi dire, et puis je m’exécute, me voici sur le dos, dans l’herbe rare. Luc pose solennellement sa bestiole juste à côté, et voici en effet que Shiva escalade mon flanc, chatouille désagréable, s’installe mollement entre poitrine et pubis. Nouvelle demande en sanskrit, et je suppose que le serpent consent à la prise de vue car Luc se met à mitrailler en me tournant autour. Je ne reçois pas d’autre directive, c’est déconcertant voire humiliant. Comment placer mes bras et jambes ? Quelle tête faire ? Je suis plutôt fière de mon registre d’expressions, rieuse, joyeuse, rêveuse, joueuse, curieuse, enjôleuse, sérieuse, boudeuse, à la demande pour peu que demande il y ait. Mais Shiva ne doit pas s’en soucier, lui garde toujours la même expression. Au bout d’un long moment, je n’y tiens plus, je demande à voir les images. Luc se penche et approche de mes yeux l’écran du réflex numérique. Shiva remplit à chaque fois l’image, c’est sur lui que tout se règle. Pour ma part je me trouve floue, moche, un sein à l’ombre et un autre au soleil et j’en passe. Ce n’est pas la première fois que je me sens élément du décor plus que sujet principal, mais d’habitude on me prévient honnêtement, et on me met quand même en valeur, on ne coupe pas mon visage sur le nez. Le nu n’est pas un art facile. J’ai déjà connu des séances décevantes d'un bout à l'autre. Mais là je me sens bafouée. Tout ce qui compte, c’est Shiva.
― On ne peut pas faire une pause ?
La demande est répercutée en sanskrit, puis :
― Shiva se trouve bien ! C’est un honneur qu’il te fait !
― Tu vas la libérer comme elle te demande, sinon ça va très mal se passer !!
― N’irrite pas Shiva !!
― Enlève cette saloperie de sur son ventre ou je m’en charge !
― Il t’a mordu, je l’ai vu…
― Alors c’est un venimeux… et tu ne le disais pas…
― Tu l’as bien enfermé ?
― Je l’ai mis à l’abri !
― Il ne peut pas sortir ?
― Seulement avec ses pouvoirs divins, mais ne l'irritez plus !
― On ne doit pas s’opposer à Shiva !
― C’est quoi comme serpent ?
― C’est Shiva…
― L’espèce, enfin ?
― Un bongare.
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