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Farah Pahlavi (Mémoires)

Bien sûr, c'est "people", bons sentiments attendrissants et fréquentation de têtes couronnées garantis, s'il n'y avait que cela je n'en traiterais pas. Je ne raconterai pas comment, étudiante en architecture à Paris, elle a été présentée à son souverain parmi d'autres membres de la communauté iranienne en France, et comment ce dernier l'a "suivie du regard" quand elle s'est retirée, etc. Il n'est pas déshonorant de s'y intéresser, c'est joliment raconté (directement en français, avec une aide quand même) mais ce n'est pas le propos ici. Car il y a aussi de la politique, et de l'histoire sérieuse.

Et aussi, pour nous mettre dans l'ambiance :

(...) Agée de sept ou huit ans et alors que je me trouvais sur un lieu de culte au bord de la Mer Caspienne, je devais être la victime d'une de ces scènes apparemment anodines mais qui marquent profondément un esprit d'enfant : comme mes cheveux n'étaient pas couverts, un mollah m'avait vivement apostrophée : "Cache tes cheveux, sinon tu vas aller en enfer !" Jamais je n'ai pu oublier l'effroi qu'a fait naître en moi l'intolérance de cet homme, effroi que l'Ayatollah Khomeiny devait raviver trente-quatre ans plus tard. (p35)

Et aussi l'ambiance française pendant ses études. Bien que plutôt anticommuniste, elle se laisse influencer un temps par une amie communiste (et qui allait être incarcérée pour cette raison en Iran, et refuser l'intervention de l'Impératrice) :

Comme je refusais de participer avec elle à une manifestation contre la guerre d'Algérie, elle se moqua, déclarant que je manquait de courage. Est-ce pour lui prouver le contraire que j'y allai finalement ? (...) J'ai totalement oublié ce qui se dit ce jour-là, mais je me rappelle en revanche mon ébahissement en constatant que la plupart des garçons cachaient des matraques ou des barres de fer sous leurs vestes de cuir. Je songeais en moi-même : "Si jamais ça tourne mal et que la police nous jette en prison, qu'est-ce que je raconterai à Maman et à notre ambassade ?".

Présentation de son beau-père, qu'elle n'a pas connu, le fondateur de la dynastie dont elle porte le nom par alliance :

Reza Khân souhaitait personnellement l'instauration d'une république, mais c'est le clergé qui poussa à ce qu'il devînt roi parce que la monarchie et la religion étaient alors les deux piliers de la société iranienne.

Devenu Reza Shâh, il choisit ce nom symbolique de Pahlavi qui désignait la langue et l'écriture sous la dynastie des Parthes (250 av JC 226 apr. JC).

On doit à cet homme exceptionnel, qui durant tout son règne continua de vivre en militaire - il couchait sur un matelas à même le sol, se levait à cinq heures du matin, et n'aimait pas les flatteurs - d'avoir refait l'unité de l'Iran. (...)

Reza Shâh fut en outre l'inventeur de notre justice, celui qui voulut que l'Iran ait un code civil et une législation pénale à l'instar des grandes démocraties.

Cela naturellement aboutit à retirer au clergé non seulement l'un des outils de son autorité sur le peuple, mais aussi une source importante de ses revenus (à travers les actes notariés). (...) Les mollahs, bien sûr, exprimèrent leur mécontentement - ils devaient par la suite s'opposer constamment à toutes les idées de réforme. (p129)

Où se profile l'idée principale défendue par l'ouvrage, qui est aussi un plaidoyer : la "Révolution islamique" était avant tout une réaction, au pire sens du mot. Elle utilise les notes de son mari pour les époques qu'elle n'a pas vraiment connues :

"Le plan communiste consistait à utiliser Mossadegh pour me renverser, d'abord. Selon des papiers découverts au parti Toudeh, Mossadegh devait être éliminé deux semaines après mon départ. J'ai vu imprimer des timbres-poste de la République populaire iranienne qui devait être proclamée (...)."

J'ai la conviction que si Mossadegh avait été moins intransigeant, plus diplomate avec les Anglais, comme le souhaitait le souverain, nous n'aurions pas connu ce déchirement durant toutes ces années. (p60)

Le métier de reine ménage des surprises. Un jour elle retransmet les doléances d'un de ses visiteurs, pensant qu'elles méritent au moins d'être étudiées, et elle se rend compte que cela a été considéré comme une dénonciation :

Une autre fois, j'appris l'arrestation d'un chef d'entreprise que j'avais reçu au palais, parmi d'autres patrons, quelques jours plus tôt. Il m'avait fait part très librement de son opinion sur ce qui n'allait pas et, en particulier sur la façon dont agissait le gouvernement qui, à cette période, tentait de contrôler la hausse des prix (...). J'avais bien compris, je l'avais remercié, et voilà que la police l'arrêtait (...). J'étais furieuse, mortifiée, et je le dis au roi : "Ce n'est pas possible, un Iranien vient dans votre maison, prend le thé avec moi et m'ouvre son coeur, et le jour suivant les gens de la Savak viennent l'arrêter ! C'est très mal. Je reçois ces gens pour ensuite vous en parler et alléger votre tâche..." (...) Le roi, naturellement, le fit immédiatement libérer, mais, là encore, le mal était fait. (p233-234)

Si elle n'ignore pas, et tente de minimiser, la brutalité de la Savak, elle préfère de beaucoup insister, avec une fierté d'ailleurs légitime, sur les avancées du régime pour les infrastructures, l'industrialisation, l'économie, la justice sociale.

On a assez dit que les fêtes organisées pour le 2500ème anniversaire de l'Empire Perse, en 1971, ont scandalisé par leur faste. Elle dit simplement s'être donnée à fond, avec zèle, fierté et enthousiasme, par exemple en mettant littéralement la main à la pâte pour rafistoler une pièce montée brisée lors d'un transport, pendant que le pâtissier piquait une crise de nerfs.

Cette commémoration a aussi indisposé par l'accent mis sur le fondateur de l'Empire Achéménide, Cyrus le Grand, dont on célébrait donc le 2500ème anniversaire. Et sa proclamation, après la prise de Babylone, a fait aussi grincer des dents :

(...) Lorsque j'entrai dans Babylone avec l'esprit le mieux disposé, j'installai mon pouvoir dans le palais royal au miliue de la plus complète satisfaction et d'un regain de joie. Marduk, dieu suprême, fut à l'origine de l'attachement des Babyloniens à ma personne. Chaque jour je n'oubliais pas de lui rendre grâce. Mon armée s'installa sans difficulté au milieu même de Babylone. Je ne laissai aucun de mes soldats semer la terreur sur la terre d'Akkad et de Sumer (...). (en annexe p426).

Alors viennent les troubles, avec l'alliance contre-nature de communistes et de religieux réactionnaires. Pas tous les religieux toutefois :

Le grand ayatollâh Kâzem Shariat-Madâri partageait le désarroi de mon mari. Il n'approuvait pas le fanatisme de Khomeini et il adressait des messages au roi lui demandant de faire arrêter les religieux les plus extrémistes dont il donnait les noms. Il estimait que le mouvement populaire s'épuiserait une fois ces personnes réduites au silence. J'avais vu cette liste et je me souviens que le nom de Sadegh Khalkhâli y figurait. Le roi ne consentit pas à ces arrestations, songeant plutôt à une solution politique qui permettrait de renouer le dialogue. (p270)

Deux soldats tirent sur la Garde impériale, faisant 13 morts et 36 blessés), avant d'être abattus. Sur l'un d'eux, une lettre à son épouse.

"J'ai fait cela sur l'ordre de l'âyatollâh Khomeyni, écrivait-il, et j'irai au paradis. Mais ne t'inquiète pas, je ne vais pas regarder les Houris (les anges féminins, les vierges), je t'attendrai là-haut." (p285)

Pour moi qui tente par ailleurs de placer un essai montrant comment les systèmes totalitaires usent de l'arme du martyre plus systématiquement, plus efficacement et plus cyniquement que tout autre (et si la République Islamique n'est pas totalitaire je me demande ce qui le sera), son ouvrage est une mine d'exemples.

Ils [les manifestants] saccagèrent tout ce qui symbolisait à leurs yeux la modernité : les cinémas, les restaurants, les écoles de jeunes filles. La police dut intervenir et le rétablissement du calme se solda par la mort de huit personnes : six dans le camp des protestataires, deux dans celui des forces de l'ordre.

"A partir de ce moment-là, écrira le roi dans ses Mémoires, la "tactique des deuils permit à ceux qui manipulaient les foules de les mobiliser tous les quarante jours pour de nouvelles manifestations qui, en raison de leur violence, auraient toutes les chances de dégénérer en nouvelles émeutes, faisant de nouvelles victimes. (...) Je ne pense pas qu'on ait ailleurs exploité d'une manière aussi éhontée, et à des fins politiques, la mort d'autrui. (p271)

L'armée était parfaitement entraînée pour la défense du pays, mais elle n'avait pas été formée pour des opérations de police urbaine. Il me revient, à cet égard, que l'administration américaine nous avait compliqué la tâche en refusant de nous livrer des balles en caoutchouc et du gaz lacrymogène. (p272)

Car l'administration Carter, comme l'ensemble de ce qu'il est convenu d'appeler l'Occident, lâchaient le régime qu'ils encensaient quelques mois plus tôt.

Ceux-là mêmes qui avaient encensé le roi au début des années 1970 stigmatisaient maintenant son oeuvre. Et ces journalistes si sourcilleux quant au respect des libertés semblaient voir en l'âyatollâh Khomeini l'incarnation du triomphe de l'esprit sur le matériel, tandis qu'un philosophe iranien parlait d'un nouveau Gandhi ! Pour nous qui connaissions les sentiments profonds et les ambitions de cet homme, cela dépassait l'entendement. (p275)

Des témoins me rapportèrent qu'ils avaient vu, à l'université, un groupe d'étudiants "fabriquer" un martyr : l'un d'entre eux s'allongea sur une civière, on le recouvrit d'un drap blanc sur lequel on versa un bocal de sang. Puis ils hissèrent la civière sur leurs épaules et ils partirent à travers les rues en hurlant : "Ils ont tué ! Ils ont tué !". (p273)

Après viennent pour l'ex-famille impériale la déchéance, l'exil, de multiples tribulations, l'organisation de la résistance. On ne va pas tout raconter ici.

XO Editions, 2003



11/02/2011
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