Vivons heureux en attendant la mort (Pierre Desproges)
Si je me suis intéressé, à cet auteur, c'est qu'il est mort d'un cancer (comme Ginsberg, Lovecraft, Malaparte, Genêt...). J'ai cru observer que les auteurs morts de cette maladie avaient une façon décalée, provocante, ironique, hallucinée, etc. de traiter de la mort. Cela ne signifie évidemment pas que cette façon d'en parler est directement cause d'un cancer, mais peut-être que les deux sont des conséquences indépendantes d'un état de malaise chronique (ou aigu) touchant au sens de la vie. Cela rejoint ce qu'estiment ceux qui étudie un possible déterminisme psychique du cancer, ce que j'ai développé plus avant ici : http://pagesperso-orange.fr/daruc/mort/cancer.htm
Et donc nous parlons de Pierre Desproges.
Ses traits d'humour révèlent généralement un personnage bon vivant, individualiste et anticonformiste, bien que sa prédilection pour les provocations destinées à prendre en permanence son public à contre-pied des positions convenues le rende difficilement classable.
Il n'hésite pas à s'attaquer aux sujets les plus sensibles avec une verve féroce.
(wiki dixit)
Les en-têtes de chapitres sont déjà un programme, par exemple :
Chapitre sourd
où il apparaît que le malheur des uns peut être une source inépuisable de joie et un perpétuel enchantement pour les autres, et où il est suggéré que la vie ne vaudrait pas d'être vécue si l'on n'y rencontrait pas çà et là quelques infirmes à conspuer.
Consultation chez un médecin (le "célèbre cancérologue Métastasenberg") qui lui annonce :
- Eh bien, j'ai une mauvaise nouvelle. De toute évidence vous êtes atteint d'une... d'un... d'une maladie à évolution lente, caractérisée par... par une... dégénérescence des cellules et...
- Ecoutez. Soyez clair : j'ai un cancer ?
- C'est-à-dire que non. Je ne dis pas cela.
- Vous dite "irréversible". C'est mortel. C'est donc bien un cancer. Parlez-moi franchement. Il... il me reste combien de temps ?
- Eh bien oui. Vos jours sont comptés. A mon avis, dans le meilleur des cas, vous en avez encore pour trente à quarante ans. Maximum.
- Mais si ce n'est pas un cancer, comment s'appelle cette maladie ?
- C'est la vie.
- La vie ? Vous voulez dire que je suis...
- Vivant, oui, hélas.
Le même à la fin de la consultation :
- Alors je ne vois plus qu'un remède pour guérir de la vie. C'est le suicide.
- Ca fait mal ?
- Non, mais c'est mortel... Voilà, voilà. C'est deux cents francs.
- Deux cents francs ? C'est cher !
- C'est la vie.
Personnaliser la mort est une façon classique de s'en moquer (ou de la narguer ?). Ainsi Jacques Brel (mort d'un cancer) :
La mort m'attend comm' Carabosse
A l'incendie de mes noces...
(La mort)
Ou Georges Brassens (mort d'un cancer) :
La camarde qui ne m'a jamais pardonné
D'avoir semé des fleurs dans les trous de son nez...
(Supplique pour être enterré sur la plage de Sète).
Desproges n'y manque pas, pour lui elle s'incarne dans une banale prostituée de la rue Saint-Denis :
- Alors, tu viens, chéri ? dit encore la mort, dans un souffle infernal et brûlant qui m'envahit le cou jusqu'à la moelle. Allez, viens. Je te promets que la nuit sera longue. Je te ferai tout oublier. Tu oublieras la pluie, ta vieillesse qui pointe, les passages cloutés, les bombes atomiques, le tiers provisionnel et l'angoisse quotidienne d'avoir à se lever le matin pour être sûr d'avoir envie de se coucher le soir.
Il pose carrément la question :
(...) devons-nous aller gaiement à la mort ? Pouvons-nous, au moins, vivre heureux en l'attendant ?
Et la réponse après la question :
Je réponds oui avec une tranquille assurance, bien que je ne sois pas plus qualifié que le pape ou Lénine pour distribuer des règles de vie à mes contemporains dont la solubilité dans l'humus final reste, après tout, la seule certitude palpable. Cependant, malgré l'inévitable terminus asticotier du voyage où pourriront jusqu'à tes cheveux si doux à mon cou, malgré la colossale improbabilité de la survie de nos âmes dans un au-delà de cumulo-nimbus parsemés de connards flottant en chemises de nuti traitées Soupline, malgré, enfin, l'extrême fragilité des témoignages approximatifs de l'existence de Dieu.
Car il traite sans beaucoup de ménagement du sens que les autres peuvent donner à leurs vies :
Et d'abord qu'est-ce que l'âme ? Selon Jacques Lacan et mon coiffeur, l'âme est un composé nébulo-gazeux voisin du prout. Siegmund Freud, pour sa part, affirme dans l'édition de 1896 de l'Annuaire des refoulés que l'âme pèse 21 grammes, ce qui exclut évidemment la restitution de notre âme à Dieu par les PTT [on appelait encore ainsi la Poste] avec un timbre normal, même à grande vitesse, toute surcharge au-dessus de 20 grammes étant taxée aux frais du destinataire, c'est-à-dire en l'occurrence le Père, le Fils et le Saint-Esprit, c'est pourquoi, au moment de votre agonie, je vous conseille, mes frères, de vous coller deux timbres à l'âme, afin de faire bonne impression à l'heure cruciale...
Cette question de l'âme lui inspire aussi :
La vivisection de la femme ne nous permet pas de distinguer clairement la présence de l'âme. En effet, si nous ouvrons une femme, que voyons-nous exactement ? Un foie, deux reins, trois raisons d'avoir une âme. Certes, je vois venir l'objection. Vous allez me dire : le ragondin velouté des marais poitevins lui aussi a un foie et deux reins. Mais a-t-il une âme pour autant ? Non. Il boit Contrexéville et puis voilà.
Seuil 1983
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