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Enquête

 

Arcueil, au sud de Paris, peu après le jour de Pâques 1768. Un policier fait, pour plusieurs personnes, le point sur une enquête en cours, fort embarrassante :

― Rose Keller a trente-six ans. Elle est honorablement connue dans le quartier. Elle s’est retrouvée à la fois veuve et chômeuse. Elle s’est vue contrainte de mendier sa nourriture. Rien n’indique qu’elle se soit prostituée. Ce ne serait d’ailleurs pas monstrueux, surtout dans sa situation…

Un de ses interlocuteurs, un médecin, n’y tient plus :

― Monstrueux, vous avez dit monstrueux ! Il n’y a donc rien qui vous semble monstrueux dans cette affaire ??

― Bien sûr que si, mais…

― Elle n’a pas pu s’infliger elle-même toutes les plaies et brulures que j’ai eu à traiter sur son corps. Ce ne peut pas être non plus accidentel. Elle a bien été ligotée : ses poignets et ses chevilles gardent encore la trace de ses efforts pour se libérer. Elle a bien été violée.

Des frémissements dans l’assistance. On le savait en gros mais pas dans les détails. D’autres apportent des compléments :

― Et depuis un certain temps on parle de disparitions de jeunes femmes, et de cris de douleur entendus par les voisins, et même de cadavres enterrés dans le jardin.

― Justement, il lui a dit, plusieurs fois, qu’il allait faire de même avec elle !

― Quoi qu’il en soit, tout le quartier est au courant, et bientôt toute la France le sera. Des gens ont vu cette malheureuse se sauver par la fenêtre à l’aide d’un drap, au risque de se rompre le cou. Elle a aussitôt raconté à tout venant ce qu’elle avait enduré.

Un autre, qui connait mal l’histoire, demande :

― Comment s’était-elle retrouvée chez lui ?

― Alors qu’elle mendiait, il lui a proposé de faire le ménage moyennant rétribution.

― Et lui, que raconte-t-il ?

Le policier, mal à l’aise :

― Il prétend qu’elle se prostituait… les brulures, c’était pour la soigner…

― Mais enfin, qu’est-ce qu’on attend pour le soumettre à la question ? S’il y a un homme qui la mérite, c’est bien lui qui torture à tout va pour le plaisir !

― La question ? À un marquis ?

― Je sais bien que ce n’est pas d’hier, mais une marquise s’est retrouvée un jour, par décision de justice, immobilisée toute nue sur une table. On lui a planté un entonnoir dans la bouche, et on y a versé beaucoup, beaucoup d’eau. Enfin, c’est peut-être que les victimes de Marie-Madeleine de Brinvilliers étaient aussi gens de qualité, ce que n’est pas Rose Keller…

Un autre qui n’avait rien dit intervient :

― Je me permets de rappeler un exemple qui n’a que deux ans et qui peut servir. Un chevalier est aussi quelqu’un de qualité, n’est-ce pas ? Celui dont je parle a subi les brodequins, les jambes broyées jusqu’à l’os entre des planches. Il n’avait maltraité personne, seulement oublié de lever son chapeau devant une procession.

― Pour François-Jean de La Barre, vous faites erreur.

― Pardon ? Qui a-t-il maltraité ?

― Personne, en effet, mais votre résumé est inexact. Voltaire a un peu arrangé l’histoire, dans l’espoir de sauver le chevalier. Cette affaire de chapeau faisait partie des chefs d’inculpation mais n’a pas été retenue. Le vrai motif retenu par le tribunal était une chanson qui qualifiait Marie-Madeleine, pas la Brinvilliers mais la sainte dument inscrite au calendrier, de "putain". Pour sa défense, il a plaidé l’ivresse, et que c’était une soirée strictement privée. Il avait été dénoncé pour une basse vengeance personnelle. Cela n’a pas convaincu, alors il a rappelé que c’est la tradition catholique qui en a fait une femme « de mauvaise vie » avant de rencontrer le Christ.

― Trouvez-vous que ce soit passible de mort ?

― Non, ou alors il faudrait bruler tous les ivrognes qui disent des choses inconvenantes sur la religion. D’ailleurs le mouvement de protestation, y compris dans la hiérarchie catholique, a été conséquent. L’évêque d’Amiens, puisque tout s’était déroulé dans son diocèse, avait déjà plaidé l’indulgence. Il est devenu plus difficile de condamner pour offense à la religion, et cela me convient.

― Mais, à moi aussi ! Néanmoins, pour revenir à notre affaire, il y aurait là comme une jurisprudence. Je sais que Rose Keller a témoigné, et est prête à jurer, que notre cher marquis a bien plus grossièrement et gravement blasphémé ! Et donc voilà un biais pour lui faire subir ce qu’il a fait subir à ses victimes.

Le policier, décidément mal à l’aise, objecte :

― Il a une famille très puissante qui le défend. Il semble qu’on doive en référer à la justice du roi. Il se murmure qu’une de ses parentes est passée par son lit… du roi, veux-je dire.

― Quand même, faire souffrir pour en tirer de la jouissance, cela n’a même pas de nom !

― Peut-être que cela en aura un désormais.

Il s’irrite :

― Écoutez, s’il ne tenait qu’à moi je ne reculerais devant aucun supplice qui puisse être infligé à Monsieur de Sade.

 

Discussion fictive, mais qui reprend l’essentiel des faits. Le Marquis Donatien Alphonse François de Sade (1740-1814) ne fut pas torturé et ne resta que six mois en prison à la suite de cette affaire. D’autres similaires suivirent. Il finit ses jours sous les verrous, dans des conditions plutôt confortables qui lui permirent d’écrire une œuvre. Voir par exemple le résumé par Michel Onfray, La passion de la méchanceté, Autrement, 2014.

Pour le chevalier de la Barre, ma source est le très long article de Pierre Larousse (libre-penseur) dans le Grand Dictionnaire Universel du dix-neuvième siècle.



05/12/2024
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