La guerre de Troie n'aura pas lieu (Jean Giraudoux)
La guerre de Troie n'aura pas lieu, Cassandre !
C'est Andromaque qui l'annonce dès le lever de rideau à sa belle-soeur. Le cadre et les personnages sont repris assez fidèlement pour être reconnaissables d'Homère, Eschyle, Sophocle, Euripide. En respectant à peu près une particularité qu'on n'a pas assez soulignée : Priam, Hécube, Hector, Andromaque, Cassandre, Pâris, etc., en principe les méchants, sont une famille solidement et tendrement unie, tandis que les Atrides, les gentils en principe, restent proverbialement les Atrides. Ils sont fous, ou ils sont forts, ces Grecs.
La pièce est sortie en 1935, ce n'est pas neutre. On y pensait fortement, à la guerre, et Giraudoux, ancien poilu, encore plus fortement. Au nom des principes et des alliances on s'était lancé dans une tuerie dont il avait été très difficile de sortir. On sait, mais on ne savait pas encore, que trois ans plus tard, à Munich, on allait, traumatisé par ce souvenir, jeter les principes et les alliances au panier pour tenter de sauver la paix, pour découvrir plus tard, trop tard, que si on avait été ferme on aurait bien plus sûrement évité la guerre, l'Allemagne n'étant pas encore prête et bluffant. Fin de parenthèse, revenons à la pièce, qui joue aussi les Cassandre.
Donc, Pâris a malencontreusement enlevé la belle Hélène, épouse de Ménélas. Son frère Hector, bien que revenu d'une guerre victorieuse, ne veut surtout pas d'une autre, et donc il l'interroge pour évaluer les risques :
Hector : Comment l'as-tu enlevée ? Consentement ou contrainte ?
Pâris : Voyons, Hector ! Tu connais les femmes aussi bien que moi. Elles ne consentent qu'à la contrainte, mais alors avec enthousiasme.
Hector : A cheval ? Et laissant sous ses fenêtres cet amas de crottin qui est la trace des séducteurs ?
Pâris : C'est une enquête ?
Hector : C'est une enquête. Tâche pour une fois de répondre avec précision. Tu n'as pas insulté la maison conjugale, ni la terre grecque ?
Pâris : L'eau grecque, un peu. Elle se baignait...
Hector réclame la restitution d'Hélène. Pâris résiste puis accepte de s'en remettre à la décision de leur père et souverain, Priam. Alors :
Cassandre : Méfie-toi, Hector ! Priam est fou d'Hélène. Il livrerait plutôt ses filles.
Hector : Que racontes-tu là ?
Pâris : Pour une fois qu'elle dit le présent au lieu de l'avenir, c'est la vérité.
Car Giraudoux s'amuse aussi. Arrive donc Priam qui semble d'abord confirmer l'impression de Cassandre, et demande à Hector d'observer Hélène qui se promène à l'extérieur.
Priam : Tu la vois ?
Hector : Oui... Et après ?
Demokos : Priam te demande ce que tu vois !
Hector : Je vois une femme jeune qui rajuste sa sandale.
Cassandre : Elle met un certain temps à rajuster sa sandale.
Pâris : Je l'ai emportée nue et sans garde-robe. Ce sont des sandales à toi. Elles sont un peu grandes.
De même que Pâris n'accepte que si Priam accepte, Priam n'accepte que si Hélène accepte le principe de la restitution. C'est encore le valeureux Hector qui se charge de la convaincre.
Hector : Il y a eu beaucoup de ces autres, avant Pâris ?
Hélène : Quelques uns.
Hector : Et il y en aura d'autres après lui, n'est-ce pas, pourvu qu'ils se découpent sur l'horizon, sur le mur ou sur le drap ? C'est bien ce que je supposais. Vous n'aimez pas Pâris, Hélène. Vous aimez les hommes !
Hélène : Je ne les déteste pas. C'est agréable de les frotter contre soi comme de grands savons. On en est toute pure.
Et pour la troisième fois, Hector plaide la paix et fait accepter encore plus difficilement à la ravissante idiote (car l'auteur ne craint pas les clichés) le principe du retour. Mais alors voici que les dieux s'opposent à ce retour, par la bouche des prêtres.
Hector : C'est curieux comme les dieux s'abstiennent de parler eux-mêmes dans les cas difficiles.
Le messager : Ils ont parlé eux-mêmes. La foudre est tombée sur le temple, et les entrailles des victimes sont contre le renvoi d'Hélène.
Hector : Je donnerais beaucoup pour consulter aussi les entrailles des prêtres... Je te suis.
Hector, en dépit du soutien appuyé de sa mère et de son épouse, n'est pas au bout de ses peines. La flotte grecque est déjà en vue. Le juriste expert Busiris lui explique qu'elle a violé le droit sur de nombreux points, et qu'il est très difficile de considérer son approche comme amicale et respectueuse.
Hector : Tu vas donc, et sur-le-champ, me trouver une thèse qui permette à notre Sénat de dire qu'il n'y a pas eu manquement de la part de nos visiteurs, et à nous, hermines immaculées, de les recevoir en hôtes. (...)
Busiris : C'est contre les faits, Hector.
Hector : Mon cher Busiris, nous savons tous ici que le droit est la plus puissante des écoles de l'imaginations. Jamais poète n'a interprété la nature aussi librement qu'un juriste la réalité.
Busiris : Le Sénat m'a demandé une consultation, je la donne.
Hector : Je te demande, moi, une interprétation. C'est plus juridique encore.
Enfin, voici Ulysse, chargé de récupérer la belle en échange de la paix. Mais pas si simple.
Ulysse : Pardon ! Je ne garantis rien. Pour que nous renoncions à toutes représailles, il faudrait qu'il n'y eût pas prétexte à représailles. Il faudrait que Ménélas retrouvât Hélène dans l'état même où elle lui fut ravie.
Hector : A quoi reconnaîtra-t-il un changement ?
Ulysse : Un mari est subtil quand un scandale mondial l'a averti. Il faudrait que Pâris eût respecté Hélène. Et ce n'est pas le cas...
La foule : Ah non ! Ce n'est pas le cas !
Car il y a aussi une foule troyenne va-t-en-guerre. On va malgré tout essayer de montrer que Pâris a respecté Hélène, et les deux amoureux acceptent de jouer le jeu.
Ulysse : (...) Ainsi, Pâris, vous avez enlevé cette reine, vous l'avez enlevée nue ; vous-même, je pense, n'étiez pas dans l'eau avec cuissard et armure, et aucun goût d'elle, aucun désir d'elle ne vous a saisi ?
Pâris : Une reine nue est couverte par sa dignité.
Hélène : Elle n'a qu'à ne pas s'en dévêtir.
Ulysse : Combien a duré le voyage ? J'ai mis trois jours avec mes vaisseaux, et ils sont plus rapides que les vôtres.
Des voix : quelles sont ces intolérables insultes à la marine troyenne !
On ne va pas tout raconter ici sinon que, pour finir, Hector aura beau finasser, menacer, supplier, trucider un Troyen trop belliqueux, la guerre de Troie aura bien lieu.
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