Supplément au voyage de Bougainville (Denis Diderot)
Louis Antoine Bougainville a effectué un tour du monde de 1766 à 1769, et puis il l'a raconté dans un livre qui a fait sensation. Ce n'est pas de ce livre qu'il est question ici. Il avait découvert de nombreuses terres, mais ce qui a enflammé les imaginations s'est passé dans une île déjà connue, Tahiti. Voici le passage le plus significatif :
Chaque jour nos gens se promenaient dans le pays sans armes, seuls ou par petites bandes. On les invitait à entrer dans les maisons, on leur y donnait à manger ; mais ce n'était pas à une collation légère que se borne ici la civilité des maîtres de maison ; ils leur offraient des jeunes filles ; la case se remplissait à l'instant d'une foule curieuse d'hommes et de femmes qui faisaient un cercle autour de l'hôte et de la victime du devoir hospitalier (...) Vénus est ici la déesse de l'hospitalité, son culte n'admet point de mystères, et chaque jouissance est une fête pour la nation. Ils étaient surpris de l'embarras qu'on témoignait ; nos moeurs ont proscrit cette publicité. Toutefois je ne garantis pas qu'aucun n'ait vaincu sa répugnance et ne se soit conformé aux usages du pays.
De quoi relancer le thème déjà en vogue du "bon sauvage". On en oubliait que Bougainville décrit aussi une société durement hiérarchisée, pratiquement de castes, et pratiquant parfois des sacrifices humains.
Ce nonobstant, Diderot leur prête allègrement ses idées et même son style, faisant bon marché de la barrière linguistique. Par exemple, un discours anti-colonialiste (injuste s'agissant de Bougainville mais globalement juste) d'un vieillard :
Pleurez, malheureux Tahitiens ! pleurez ; mais que ce soit de l'arrivée et non du départ de ces hommes ambitieux et méchants : un jour, vous les connaîtrez mieux. Un jour, ils reviendront, le morceau de bois que vous voyez attaché à la ceinture de celui-ci dans une main, et le fer qui pend à la ceinture de celui-là dans l'autre, vous enchaîner, vous égorger, ou vous assujetir à leurs extravagances et à leurs vices.
Mais c'est l'hospitalité tahitienne qui l'inspire le plus, lui aussi, y compris dans le discours du vieillard qui défend sa façon de vivre :
Cet homme noir, qui est près de toi, qui m'écoute a parlé à nos garçons ; je ne sais ce qu'il a dit à nos filles ; mais nos garçons hésitent ; mais nos filles rougissent. Enfonce-toi, si tu veux, dans la forêt obscure avec la compagnie perverse de tes plaisirs ; mais accorde aux bons et simples Tahitiens de se reproduire sans honte, à la face du ciel et au grand jour. Quel sentiment plus honnête et plus grand pourrais-tu mettre à la place de celui que nous leur avons inspiré, et qui les anime ?
Pourtant l'homme noir, un malheureux jésuite, s'est aussi trouvé confronté à l'hospitalité tahitienne, dur cas de conscience pour lui.
Lorsqu'il [le jésuite] fut sur le point de se coucher, Orou, qui s'était absenté avec sa famille, reparut, lui présenta sa femme et ses trois filles nues, et lui dit :
Le malheureux commence par refuser au nom de sa religion et de son état. Mais son hôte insiste :
Vois le souci que tu as répandu sur tous ces visages : elles craignent que tu n'aies remarqué en elles quelques défauts qui leur attirent ton dédain. Mais quand cela serait, le plaisir d'honorer une de mes filles, entre ses compagnes et ses soeurs, et de faire une bonne action, ne te suffit-il pas ? Sois généreux !
Il résiste encore un peu, mais...
Thia, la plus jeune, embrassait ses genoux et lui disait : "Etranger, n'afflige pas mon père, n'afflige pas ma mère, ne m'afflige pas ! Honore-moi dans la cabane et parmi les miens ; élève-moi au rang de mes soeurs qui se moquent de moi. Asto l'aînée a déjà trois enfants ; Palli la seconde en a deux, et Thia n'en a point !..."
La vertu théologale de charité peut prendre des aspects imprévus (surtout sous la plume d'un écrivain athée...), et le prêtre finit par s'y résigner, non sans remords bruyants...
Asto et Palli, qui s'étaient éloignées, rentrèrent avec les mets du pays, des boissons et des fruits : elles embrassaient leur soeur et faisaient des voeux sur elle. Ils déjeunèrent tous ensemble ; ensuite Orou, demeuré seul avec l'aumônier, lui dit :
"Je vois que ma fille est contente de toi ; et je te remercie. Mais pourrais-tu m'apprendre ce que c'est que le mot religion, que tu as prononcé tant de fois, et avec tant de douleur ?".
L'aumônier en profite pour revenir à sa mission de missionnaire. Il prêche Dieu. Mais il n'est pas au bout de ses peines. Orou a décidément dû prendre des leçons, y compris d'éloquence, chez Diderot :
"Ces préceptes singuliers, je les trouve opposés à la nature, contraire à la raison ; faits pour multiplier les crimes, et fâcher à tout moment le vieil ouvrier [Dieu], qui a tout fait sans tête, sans mains et sans outils ; qui est partout, et qu'on ne voit nulle part ; qui dure aujourd'hui et demain, et qui n'a pas un jour de plus ; qui commande et qui n'est pas obéi ; qui peut empêcher et qui n'empêche pas. Contraires à la nature, parce qu'ils supposent qu'un être sentant, pensant et libre, peut être la propriété d'un être semblable à lui [allusion au mariage chrétien prêché par le prêtre].
Il est vrai que ce prêtre a aussi, et pour cause, subi l'influence de Diderot. Un auteur de fiction, fût-elle vaguement inspirée par une réalité, a beaucoup de points communs avec Dieu. Discussion sur les moines :
Orou : Et ce voeu de stérilité [sic], le moine y est-il bien fidèle ?
L'aumônier : Non.
Orou : J'en étais sûr. Avez-vous aussi des moines femelles [sic] ?
L'aumônier : Oui.
Orou : Aussi sages que les moines mâles ?
L'aumônier : Plus renfermées, elles sèchent de douleur, périssent d'ennui.
Orou : Et l'injure faite à la nature est vengée. Oh ! le vilain pays ! Si tout y est ordonné comme ce que tu m'en dis, vous êtes plus barbares que nous.
L'aumônier couchera encore avec les deux autres filles, puis l'épouse, d'Orou, à la satisfaction générale mais non sans s'écrier encore parfois, dans la nuit :
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