Nekrassov (Jean-Paul Sartre)
Depuis que Vladimir Ilitch Lénine s'est félicité de la bêtise du syndicaliste britannique Arthur Henderson, sympathisant du régime soviétique sans en comprendre vraiment les ressorts, on qualifie d'"idiot utile" quelqu'un qui, indépendamment de ses capacités intellectuelles (Henderson était loin d'être sot), se met au service d'un projet totalitaire par bonne volonté ou mauvaise conscience, sans en comprendre vraiment les ressorts. Jean-Paul Sartre en a longtemps été un exemple emblématique, avant de s'en repentir. La pièce traitée ici montre le sommet de cet engagement.
Dans le premier tableau, le personnage principal, Georges de Valera, un escroc, est traqué par la police, envisage de se noyer. Un couple de clochards sympathiques lui redonne le moral. Il se sauve finalement, mais les clochards, apparemment parce qu'ils se sont rendus suspects, surtout parce qu'un pauvre est forcément une victime pathétique dans cette pièce, se noient, eux, pour de bon :
Le clochard : Irma ?
La clocharde : Robert ?
Le clochard : Tu as compris ?
La clocharde : J'ai compris. Donne-moi la main.
Le clochard : Adieu, Irma.
La clocharde : Robert, adieu.
(tableau 1, scène 3)
Tableau suivant, on se retrouve dans le bureau du patron de Soir à Paris (allusion transparente à France Soir et Pierre Lazareff, connu pour son anticommunisme... son origine russe indiquée par son nom, ainsi que ses positions pas toujours "réactionnaires" sur d'autres sujets, auraient dû faire réfléchir Sartre, supposé philosophe donc maitre dans l'art de réfléchir). Le patron donc, Jules Palotin, montre son arrogance, son absence de scrupules et sa cruauté, en posant un ultimatum à un journaliste :
Jules : Demain je lance une campagne contre le Parti Communiste ; je veux qu'il soit à genoux d'ici quinze jours. Il me faut un démolisseur de première classe, un cogneur, un bûcheron. Sera-ce toi ?
Sibilot : Oui, patron.
Jules : Je te croirai si tu me donnes une idée sur l'heure !
Sibilot : Une idée... pour la campagne...
Jules : Tu as trente secondes.
Sibilot : Trente secondes pour une idée ?
Jules : Tu n'en as plus que quinze.
Sibilot reste sec, se voit signifier son renvoi, obtient malgré tout un sursis, jusqu'au lendemain, en menaçant de se suicider au gaz. A la fin de l'entretien :
Sibilot : Vous aurez votre idée, patron. Mais j'aime mieux vous dire que je ne crois plus à l'Homme.
Jules : Pour la besogne que tu vas faire, il est recommandé de ne pas y croire.
(tableau 2, scène 7)
L'idée, ce sera Georges qui deviendra Nekrassov, un ministre soviétique qui aura "choisi la liberté" et débitera des horreurs sur l'URSS. Et il acceptera.
Une parenthèse s'impose. En 1946 aux USA, l'années suivante en France, Viktor Kravchenko a publié un ouvrage dénonçant les horreurs de la dékoulakisation et des purges. Officier et fonctionnaire soviétique en poste à Washington, il avait demandé et obtenu l'asile politique. Le journal français pro-communiste Les lettres françaises l'ayant accusé de tout inventer, il lui intenta un procès et le gagna en 1949. Six ans après, donc, Sartre entend rouvrir le dossier à sa façon.
Dans la suite, Georges rencontre Véronique, une sympathisante communiste devenue bizarrement journaliste au Figaro. Son rôle est de faire la morale à Georges, et au public, en démontrant pathétiquement l'ignominie monstrueuse qu'il peut y avoir à calomnier ainsi l'URSS.
Véronique : (...) De toute façon personne au George-V n'a jamais vu d'ouvriers. Mais sais-tu ce que cela veut dire à Billancourt ?
Georges : Je...
Véronique : "Touchez pas au capitalisme ou vous tomberez dans la barbarie. Le monde bourgeois a ses défauts, mais c'est le meilleur des monde possibles. Misère pour misère, tâchez de faire bon ménage avec la votre ; soyez convaincus que vous n'en verrez jamais la fin et remerciez le ciel de ne pas vous avoir fait naitre en URSS."
Georges se défend, pour lui ce sont encore ses patrons qu'il escroque puisque personne ne croira de telles aberrations antisoviétiques.
Véronique : Heureusement : sinon ils n'auraient plus qu'à se saouler à mort ou à ouvrir le gaz. Mais, quand il ne s'en trouverait qu'un sur mille pour avaler tes boniments, tu serais déjà un assassin. On t'a bien eu, mon pauvre Georges (...) tu croyais voler l'argent des riches, mais tu le gagnes.
Elle révèle au passage que l'on ajoute des choses encore plus abjectes dans les articles de Georges. A l'insu de ce dernier qui consent enfin à s'indigner, à promettre de réagir, début de sa rédemption. Enfin, elle le quitte, plus pathétiquement et rhétoriquement moralisatrice que jamais :
Véronique : Bonsoir. (la main sur le loquet de la porte.) Je te souhaite de ne pas devenir trop méchant.
(tableau 5, scène 7)
Bien sûr, ce pauvre Sartre avait encore moins rencontré de kolkhoziens (voir Le Pavillon des cancéreux dans cette même rubrique), ou de mineurs du Donbass, ou de zeks, déportés au Goulag, que les méchants gros bourgeois du George-V n'avaient rencontré d'ouvriers de Billancourt... et Lazareff était mieux informé.
En attendant, Georges va effectivement se reprendre, dénoncer la supercherie dans un autre journal. Panique à la rédaction de Soir à Paris, qui désigne Jules Palotin comme responsable et le renvoie. Son successeur, Mouton, décide d'une réplique.
Mouton : Au travail, mon ami. Il faut remanier la Une. Mettez-moi d'abord en surtitre : "Georges de Valera se vend aux communistes". Que le gros titre occupe la moitié de la page : "Nekrassov enlevé par les Soviets au cours d'une réception chez Mme Bounoumi". Et vous terminerez par ce sous-titre : "Après avoir passé douze heures dans les caves de l'ambassade, le malheureux aurait été expédié à Moscou dans une malle". Compris ? (...)
Charivet : Ils vont nous croire ?
Mouton : Non, mais ils ne croiront pas non plus Libérateur : c'est l'essentiel. (...)
(tableau 8 scène 6)
Un an après la création de la pièce, le rapport Khrouchtchev allait sérieusement ébranler Sartre, et ce n'était qu'un début.
Gallimard, 1956
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