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Martyre et totalitarisme Allende

 

Extrait de Martyre et totalitarisme :

Toutes [les villes du Chili] se sont ralliées dans les vingt-quatre heures, et non seulement les syndicats n’ont pas réagi mais encore ils ont rejoint la révolution avec enthousiasme. J’ai compris cette attitude des syndicats quand Antonio m’a raconté comment son fils avait été arrêté et torturé par la police spéciale après une manifestation des ouvriers des nitrates – son corps jeté dans un de ces charniers découverts récemment, attribués par les bonnes âmes à Pinochet (…).

 La plus grande mine à ciel ouvert du monde, El Teniente de Chuquicamata, produisant 25% du cuivre mondial, où travaillent cinquante mille ouvriers appartenant au plus dur des syndicats, fut occupée par un jeune capitaine accompagné d’une dizaine de soldats sous les vivats des ouvriers…

 

Vous avez bien lu, c’est du Chili qu’il est question, et pour soutenir en substance (tout le texte va dans le même sens) que Salvador Allende martyrisait les ouvriers, que ces mêmes ouvriers ont accueilli Augusto Pinochet comme un libérateur. Pour faire bonne mesure, on aurait attribué au second des charniers laissés par le premier. Qui ose ces énormités ? Pierre Clostermann (1921-2006), l’as français de la deuxième guerre mondiale et auteur du très célèbre Grand Cirque, dans un autre livre où il règle sans ménagement quelques comptes personnels ou non[1].

Ouvrage partisan ? Clostermann était un gaulliste on ne peut plus inconditionnel (il règle aussi en passant des comptes, en partie personnels, avec les ultras de l’Algérie française et du Maroc français), un peu tiers-mondiste, certes sans sympathie de gauche, mais pas particulièrement réactionnaire non plus. Quelles compétences avait-il pour lancer un tel jugement ? D’abord, il était député français depuis plus de vingt ans et avait donc une expérience politique. Et puis il a longtemps vécu en Amérique latine, et il se trouvait au Chili au moment du golpe de Pinochet. Il a vu de ses yeux l’ambiance, et les conditions de détention, pas si inhumaines selon lui qu’on a pu le dire, dans le stade de Santiago.

Il signale aussi que :

 

Le Chili était un pays social dont dès 1915 la législation de travail était aussi avancée que celle de la France, avec la sécurité sociale pour les foyers modestes, une Banque des Travailleurs et bien d’autres innovations.

 

Mais laissons Clostermann. Il a lancé une accusation, peut-on la vérifier par ailleurs ?

La question posée est simple, et toujours la même. De quelle cause Salvador Allende a-t-il été un martyr ? Car il a bien été un martyr, brandissant la mitraillette offerte par Fidel Castro plutôt que d’accepter l’exil que lui proposaient les auteurs du golpe. Partant de là, il y a essentiellement deux thèses, celle de Clostermann, Allende martyr du marxisme-léninisme contre la démocratie, et la plus répandue au moins en Europe, Allende martyr de la démocratie contre le fascisme ou quelque chose d’apparenté.

Un premier élément de réponse : il a été élu démocratiquement, puis renversé par des gens qui n’ont pas été élus démocratiquement, ne l’oublions pas. Mais est-ce si simple ?

Un deuxième élément de réponse : il ne tombait pas de la lune et avait déjà une longue carrière derrière lui quand il a été élu à la magistrature suprême. Et il avait joué clairement le jeu de la démocratie.

Il est né dans une vieille famille aristocratique chilienne, d’origine basque, mais qui néanmoins penchait à gauche déjà pour ainsi dire avant sa naissance. Le grand-père de Salvador, Ramón Allende, radical et franc-maçon, était surnommé El Rojo (le Rouge). Pendant ses études, le jeune Salvador est initié aux luttes sociales par un vieux cordonnier anarchiste, Juan Demarchi. Il termine ses études de médecin non sans un séjour en prison et participe en 1933 à la fondation du parti socialiste chilien, qu’il ne quittera plus, devenant secrétaire général en 1944, puis sénateur. Pas question d’aspiration à la dictature. Pas plus quand il devient, en 1966, président du sénat : le journal conservateur El Mercurio lui rend hommage. Il a déjà été candidat à la présidence en 1952, 1958 et 1964, obtenant successivement, 5,45%, 28,5% et 38,6% des suffrages. La quatrième devait être la bonne. Entretemps, le démocrate-chrétien Eduardo Frei allait mener une politique réformiste, autorisant les syndicats paysans et développant l’éducation. Mais Frei ne pouvait plus constitutionnellement se représenter.

La victoire de 1970 n’est pas pour autant un raz-de-marée. Le candidat de la droite, Alessandri, part en tête des sondages et finit par perdre plutôt parce que son grand âge et son mauvais état de santé découragent une partie de l’électorat. Allende est donc élu avec 36,3% des voix, soit un peu moins qu’en 1966, et plutôt parce que les deux autres postulants, Alessandri donc et le démocrate-chrétien Tomic, n’ont pas jugé bon de s’entendre.

Les conditions n’étaient donc pas idéales pour une politique de rupture totale.

Et pourtant, cette rupture totale, il allait la poursuivre. Dans une direction parfaitement claire et largement balisée, une direction qui ne pouvait aboutir, si elle réussissait, qu’à un régime de type marxiste-léniniste. Car s’il n’y avait qu’une minorité pour le souhaiter cette minorité était particulièrement déterminée et exaltée. Autre point de vue :

 

(…) Il existe par le monde bien des gouvernements démocratiques minoritaires en termes de vote populaire, mais aucun n'estime avoir reçu la mission, et posséder le droit, de bouleverser de fond en comble la société, et pas seulement pour des raisons morales, mais parce que cela ne marcherait pas, sans totalitarisme du moins.
(…) Ajoutons un projet de réforme de l'enseignement visant à imposer le marxisme-léninisme comme doctrine obligatoire dans les écoles, l'afflux au Chili de dizaines de milliers de guérilleros étrangers venus de toute l'Amérique latine, fortement armés, constituant des milices tolérées par les pouvoirs publics - et peut-être sera-t-il plus facile de comprendre pourquoi les six dixièmes de Chiliens qui n'avaient pas voté Allende se sentaient menacés. L'accumulation clandestine d'armes, notamment, fut le facteur décisif qui poussa le haut commandement à sortir d'une neutralité politique cependant notoire et conforme à une longue tradition[2].

 

 

On m’objectera que l’auteur de ces lignes, Jean-François Revel, est un partisan notoire et déclaré d’un libéralisme très poussé. Donc il est partial, forcément. Soit, laissons-le, comme Clostermann, et cherchons ailleurs une confirmation de son point de vue, chez les plus déterminés et les plus conséquents des partisans d’Allende. Nourrissaient-ils vraiment des intentions totalitaires ?

Cela, nous allons le vérifier… en musique.

 

La Nueva Canción Chilena

Nous avons déjà parlé de Victor Jara, le représentant le plus emblématique de toute une génération, des dizaines, de chanteurs très engagés.

Le deuil d’Allende

Plusieurs chansons, composées après le golpe, s’intitulent Compañero Presidente, Camarade Président (et leurs auteurs respectifs ne se sont pas disputé la propriété du titre).

D’Eduardo Carrasco, leader du groupe Quilapayún, Compañero Presidente :

Por tu vida cantaremos
Por tu muerte una canción
Cantaremos por tu sangre
Compañero, Salvador.

Por tu vida Presidente
Por tu muerte Compañero
Nos dejaste tus banderas
Salvador de los obreros.(…)

Por tu vida lucharemos
Por tu muerte con valor
Lucharemos por tu ejemplo
Compañero, Salvador.

Pour ta vie nous chanterons,
Pour ta mort une chanson
Nous chanterons pour ton sang
Camarade Salvador.

Pour ta vie, Président,
Pour ta mort, Camarade,
Tu n’as pas abandonné tes drapeaux,
Sauveur des ouvriers. (…)

Pour ta vie nous lutterons
Pour ta mort, avec vaillance.
Nous lutterons suivant ton exemple
Camarade Salvador.

 

Plus sobre, d’Angel Parra, Compañero Presidente : 

 

"La historia no se detiene
Ni con represión ni muerte"
Son tus últimas palabras,
Compañero Presidente.

"L’histoire ne se fait
Ni par la répression ni par la mort"
Ce sont tes dernières paroles,
Camarade Président. 

 

Politique de rupture           

De Luis Advis, Canción del poder popular, le refrain : 

 

Porque esta vez no se trata
De cambiar a un presidente,
Será el pueblo que construya
Un Chile bien diferente.

Cette fois il ne s’agit pas
De changer un président.
C’est le peuple qui va construire
Un Chili bien différent.

 

Un passage caractéristique :

 

 … Y como seres humanos
Podremos vivir en Chile…

Et comme des êtres humains,
Nous pourrons vivre au Chili.

 

En d’autres termes, on ne vivait pas « comme des êtres humains » avant Allende. Un retour en arrière est donc inacceptable, impensable, fût-il imposé par des élections.

Sans nier qu’il y avait, qu’il y a toujours, de l’injustice et de la misère au Chili, il y était quand même possible de s’en sortir, par exemple en gagnant sa vie comme chanteur ou chanteuse, et en y gagnant une notoriété internationale, ou comme poète admirateur impénitent de Staline, comme Pablo Neruda, Nobel de littérature.

Bien d’autres chansons présentent la vie nouvelle qui va venir comme idyllique, sans exploiteurs, une fois pour toutes. 

 

Será mejor la vida que vendrá
A conquistar nuestra felicidad,

Meilleure sera la vie qui va venir
Allons conquérir notre bonheur…

(de la chanson de Sergio Ortega, El pueblo unido jamás será vencido la plus célèbre de la Nueva Canción, qui parut un moment en passe de détrôner l’Internationale).
Plus exalté encore, de Luis Advis, Comienza la vida nueva :


La noche ha muerto y ha sido
El pueblo quien la mató.
La estrella baila en los ojos
Y niños juegan al sol.
Comienza la vida nueva
Y es hora que construyamos
Juntando las manos todas
Ya nada nos detendrá. 

La nuit est morte et c’est
Le peuple qui l’a tuée.
L’étoile brille dans les yeux
Et les enfants jouent au soleil.
La vie nouvelle commence,
Et c’est le moment de construire
En joignant toutes nos mains
Rien ne nous arrêtera…

Mais était-on si heureux que ça ? Clostermann et Revel ont donné des éléments de réponse. En voici d’autres, toujours en chansons.

Sur la situation économique.

On sait qu’elle s’est vite dégradée sous Allende. Pas forcément par sa faute. Les prix des principaux produits d’exportation chiliens avaient chuté, tandis que les importations se voyaient plombées par des augmentations bien évidemment manipulées par des puissances qui avaient intérêt à le faire trébucher. Il ne s’agit pas ici de justifier quoi que ce soit, mais de se demander vers quoi on allait si le Poder popular avait résisté à ces manœuvres. Quoi qu’il en soit, le résultat était une crise sociale et économique gravissime, dont nos valeureux chanteurs ont traité aussi.

D’Isabel Parra, sur le mode sentimental :


Póngale el hombro, m’hijito (…),
Por el norte, centro y sur
Va la máquina girando,
Cuántos brazos desafiando
Al esfuerzo necesario,
Los domingos solidarios

Donne un coup de main, fiston (…)
Pour le nord, le centre, le sud,
La machine tourne
Combien de bras se lancent
Dans l’effort nécessaire
Des dimanches solidaires
Du travail volontaire.

 

Explication : pour tenter de surmonter la crise on demandait aux gens de travailler volontairement, aux champs ou à l’usine, le dimanche en plus de la semaine. On n’y a pas recouru de gaité de cœur, mais on y a recouru. Jusqu’à quel point était-ce volontaire ? Jusqu’à quel point serait-ce resté volontaire si l’expérience n’avait pas été brutalement interrompue ? La réponse n’était pas forcément claire pour les Chiliens.

Cela est supposé se passer dans la joie :


Las señoras dan ejemplo,
Los chiquillos bien contentos
De partir cada domingo
A apoyar el nuevo intento. 

Les dames donnent l’exemple,
Aux enfants très contents
D’aller tous les dimanches
Appuyer le nouveau projet…

 

Du groupe Quilapayún (Las ollitas, Les casseroles), sur le mode sarcastique.

 

La derecha tiene dos ollitas
Una chiquita, otra grandecita.
La chiquitita se la acaba de entregar
Un pijecito de Patria y Libertad.

La grandecita la tiene muy llenita
Con pollos y papitas, asado y cazuelita.
Un atadero clandestino se las da
De Melipilla se la mandan a dejar.

La droite a deux casseroles,
Une grande, une petite.
Avec la petite on vient de livrer
Un morceau de patrie et de liberté.

La grande, elle la garde bien pleine
Avec des poulets des papitas [plat local renommé],
du rôti et de la cazuelita [idem]Un abattoir clandestin les attribue,
Commandant de les laisser à Melipilla [ville riche].

 

Explication : pour protester contre la pénurie alimentaire, l’opposition à Allende avait lancé une série de manifestations utilisant des casseroles vides. Bref, selon ce chant c’est la droite qui organise la pénurie et qui se réserve les bons plats. C’est peut-être en partie vrai, mais s’en moquer ne règle pas le problème de ceux, de droite ou de gauche, qui ont réellement faim.

 

Vietnam, Cuba

La présidence d’Allende coïncide exactement avec le grand tournant de la guerre du Vietnam, l’Amérique obligée peu à peu de plier et de se retirer face à plus déterminé qu’elle. Nos chanteurs ont choisi leur camp.

Sur le mode de la ferveur, Isabel Parra :

 

Es difícil establecer comparación
Cuando se trata de hablar del valor
De cierto pueblo hermano, lejano.
Primera línea el horror,
Primera línea en dolor,
Primera línea en trabajo diario,

Il est difficile de comparer
Quand il s’agit de la valeur
De certain peuple frère, lointain,
En première ligne pour l’horreur,
En première ligne pour la douleur,
En première ligne pour le travail quotidien (…)

Sólo aspiramos a ser como son.

Nous aspirons seulement à être comme eux.

 

Dans la même veine, Victor Jara, El derecho de vivir en paz

 

Tío Ho, nuestra canción
Es fuego de puro amor,
Es palomo, palomar,Olivo del olivar,
Es el canto universal,
Cadena que hará triunfar
El derecho de vivir en paz.

Oncle Ho[4], notre chant
Est un feu de pur amour,
C’est la colombe, le colombier,
L’olive de l’olivier,
C’est le chant universel,
Chaine qui fera triompher
Le droit de vivre en paix.

Sur le mode sarcastique à présent, par les Quilapayún :

Hoy con su cola cortada
Anda loco el tío caimán
Le dieron palos en Cuba
Y le dan palo en Vietnam...

Aujourd’hui, avec sa queue raccourcie,
Tonton Caïman devient fou.
On lui a donné une raclée à Cuba
On lui donne une raclée au Vietnam.

 

Ce caïman est bien entendu le Yanqui exécré. Le soutien inconditionnel à Cuba est aussi un exercice de style obligé des chanteurs partisans d’Allende. Le peuple vietnamien comme le peuple cubain sont bien sûr présentés comme fraternellement unis derrière leurs leaders communistes. Fantasme totalitaire classique.

Et puisque nous avons évoqué Pablo Neruda, voici un extrait, certes un peu choisi mais le reste est dans le même ton, d’une sienne élégie à Staline :

 

Stalin alza, limpia, construye, fortifica reserva, mira, protege, alimenta,
Pero también castiga.
Y esto es cuanto quería deciros, camaradas
Hace falta el castigo.

Staline élève, nettoie, construit, fortifie, économise, observe, protège, nourrit
Mais aussi châtie
Et c’est pourquoi je voudrais dire, camarades,
Que le châtiment est nécessaire.

 

Après tout, un certain Louis Aragon avait fait pire dans la même veine :

 

Je demande un Guépéou pour préparer la fin d'un monde.
Demandez un Guépéou pour préparer la fin d'un monde.
Pour défendre ceux qui sont trahis,
Pour défendre ceux qui sont toujours trahis.
Demandez un Guépéou vous qu'on plie et vous qu'on tue !Demandez un Guépéou !
Il vous faut un Guépéou ![5]

 

Neruda était aussi adulé par la Nueva Canción Chilena, et il le lui rendait bien puisqu’il l’a largement pourvue en textes. Sa réception triomphale au retour de la remise du Nobel a été orchestrée, dans tous les sens du mot, par le musicien et metteur en scène Victor Jara.

Et pour revenir à Salvador Allende, vers quoi dirigeait-il son pays, consciemment ou non, bon gré mal gré, en s’appuyant essentiellement sur des gens manifestant ce genre de convictions ? Auraient-ils accepté un échec électoral ?


[1] Pierre Clostermann, L’histoire vécue, Flammarion, 1998.

[2] Jean-François Revel, La tentation totalitaire, Robert Laffont, 1976, p286-288.

[3] Jeu de mot évident sur le prénom d’Allende.

[4] Il s’agit bien évidemment d’Ho Chi Minh, chef d’état du Nord-Vietnam.

[5] Louis Aragon, Prélude au temps des cerises, 1931. Le Guépéou (sigle russe GPU), ex-Tchéka, futur NKVD puis KGB, était la police politique de l’URSS à l’époque.

 



22/05/2023
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