La Fraternité Cannibale (roman) 7
Suite de ce qui précède : 6
17 juin 20**
Bonjour Bob,
(Voici qu’il me raconte son propre dépucelage au nom du donnant donnant…).
Et donc j’y vais, à reculons, les jambes tremblantes, me demandant s’il va se jeter sur moi ou m’adresser une admonestation sévère dans la plus pure tradition catho. Ni l’un ni l’autre.
Il m’interroge longuement, sans juger. Il prend la chose au sérieux après avoir bien constaté qu’elle l’est pour moi. Il me demande si décidément je n’envisage pas de procréer. Cela m’énerve quelque peu. Je n’arrête pas de le lui dire. Il me répond que les intentions que l’on exprime le plus ne sont pas forcément les mieux arrêtées. Mais il n’insiste pas là-dessus. Il s’assure que je possède les notions de base sur la contraception. Il me demande de réfléchir encore une semaine. Il pose encore une autre condition, qui me surprend bien plus. Je ne dois pas le dire à mon confesseur. Je sais déjà, par lui justement, que le fameux secret de la confession est quelque chose de relatif. J’ai aussi remarqué sa crainte, que je jugeais parfois excessive voire ridicule, de sa hiérarchie. Mais depuis des années je n’ai pas d’autre confesseur que lui, et je me moque bien qu’il y ait ou non absolution formelle. Je le lui dis et pour le coup… il me la donne, cette absolution formelle, pour la première fois. Mais il me semble qu’il a du mal à ne pas rire. Je lui dis alors, et j’ai également du mal à ne pas rire, qu’il doit me donner aussi une pénitence. Il me dit que ce sera… de revenir dans une semaine. Nous rions franchement, tous les deux, mais il ne me semble quand même pas avoir bonne conscience. Un être humain n’est jamais simple. Est-ce que je suis simple, moi ? Est-ce que tu es simple, toi ?
La suite, bien sûr, était un moment important de ma vie, comme pour n’importe qui. Au moins en cela j’étais « normale ».
Après donc une semaine d’attente fiévreuse, nous l’avons fait. Le plus dur a été de me déshabiller. Après, cela s’est enchainé naturellement, comme si j’étais devenu un « instrument » dans un sens que n’avait pas dû prévoir l’auteur du Chemin. Je me suis vite rendu compte que, si pour moi c’était une première, c’en était très loin pour lui. Pas une surprise, c’était plutôt rassurant et déculpabilisant. Ce fut bien moins douloureux que je le craignais. Il est vrai que j’avais toujours ces velléités de macération inspirées par Rose de Lima, et plus encore après les refus des couvents. Et cela devait me rendre plus résistante à la douleur. Comme me l’avait enseigné celui qui devenait mon amant, les déplaisirs comme les plaisirs ne s’additionnent pas aussi simplement qu’on peut le penser.
Parmi les nombreuses conséquences, j’ai enfin pu lui dire à quel point ses « ma petite Chantal » m’indisposaient. Il m’a répondu en souriant que les « mon Père », dont le dernier m’avait échappé juste une heure avant, l’indisposaient tout autant. Et lui, il me l’avait déjà dit plus d’une fois quoique sans autrement insister. Alors, puisque notre relation prenait une nouvelle dimension, Stéphane, pour lui donner enfin son prénom que je n’aurai guère prononcé, m’a proposé :
― À partir de maintenant, tu seras ma bichette et je serai ton minou, d’accord ?
― Pour moi, je préfère ma poulette.
― Soit, ma poulette… peux-tu me dire pourquoi ?
Il n’a jamais perdu l’habitude de m’interroger gentiment, sans jamais se montrer inquisiteur, sur tout et n’importe quoi.
(Attention à la nostalgie, il est sorti de ma vie, il est très loin…).
La réponse était prête :
― Parce qu’une poulette, ça se mange, mon minou.
― Une bichette aussi.
― Oui, bien sûr, mais il faut d’abord qu’elle ait été chassée, traquée. Et ça, ça ne me plait pas du tout…
― Très bien, ma poulette. Mais alors moi je serai ton lapin, ou ton biquet si tu préfères, mais pas ton minou.
Il ne savait pas, je ne lui ai jamais dit, que pour moi c’était un peu plus qu’une plaisanterie.
Je me trouvais alors dans une situation bizarre. D’un côté, ma vie connaissait une embellie, un accomplissement, une stabilisation, que je n’espérais plus. Donc, plus question d’y renoncer pour offrir quelques kilos de viande à des gens que je ne connaissais pas encore. Il y avait toujours l’horreur de la vieillesse, mais à vingt-trois ans ce n’était vraiment pas un problème urgent.
D’un autre côté, je ne pouvais éviter de considérer que je le devais à la Fraternité Cannibale, à quelqu’un qui avait donné sa vie à lui en pensant à moi. J’ai tenu mes engagements en rendant compte sur la même adresse. Je les ai tenus aussi en continuant à garder le secret. Un certain Thomas, et non la fille annoncée, prenait le relais de feu Joe. Il y avait décidément du monde en face. De fil en aiguille, j’en suis venue à répondre sans restriction aux questions les plus indiscrètes de gens que je n’avais jamais vus. Je leur disais des choses que je cachais à un homme que je connaissais et estimais et admirais depuis l’enfance, qui à présent était à la fois mon confesseur et mon amant. Rien qu’avec cela, je m’en suis peu à peu rendu compte, mon bonheur était construit sur du sable.
Je continuerai demain. J’ai besoin de mettre de l’ordre dans mes souvenirs.
Amicalement,
Rose.
18 juin 20**
Bonjour Bob,
Je vais conclure sur cette liaison restée clandestine. Nous prenions toutes sortes de précautions pour nous retrouver, chez lui, chez moi, ou souvent ailleurs.
Il est vite apparu que mes plaisirs à moi se limitaient à ceux, non négligeables mais on aurait pu espérer mieux, de rester toute nue avec un homme tout nu, d’échanger avec lui de la tendresse, enfin de lui donner, à lui, du plaisir. Il n’était pas pris au dépourvu. Déjà au séminaire on lui avait appris tout ce qu’un bon confesseur doit savoir pour comprendre les aveux des femmes, et cela va loin. Il m’a suggéré de voir un sexologue. Pour moi c’était une sorte de psy, je ne voulais pas. C’est ma sortie de la FC, bien après, qui m’a réconciliée tant bien que mal avec cette corporation. Stéphane ne voyait pas d’autre solution. Cela lui semblait donc irrémédiable, et il s’en désolait. C’est moi qui ai dû lui rappeler ce qu’il m’avait lui-même inculqué sur le plaisir qu’on doit accepter mais pas rechercher. Je ne méritais donc pas ce plaisir-là, mais j’en avais d’autres qui me contentaient. Et d’ailleurs je n’ignorais pas à quel point le plaisir en général, et celui-là en particulier, peut devenir un piège. Enfin, c’était ce que je lui disais, ce dont j’essayais de me convaincre. Ce n’était pas aussi clair dans mon esprit.
Car, d’un autre côté, une petite voix me soufflait que je n’étais pas totalement loyale avec lui. Pas loyale non plus avec la société puisque le hasard m’avait mise en contact avec une secte criminelle. J’en étais consciente, et je ne dénonçais pas, par simple fidélité à une promesse formelle.
Lui n’en continuait pas moins mon éducation chrétienne, à sa façon, selon ses principes. Il m’amenait doucement, pédagogiquement, à considérer que, dans une religion quelle qu’elle soit, les croyances et les dogmes ne sont pas forcément le plus important. Il ne pouvait pas se douter que cela écartait certains obstacles de mon chemin vers le cannibalisme.
Je ne m’en doutais pas non plus à ce moment. Je ne faisais que répondre machinalement, de plus en plus brièvement, à Thomas. Je ne voulais pas perdre totalement le contact, et pourtant je me demandais s’il n’était pas de mon devoir, encore une fois, de dénoncer.
Et puis il y a eu la rupture avec Stéphane. Pas brutale, il aura tout fait pour amortir le choc. Et c’était bien un choc, même si pour moi l’intérêt se limitait à l’affectif. Il m’a peu à peu, par des allusions de plus en plus claires, fait comprendre qu’il en avait assez de ce sacerdoce bancal. Il aspirait à procréer, estimant avoir atteint l’âge où c’est maintenant ou jamais. Ce devait être dans le cadre d’un mariage on ne peut plus régulier. Il avait, tout aussi progressivement, amené sa hiérarchie à l’accepter. Et bien sûr, l’heureuse élue n’était pas moi. Il me l’a aussi fait comprendre en insistant sur la différence d’âge, mais je sentais bien que ma personnalité un peu trop atypique ne convenait pas. Et il entendait rester fidèle à son épouse. Donc je ne serais plus qu’une amie qu’il reverrait avec le plus grand plaisir, mais plus question de sexe entre nous. De nudité partagée puisque j’aimais ça, peut-être, mais alors en tout bien tout honneur dans un camp naturiste à la bonne réputation. Mais, si j’aimais toujours me sentir nue, seule ou avec lui, je n’étais toujours pas prête à l’être devant des inconnus.
Ce n’était pas encore déchirant puisqu’il restait quelque chose. Je me réjouissais de son bonheur, j’ai sympathisé avec celle qui devenait son épouse. Il en a été ainsi pendant encore quelques mois, et puis tous deux sont partis à l’autre bout du monde, les hasards de la vie, peut-être bien parce qu’il restait à la disposition de son ordre. On continuait à le payer, chichement, je ne sais plus pour quelles fonctions. On souhaitait peut-être l’éloigner.
Il n’y a pas eu de moment précis où je me suis dit : « Mon Dieu ! Je l’ai perdu ! ». Il restait l’affectif, donc ce qu’il y avait de plus consistant pour moi, même à distance. Et puis nos échanges se sont espacés. Surtout, au fur et à mesure que cette relation se diluait, une autre reprenait toute sa place. Mes échanges avec Thomas et d’autres de la FC devenaient de plus en plus nourris.
J’étais encore loin d’adhérer. Il m’arrivait de leur dire que je trouvais ça abominable. Ils répondaient à chaque fois, en substance, sans s’énerver : « Je comprends, je suis passé par là, je trouve même que tu prends beaucoup de gants… ». Je suis allée une fois jusqu’à : « Tu n’as pas peur que je dénonce la FC ? ». Réponse, toujours tranquille : « Non. On ne t’en voudra même pas. Tu ne serais pas la première. Il n’y a aucun risque, on ne t’a rien dit qui puisse nous nuire. Toutes les précautions sont prises ».
À ce point, je me suis demandé, et je leur ai demandé, ce que pouvait bien valoir une relation fondée sur aussi peu de confiance. J’aspirais aussi à voir des gens, discuter de vive voix de tout et n’importe quoi, laisser tranquillement venir le moment où on passe de la poignée de main à la bise, toutes ces choses. D’autant qu’à mon travail l’ambiance devenait de plus en plus malsaine, stressante. Je me sentais souffre-douleur de certains manipulateurs, sans pouvoir y échapper. Je réduisais encore plus les dépenses avec l’idée de démissionner.
Un jour, je reçois de Thomas ce message : « Rose, il y a neuf mois que tu as pris contact avec Joe. Il est temps de passer à l’étape suivante, ou alors de conclure ». Car j’étais, je serai restée jusqu’au bout, Rose pour eux. Oui, je sais, je le suis pour toi aussi à présent. C’est ainsi. C’est aussi pour moi une manière d’assumer ce passé.
Je réponds de suite : « Que proposes-tu ? ». Je découvre que c’est justement ce qui me manque, rencontrer des personnes en chair et en os. Me ferait-on à présent confiance ? Non, trop facile. Il me faudra bien plus de temps et de détermination pour arriver à manger et être mangée. Je vais rencontrer des gens qui en sont au même point que moi.
Une semaine après, j’obtiens un premier rendez-vous, dans un café, avec Gisèle, une femme un peu plus âgée que moi-même. Nous y restons deux heures. C’est parfois intéressant, au moins pour moi. Nous parlons de nos emplois respectifs. Elle me donne quelques conseils qui se sont avérés utiles, y compris pour me défendre face à certaines manipulations. Avec le recul, et seulement à présent, je me demande si elle ne visait pas d’autres manipulations, de ceux-là même qui nous avaient mises en contact. Mais, au cours de notre seul et unique échange, ni elle ni moi n’a employé un seul des mots « fraternité », « cannibale », « cannibalisme ». Nous nous sommes quittées sans aigreur, en nous faisant la bise, avec une intention de nous revoir qui ne devait quand même pas être bien forte. Ni elle ni moi n’a pris ensuite l’initiative. Le soir même, quoique non sans hésitations, je résume l’affaire pour Thomas. Sa réponse, très courte : « Vous avez, toutes les deux, manqué de courage. Je suis passé par là moi aussi. On va t’en proposer un autre ».
Une semaine après, nouveau rendez-vous, nouveau café. Pierre-Louis est un peu plus âgé que moi lui aussi. Il est instituteur, passionné par son métier, et donc il en parle, sans beaucoup m’écouter. Il me voit comme une future maman et il tient à me préparer de son point de vue. Cette fois, au bout d’une demi-heure de considérations fastidieuses pour moi puisque les enfants ne m’intéressent toujours pas, je m’arme de ce courage qui avait fait défaut avec Gisèle. J’ose prononcer les mots « Fraternité Cannibale ». Il éclate de rire. Pour lui, très clairement, c’est une grosse plaisanterie.
― Rose, j’espère pour toi que tu n’as pas pris ça au premier degré !
― Bien sûr que non ! Est-ce que j’ai une tête à marcher là-dedans ??
Et le voici reparti dans ses plaintes sur ces parents qui ont cru que, puisqu’on leur interdisait la fessée, ils pouvaient se dispenser de discipliner leur progéniture. Et l’éducation nationale commençait à en hériter. J’écoutais à peine. Je n’ai pas compris s’il était pour ou contre cette loi. J’étais surtout horriblement mal à l’aise. Il devait l’être aussi car il s’est subitement rappelé d’une obligation ailleurs et a précipitamment réglé la note.
Était-ce donc cela, juste une plaisanterie ? Et j’aurais marché dedans depuis des mois ? Mais quelle preuve avais-je du contraire ? Cette histoire de secte cannibale, n’était-ce pas invraisemblable au plus haut point ? Joe et Thomas n’étaient-ils pas la même personne qui s’amuserait à répandre une rumeur ? Cette personne n’aurait-elle pas raconté tout autre chose à Gisèle et Pierre-Louis ? Ne devrais-je pas les recontacter pour confronter nos situations, quitte à avouer ma consternante et humiliante naïveté ? Je me dis qu’il sera toujours temps, et qu’il serait déloyal de ne pas d’abord, comme convenu, informer honnêtement Thomas. Sa réponse : « Rose, sache que Pierre-Louis n’est pas à son premier rendez-vous. Il a encore manqué de courage, une fois de trop. Pour lui, c’est fini. Nous ne le connaissons plus, nous ne lui répondrons même plus. Toi, tu as montré ton courage, et nous allons passer à l’étape suivante ».
Quelle étape suivante, alors que je suis plongée dans le doute, que pour moi c’est ou une plaisanterie ou quelque chose d’abominable ? Je vais pouvoir visionner un film qui m’expliquera bien des choses. Il me montrera d’abord que non, tout cela n’est pas une plaisanterie. Thomas précise que des gens payent des fortunes pour le voir. Il ajoute, je n’en mesure pas toutes les implications et j’aurai le tort de l’oublier, que c’est « le carburant de la Fraternité Cannibale ». Mais pour moi ce sera gratuit. Seule condition, ma promesse de n’en parler à personne sans son accord. Il me signale encore que je ne pourrai le voir qu’une seule fois, au moins dans un premier temps. Le fichier est conçu pour s’effacer ensuite de lui-même, il est impossible de le copier. Donc, je dois bien m’assurer de disposer de deux heures sans que personne puisse entendre (je dois penser à mes voisins), de ne pas du tout être dérangée donc de ne pas répondre au téléphone, et cetera. Cela n’engage à rien d’autre, n’est-ce pas ?
Et je visionne. Cinq minutes pour expliquer que l’on se trouve sur une ile très éloignée de toute pollution et de toute turpitude humaine, visiblement sous les tropiques mais la localisation n’est pas autrement précisée, « pour raisons de sécurité évidentes ». On y parle français, mais d’autres fonctionnent avec d’autres langues. Il n’y a pas d’enfant. Toutes les précautions sont prises pour éviter les grossesses, sans même que les gens aient à s’en soucier. La sexualité est libre, mais on peut aussi bien la refuser en bloc. Ce « centre » est aussi une immense ferme, produisant ce qu’il faut pour nourrir une bonne centaine de personnes.
La suite est une suite de discussions avec une douzaine de membres des deux sexes, qui se relaient pour décliner, spontanément en apparence, leurs points de vue. Ils commencent par se présenter à tour de rôles, prénom (je ne les ai pas tous retenus), âge, et depuis combien de temps ils sont là. Ils sont jeunes mais tous adultes, entre vingt et trente ans. Les tenues sont décontractées, majorité de shorts et tee-shirts ou débardeurs, les visages épanouis et bronzés. Un gars et une fille n’arrêtent pas d’échanger des baisers et des caresses, même et surtout quand on leur donne la parole et que donc la caméra se pointe sur eux. Cela ne les empêche pas de suivre et de s’exprimer dans le même esprit que les autres. Avec le décor verdoyant, si on n’a que l’image on ne peut que penser à un centre de vacances. Mais, dans ce gentil centre de vacances, chaque vendredi, une personne s’empoisonne d’elle-même pour mourir et offrir son corps en nourriture.
Pendant un quart d’heure, pour justifier ce qui est quand même très difficilement justifiable, ils évoquent le monde qu’ils ont quitté. Pour résumer, il est moche et il est foutu. Je te passe les détails, même si toi aussi il t’arrive, sur le forum, d’exprimer les vues les plus sinistres. Tu aurais été d’accord avec au moins certaines de leurs assertions. Et Charlotte a bien dû être aussi impressionnée par ce discours.
On arrive alors au vif du sujet. On leur demande (voix off masculine, il y en aura une autre féminine) qui, parmi eux, compte donner sa vie et sa chair. La première, qui est aussi la plus âgée et la plus anciennement arrivée, dit que pour elle il n’en est pas question, qu’il n’en a jamais été question. Elle n’aura jamais le courage. D’ailleurs, si elle se proposait, non seulement on la refuserait mais on l’engueulerait. Car elle est infirmière de formation et possède bien d’autres aptitudes qui la rendent indispensable à la communauté. Elle s’empresse d’ajouter qu’elle éprouve la plus grande admiration et la plus grande reconnaissance pour celles et ceux qui y vont. Et d’ailleurs, alors qu’en général elle refuse le sexe, ils peuvent, et les hommes comme les femmes, obtenir d’elle tout ce qu’ils veulent sur ce plan pourvu que leur sacrifice soit programmé à brève échéance. La voix off féminine demande alors aux autres s’ils souhaitent commenter. Une fille, parmi les plus jeunes du groupe :
― Sophie, tout le monde l’adore ! Ça me ferait vraiment trop mal de la manger ! Et puis on ne pourra jamais manger tout le monde. Enfin, je note sa déclaration. Je compte me sacrifier d’ici peut-être un mois, et puisse ma mort être belle et puisse ma viande être bonne. Sophie, attends-toi à ce que je te demande quelques papouilles…
Et l’infirmière de répondre en riant :
― Pas de problème, je t’aime beaucoup… mais j’attendrai ta désignation !
Et les autres rient aussi. Sauf un gars. La voix off féminine :
― Jo, je vois que tu pleures. Je crois savoir pourquoi et je ne te ferai aucun reproche. Tu n’es pas tenu de l’expliquer, mais ce serait intéressant. Et d’ailleurs ça peut te faire du bien.
Et il explique :
― J’aurais dû me sacrifier il y a deux mois. Je me proposais depuis longtemps, je me sentais prêt. La peur ne m’a jamais effleuré même en la titillant, en me projetant par la pensée sur mes derniers instants. Le jour arrive. Pour moi c’est une fête. Le rituel se passe normalement. J’annonce mes dernières volontés, mes vœux pour l’humanité. On me présente le bol. Au dernier moment, avant de le prendre, je décide de me mettre tout nu…
La voix off masculine explique ce que tu sais déjà :
― C’est strictement au choix de la personne.
― Je prends le bol en main. Je n’ai toujours pas peur. Je regarde une dernière fois l’assistance. Et là, mon regard croise celui de Lilou… elle n’exprime rien d’autre que ce qu’on doit exprimer à ce moment. Et pourtant, comme un con, subitement, j’ai envie d’elle ! Et pour le coup je ne veux plus, je ne peux plus mourir ! Je pose le bol, je demande pardon comme il se doit. On m’invite à me rhabiller. On fait appel aux volontaires. Il y en a plusieurs dont… Lilou, et c’est elle qui est choisie ! Je me reprends. Parfois c’est accepté, mais cette fois, non. C’est elle qu’on va manger. On lui laisse comme il se doit le temps de faire ses adieux, puisqu’elle prend la place au pied levé. Elle embrasse tout le monde, et moi aussi, en me serrant particulièrement. Je me dis qu’elle ne va pas aller au bout, qu’elle ne s’était jamais proposée auparavant. Mais non. Elle se met toute nue, elle me donne encore des envies pour le coup. Je ne suis pas loin de hurler… ce serait une faute très grave. J’arrive à me maitriser. Et donc elle boit le bol, on entonne le chant, elle meurt, et cetera. Je dois me mettre à l’écart pour manger ma part. Il n’est pas convenable de pleurer pendant un repas charnel. On ne me reproche rien, je retrouve mon quotidien comme le veut la règle. Mais on ne peut pas m’empêcher de m’en vouloir. Depuis, je n’en finis pas de me proposer. On me dit seulement de me tenir prêt pour quand quelqu’un d’autre flanchera. C’est déjà arrivé deux fois depuis, mais ce n’est pas moi qu’on a choisi.
J’ai raconté en détails les moments les plus forts, ou ceux qui m’ont le plus frappée. D’autres se sont exprimés. Les deux amoureux auraient voulu se sacrifier ensemble. Ce n’est pas possible. Ils ont déjà tiré au sort. Elle doit y passer la première et il est entendu que lui suivra le vendredi d’après. D’autres avouent qu’ils ne se sentent pas prêts et ne le seront peut-être jamais. La voix off féminine :
― Il ne doit y avoir aucune pression. S’il y en avait, je serais la première à m’insurger… enfin, façon de parler parce que je ne suis pas la seule à le dire.
Qu’est-ce que j’éprouvais, moi, en visionnant tout ça ? De la fascination, mais aussi un grand sentiment d’incrédulité. Ce ne pouvait pas être vrai. C’était un film particulièrement réussi et réaliste… j’aurais aimé rencontrer les acteurs. Il faut dire qu’à ce moment j’avais des velléités de me joindre à une troupe de théâtre amateur. Elles n’ont pas duré.
Dans l’immédiat, j’ai sommé Thomas d’avouer la plaisanterie, que la Fraternité Cannibale était un canular dont le sens m’échappait. Sa réponse a été une autre vidéo, qui allait se détruire comme la première. J’ai regardé, une fois, même pas jusqu’au bout, et… j’ai vomi. Je n’ai pas dormi de la nuit suivante. J’ai dû pour la première fois de ma vie recourir à l’arrêt maladie. J’avais pu voir la fin et le dépeçage de trois des gentils jeunes gens qui s’étaient si sereinement exprimés dans la première vidéo. Impossible à truquer. Je te passe les détails. Tu auras compris que je ne pouvais plus douter.
Je te laisse pour cette fois, Bob.
Amicalement,
Rose.
19 juin 20**
Bonjour Bob,
Ma première réaction à ces images a été un mail à Thomas, parlant de monstruosité et autres termes du même ordre. Sa réponse, prévisible : « Rose, de quoi parlons-nous depuis le début ? Que demandais-tu ? À quoi t’attendais-tu ? ». Très vite suivi par l’habituel : « Je suis passé par là moi aussi… ».
Pendant des semaines, j’ai nourri une obsession : dénoncer. Enfin, s’il n’y avait eu que celle-là je l’aurais fait. Mais c’aurait été trahir des engagements on ne peut plus formels, que j’avais pris en connaissance de cause. Et puis je voulais aussi oublier, comme j’avais voulu oublier un temps le pédophile. Et donc, j’en arrivais de même à fuir tout ce qui pouvait me le rappeler, avec le même résultat.
Dans un premier temps je me suis contentée de ne pas répondre, et il ne m’a pas relancée. Et puis un mois plus tard j’ai vraiment perdu mon emploi. Et je me suis rendu compte (ou, avec le recul, j’ai imaginé…) que c’était pour avoir négligé leurs conseils.
Sans bien savoir où cela me conduira, au bout de quelques jours, je le signale par mail. C’est une certaine Mado qui me répond. Thomas s’est sacrifié (« magnifiquement », est-il précisé), a été mangé. Et il a bien pensé à moi, pour me faire du bien, dans ses dernières volontés. Je m’avise que c’est ce même vendredi que je me suis retrouvée chômeuse. Je le fais remarquer, de façon neutre et factuelle mais en pensant très fort : « Tu vois bien que c’est une ineptie et donc une monstruosité ! ». Elle comprend très bien le message sous-entendu. Elle me raconte une série d’anecdotes. Il en ressort que, pour réellement bénéficier des bienfaisantes pensées de qui va donner sa vie et sa chair, il faut soi-même, au minimum, nourrir des pensées positives. Sinon ce peut être le contraire. Je me souviens par exemple du cas d’une personne arrivée au même point que moi. Elle a dénoncé alors que quelqu’un qui l’ignorait allait mourir en lui voulant du bien. Ce même vendredi, pendant une randonnée, prise sous un orage inattendu, elle s’est fort imprudemment abritée sous un arbre isolé. Cet arbre a été frappé par la foudre, châtiment divin s’il en est. Elle n’en est pas morte mais il en restait de dures séquelles physiques et mentales. La leçon ayant porté, elle a fini par intégrer le centre. On me propose d’échanger directement avec elle.
Bref, pour moi aussi le message sous-entendu est clair. Mado ajoute bientôt qu’elle-même ne devrait pas tarder à boire le bol. Elle l’aurait déjà bu de bon cœur si Joe ou un autre avait flanché. Elle me demande ce qu’elle pourrait me souhaiter. Je lui réponds : « Rien, merci. Il y a des choses plus graves sur terre que ma petite personne et mes petits problèmes ».
La suite demain.
Amicalement,
Rose.
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