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Les animaux dénaturés (Vercors)

"Que si on en trouve un peuple encore en vie dans quelque massif isolé de Bornéo, quel malheur pour toute l'anthropologie ! Car elle serait incapable, d'après la description de ces créatures, et faute de définition du comportement spécifique de l'homme, de les classer dans le genre animal ou dans le genre humain - et du même coup le problème serait insoluble de savoir comment les traiter, en électeurs ou en bêtes de somme." (Vercors, "Ce que je crois", Grasset 1975).

L'écrivain français Vercors (Henri Bruller, 1902-1992) a donc publié, en 1952, le roman qui nous occupe. La catégorie dont il relève pourrait s'appeler "roman dialectique". Cela ne signifie pas qu'il soit par trop sérieux ou pédant, car l'auteur se doit d'ajouter humour, pittoresque, sentiment et suspens. Les call-girls d'Arthur Koestler sont un autre bon exemple. Le but est d'approfondir un débat à la fois scientifique et philosophique qui passionne l'auteur, sans que ses opinions soient arrêtées. Alors il met en scène un débat formel, dans le cadre d'un procès ou d'un colloque, où des témoins et des experts sont cités, où des personnages défendent avec talent des points de vue opposés.

Au lendemain de la seconde guerre mondiale, une équipe de préhistoriens britanniques découvre, dans un recoin quasiment inexploré de la Nouvelle-Guinée (qui reste, aujourd'hui encore, un des secteurs les moins accessibles de la planète) une population de pithécanthropes bien vivants. Un certain nombre de ces "tropis" peuvent être capturés, ou apprivoisés, et emmenés en Angleterre. Ils se montrent d'ailleurs étonnamment dociles et placides.

Et on s'interroge sur leur statut, humain ou animal, et on les teste... avec les connaissances de l'époque, dépassées aujourd'hui.

"En revanche, Pop est vraiment parvenu à leur apprendre à dire cinq ou six mots d'anglais - l'anglais d'un enfant de trois ans. (...) Mais cela ne prouve encore rien, paraît-il. Il y a des années, m'a dit Pop, qu'un nommé Furness est parvenu à des résultats du même ordre avec un orang-outang. Il faudrait voir si plus tard, dit Pop, nos tropis lieront ces mots en idées (p100).

On se reportera à l'article sur L’école des chimpanzés sur ce même blog pour constater que ce dernier stade, former des phrases sensées et originales à partir de mots, est atteint depuis des lustres par des chimpanzés et autres grands singes (voire certains oiseaux), mais on ne le savait pas encore. Sur la même page :

"(...) Il [un tropi] n'a montré aucune curiosité pour les dessins que Pop multipliait devant lui, et d'une manière générale, pour aucune image, aucune photographie. Il est patent qu'il ne les "voit" pas.

Les singes étaient supposés incapables de voir ce qu'il y a dans une représentation à deux dimensions, ce qu'on appelle une image. On sait aujourd'hui que ce n'est pas vrai.

Un prêtre s'interroge avec angoisse sur la pertinence ou non de les baptiser :

- Eh bien alors, dit Doug, baptisez-les ! Qu'est-ce que vous risquez ?
- Mais si ce sont des bêtes, Douglas, on peut pas songer à leur administrer un sacrement ! Ce serait une action impie ! Rappelez-vous, dit-il cette fois en souriant, l'erreur du vieux saint Maël, dont la vue était basse, qui, ayant pris une tribu de pingouins pour de pacifiques sauvages les baptisa incontinent. (...) Sur quoi, tous ces pingouins cessèrent de pécher dans l'innocence et furent bel et bien damnés.
- Alors ne les baptisez pas !
- Mais si ce sont des hommes, Douglas ! (p96)

Vercors était incroyant.

La question de leur humanité ou non prend bientôt un tour dramatique. Un trust australien du textile, qui se trouve être propriétaire de la région où ils ont été trouvés, se propose de les utiliser comme travailleurs. Ils sont dociles, montrent la même dextérité que les hommes, mais on peut les traiter comme des animaux. Le héros du roman, Douglas Templemore, s'est prêté à une expérience (par insémination artificielle, est-il précisé) pour savoir si un métissage est possible entre homme et tropi. Expérience concluante ! Délibérément, de sang-froid, il tue l'étrange bébé que lui a donné sa "tropiette", non sans l'avoir fait baptiser et inscrire à l'état-civil. Puis il se dénonce à la police. Il espère ainsi obliger la justice de son pays à déclarer les tropis humains, et contrecarrer ainsi les projets esclavagistes des Australiens. Au risque de se voir condamné à la pendaison. Tout se passe comme prévu, et même un peu mieux. Les très laborieuses discussions "pour ou contre" l'humanité des tropis constituent la partie la plus remarquable du roman. Il semble que l'auteur ait choisi pour cadre la Grande-Bretagne parce que les pratiques judiciaires de ce pays se prêtent mieux au genre de débats contradictoires qu'il souhaitait. On y apprend que jamais aucun législateur, dans aucun pays, à aucune époque, ne s'est soucié de définir l'être humain. Un extrait de discussion rapportée dans une lettre :

" (...) La loi protège toutes les espèces en voie de disparition.
"- Si j'étais vous, je ne serais pas fière de cette réponse-là. Je vais donc vous poser la question autrement : si nous nous trouvions affamés, sans vivres et sans autre gibier alentour, mangeriez-vous un tropi sans remords ? "Elle se leva en protestant : "Doug, vous êtes ignoble !" et quitta la tente aussitôt. Mais elle ne m'avait pas répondu." (p103).

Au moment du procès :

Le Vatican demeura muet. L'archevêque, dans une lettre que l'on jugea embarrassée, répondit "que cette affaire soulevait en effet un grave problème qui devait préoccuper et rendre perplexes toutes les consciences chrétiennes ; mais que, d'après ses informations, la nature des tropis allait sans doute constituer un important facteur dans un procès en cours ; et qu'ainsi, la chose étant sub judice, il serait certainement déplacé d'exprimer une opinion à son sujet".

L'art de ne pas se mouiller.

Un témoin :

L'égalité entre les hommes est sans doute un noble souci, mais un biologiste ne doit pas s'en préoccuper ; sinon à la rigueur, comme disait mon maître Lancelot Hogben, après huit heures du soir... Et si la science ne définitive soit nous montrer que le seul homme véritable est l'homme blanc, s'il doit apparaître que l'homme de couleur n'est pas absolument un homme, sans doute nous pourrons trouver cela regrettable. Mais nous devrons nous incliner (p221).

- Devons-nous en conclure, dit Sir Arthur, que la psychologie, pas plus que la zoologie, n'est apte à définir à quelle place précisément se trouve la frontière qui sépare la bête et l'homme ?
- Je le crains (p243).

Pour finir, les tropis sont bien déclarés humains... et Douglas Templemore est acquitté car aucune loi ne peut être rétroactive.

Vercors a transposé ce roman dans une pièce de théâtre de même titre. Dans une scène, on voit un groupe de scientifiques examiner des tropis placés dans une cage. En pratique, des barreaux séparent les acteurs des spectateurs et les premiers regardent en fait les seconds (et réciproquement si tout se passe normalement).

Albin Michel, 1952, ici d'après l'édition de Poche.



24/10/2010
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