Bouquinsblog

La case de l'Oncle Tom (Harriet Beecher Stowe)

Le dix-neuvième siècle aimait le mélodrame, y compris pour dénoncer des horreurs sociales. Le sentimentalisme poussé de l'ouvrage a quand même été utilisé contre lui dès sa sortie. Car il y avait un lobby esclavagiste. Et ce roman, le plus vendu en son siècle, a fait énormément pour l'abolition, peu importe que le personnage-titre ait paru par la suite un peu trop résigné. Car c'est d'abord un ouvrage militant, et à ce titre efficace. Il est sorti en 1852, quand on mettait l'esclavage hors-la-loi en Europe et qu'on l'attaquait de plus en plus en Amérique.

Petite parenthèse, les abolitionnistes américains les plus engagés étaient de fervents lecteurs de la Bible. Y compris John Brown qui quelques années plus tard tentera d'entrainer des esclaves dans une révolte armée et finira pendu en dépit de protestations mondiales (dont celles de Victor Hugo). Y compris aussi des organisateurs du "chemin de fer", réseau clandestin organisant l'exfiltration des esclaves fugitifs vers le Canada (car même dans la partie des USA qui avait aboli l'esclavage ils pouvaient être renvoyés à leurs chaines). C'est aussi le cas de Stowe, pasteur méthodiste par ailleurs (son église ouvrait déjà cette fonction aux femmes) et aussi active dans ce "chemin de fer", ce qui lui a permis de recueillir les récits qui ont inspiré le roman. Elle expose, lourdement, une conviction bien tranchée : la pieuse lecture de la Bible rend les gens meilleurs, le rejet de cette même Bible vient du Diable et rend les gens diaboliques.

L'ouvrage n'est pour autant pas simpliste, les esclaves n'apparaissent pas toujours comme de pathétiques victimes. Les maitres peuvent avoir mauvaise conscience. On tente d'évaluer le système :

- Je n'admets point la comparaison, dit miss Ophélia ; car enfin le meilleur travailleur anglais n'est pas l'objet d'un trafic et d'un commerce, il n'est point arraché à sa famille et fouetté.
- Il est autant à la discrétion de celui qui l'emploie que s'il lui était réellement vendu. Le maître peut frapper l'esclave jusqu'à ce que mort s'ensuive... mais le capitaliste anglais peut affamer jusqu'à la mort. Et, quant à la sécurité de la famille, je ne sais pas en vérité où elle est le plus menacée... Celui-ci voit vendre ses enfants ; celui-là les voit mourir de faim chez lui ! (p249)

Certains esclaves étaient en effet bien mieux traités que certains travailleurs "libres", et c'était couramment invoqué pour défendre l'esclavage. Stowe en est pleinement consciente et insiste lourdement sur les séparations brutales. Un chapitre s'intitule : "Où l'on voit les sentiments de la marchandise humaine quand elle change de propriétaire". Ce qui arrive deux fois au héros-titre. Relativement bien traité dans les premiers épisodes, il est vendu et a pour cette fois de la chance, il rencontre une fillette, Evangéline dite Eva, qui est comme lui la bonté et la piété incarnées, et tous les deux sympathisent.

- Mon nom est Tom ; mais petits enfants avaient l'habitude de m'appeler l'oncle Tom, là-bas dans le Kentucky.
- Alors je vais vous appeler l'oncle Tom, dit Eva, parce que, voyez-vous, je vous aime bien. Ainsi, oncle Tom, où allez-vous ?
- Je ne sais pas, miss Eva.
- Comment ! Vous ne savez pas ?
- Non. On va me vendre à quelqu'un, mais je ne sais pas à qui.
- Papa pourrait bien vous acheter, dit Eva vivement, et, s'il vous achète, vous serez bien heureux. Je vais le lui demander aujourd'hui même.
- Merci ma petite demoiselle." (p166)

Pour que les choses soient encore plus claires, il la sauve peu après de la noyade. La négociation n'en est pas moins laborieuse, car le vendeur entend profiter des circonstances pour faire monter le prix.

"Papa, achetez-le, n'importe le prix, dit Evangéline en montant sur un colis et en passant ses petits bras autour du cou de son père. Je sais que vous avez assez d'argent..., je veux l'avoir.
- Et pourquoi faire, mignonne ? un joujou ? un cheval de bois ? quoi ? voyons !
- Je veux le rendre heureux !
- Eh bien ! voilà une raison, et bien trouvée !" (p169)

Voilà Tom propriété de la famille Saint-Clare, avec un maitre relativement bon quoique souvent moqueur, une maitresse qui trouve les nègres égoïstes, y compris une certaine Mammie, particulièrement dévouée pourtant :

Par exemple, reprit Marie, n'est-ce point de l'égoïsme, cela, d'avoir le sommeil si pesant ?... Elle sait que j'ai besoin de petites attentions, presque chaque heure, quand mes crises reviennent ; eh bien ! il est très-difficile de la réveiller. Ce sont mes efforts de la nuit dernière qui me rendent si faible ce matin.
- N'a-t-elle point veillé près de vous toutes ces dernières nuits, maman ?
- Qui vous a dit cela ? reprit aigrement Marie ; elle s'est donc plainte ? (p188)

Mélodrame oblige, Eva mourra bientôt de maladie, non sans avoir fait promettre aux siens de ne jamais revendre Tom. Or, cette promesse ne sera pas tenue, le malheureux va encore changer de maitre, et cette fois ce sera l'enfer.

Legree prit note des bonnes qualités de Tom ; il le rangea tout de suite parmi les esclaves de premier choix, et pourtant il ressentait une sorte d'aversion contre lui : l'antipathie naturelle des méchants contre les bons ; il s'irrita de voir que sa violence et sa brutalité ne tombaient jamais sur le faible et le malheureux sans que Tom le remarquât. L'opinion des autres nous pénètre sans paroles, subtile comme l'atmosphère, et l'opinion d'un esclave peut gêner son maître. (p384)

Car ce Legree est un mécréant que la piété de ses esclaves rend encore plus méchant.

"Vous savez, Tom, que je ne vous ai pas acheté pour faire un travail grossier : je vous l'ai dit. Je vais vous donner de l'avancement, vous conduirez les travaux ; ce soir vous commencerez à vous faire la main. Prenez cette femme et donnez-lui le fouet ; vous savez ce que c'est ; vous en avez assez vu !
- Pardon, maître. J'espère que mon maître ne va pas me mettre à cette besogne-là. Je n'ai jamais fait cela... jamais... jamais... Je ne le ferai pas... C'est impossible... tout à fait !
- Vous apprendrez bien des choses que vous ne savez pas, avant d'en avoir fini avec moi," dit Legree, en prenant un nerf de boeuf dont il frappa violemment Tom en plein visage. (p390)

Et malgré le déchainement des coups et des menaces :

- Oui, maître. La pauvre créature est faible et malade... il serait cruel de la fouetter... et c'est ce que je ne ferai jamais... Si vous voulez me tuer, tuez-moi ; mais, quant à ce qui est de lever la main sur personne ici... non !... on me tuera plutôt !"
Tom parlait toujours de sa bonne et douce voix ; mais il était facile de voir à quel point sa résolution était inébranlable. (p390)

Réaction prévisible :

"Enfin, disait-il, voilà un chien dévot qui tombe parmi nous autres pécheurs... Un saint... un gentleman ! qui va vouloir nous convertir... Ah ! ce doit être un homme fièrement puissant... Ici, misérable ! Ah ! vous voulez vous faire passer pour un homme pieux... (p390)

Et alors que Tom, déjà "brisé par la souffrance physique", maintient que son âme n'appartient pas à son maître, que ce dernier ne peut lui faire de mal...

- Ah ! Je ne puis ! dit Legree avec une infernale ironie... Nous allons voir... Sambo, Quimbo, ici !... Donnez à ce chien une telle volée de coups qu'il ne s'en relève d'ici un mois."
Les deux gigantesques noirs s'emparèrent de Tom. On voyait sur leur visage le triomphe de la férocité. C'était la personnification de la puissance des ténèbres. La pauvre mulâtresse jeta un cri de douleur ; tous les esclaves se levèrent d'un même élan ; Quimbo et Sambo emmenèrent Tom qui ne résistait pas. (p391)

Le héros s'en remettra pour cette fois, mais ce ne sera que partie remise. Deux femmes esclaves arrivent à se cacher, en vue de s'enfuir (elles y parviendront), avec l'aide de Tom. Ce dernier est donc torturé à mort pour tenter de lui faire révéler où elles sont. Ce sont encore Quimbo et Sambo, les hommes de mains, qui se chargent de la chose. L'auteur préfère ne pas détailler les moyens employés, laissant entendre qu'ils sont trop atroces pour être décrits...

Les scènes de cruauté révoltent notre coeur et blessent notre oreille. On a la force de faire ce qu'on n'a pas la force d'entendre. Cela vient des nerfs ! Ce qu'un de nos semblables, un de nos frères en Jésus-Christ peut souffrir, cela même ne peut pas se dire tout bas ; tout cela vous trouble l'âme ! Et cependant, Amérique, ô mon pays ! ces choses, on les fait tous les jours à l'ombre de tes lois ! O Christ ! ton Eglise les voit... et elle se tait ! (p451)

Bien entendu, il ne parlera pas, d'autant que le Christ et la petite Eva vont lui apparaitre.

Tom n'était pas tout à fait mort. Ses pieuses prières, ses étranges paroles firent une profonde impression sur les deux misérables dont on avait fait les instruments de son supplice. Quand Legree fut partie, ils le relevèrent et s'efforcèrent de le rappeler à la vie... Quelle faveur pour lui ! (p451)

Car voici que les deux terribles hommes de mains sont touchés par la grâce après le départ de leur maître.

"Tom ! nous avons été bien méchants pour vous ! dit Quimbo.
- Je vous pardonne de tout mon coeur, répondit Tom d'une voix mourante.
- O Tom ! dites-nous donc un peu ce que c'est que Jésus ? Jésus qui est resté près de vous toute la nuit, quel est-il ?
Ces mots ranimèrent l'esprit défaillant. Il dit, en quelques phrases brèves, mais énergiques, quel était ce Jésus ! il dit sa vie et sa mort, et sa présence partout, et sa puissance qui sauve ! (p452)

Et donc il les convertit, ils seront désormais bons.

Mélodrame oblige, Georges, un fils de la famille Saint-Clare, pris de remords, arrive juste un jour trop tard pour racheter Tom. Il ne peut que recueillir son dernier soupir.

- Ah ! monsieur Georges, vous êtes venu trop tard ! Le Seigneur m'a acheté, et il veut aussi m'emmener chez lui, et je veux y aller... le ciel vaut mieux que le Kentucky. (p455)

Et il meurt, et son ancien maître l'enterre décemment avec l'aide des autres esclaves de Legree.

Georges s'agenouilla sur la tombe de son humble ami.
"Dieu éternel, dit-il, Dieu éternel ! sois témoin qu'à partir de cette heure je m'engage à faire tout ce que je puis faire pour affranchir mon pays de cette malédiction de l'esclavage !" (p460)

Ce qui sera fait 11 ans après la sortie du livre, qui y sera pour quelque chose. En ce temps le mélodrame, faire pleurer, pouvait être une arme efficace.

Hachette 1982



29/03/2012
0 Poster un commentaire

A découvrir aussi


Inscrivez-vous au blog

Soyez prévenu par email des prochaines mises à jour

Rejoignez les 94 autres membres