Vie et destin (Vassili Grossman)
Il s'agit formellement d'un roman, d'une fresque historique à la russe (Guerre et paix, Le Docteur Jivago...), mais la part de réel est manifestement importante. L'auteur, Vassili Semionovitch Grossman (1905-1964), russe et en partie juif, a vécu intensément les plus durs épisodes du vingtième siècle : la terreur stalinienne (même s'il y a personnellement échappé il en parle), le plus dur épisode de la Deuxième Guerre Mondiale, Stalingrad, qu'il a couvert comme journaliste, et les camps de la morts allemands dont il a couvert, également comme journaliste, la libération. Sa mère a été victime de la "Shoah par balle".
Sur la terreur stalinienne, de loin en loin, parfois sans crier gare, d'une manière plus sobre que Soljenitsyne mais tout aussi efficace, on se trouve confronté à des récits comme :
- Il dit que le pire, pire que le camp, c'est la route. Les droits communs font ce qu'ils veulent dans les convois, ils prennent les vêtements, la nourriture, ils jouent la vie des politiques aux cartes, celui qui perd doit tuer un homme au couteau, et la victime ignore juqu'au dernier moment qu'on a joué sa vie aux cartes. (...)
- Il n'y a pas que vous qui avez souffert, cela a été pareil pour nous, dit Artelev.
- Mais chez nous, reprit Karimov, on ne s'est pas contenté d'anéantir des hommes, on a anéanti toute une culture. Les intellectuels tatares que nous connaissons actuellement sont des analphabètes en comparaison de ceux qui ont disparu.
- Tout juste, dit Madiarov ironique, ceux-là auraient pu créer leur culture nationale, mais aussi une politique extérieure et intérieure des Tatares et ça... ce n'était pas tolérable.
Un commissaire politique à l'officier d'un détachement isolé, dans Stalingrad :
(...) Dites-moi plutôt, comment se fait-il que vous tolériez que certains soldats expriment des opinions politiques erronées ? Hein ? Avec l'autorité que vous avez sur eux, vous pourriez y mettre le holà aussi bien qu'un commissaire. J'ai comme l'impression que les hommes disent leurs bêtises puis se tournent vers vous comme s'ils quêtaient votre approbation. Celui-là, là, celui qui parlait des kolkhozes, pourquoi l'avez-vous soutenu ? Je vous le dis franchement : mettons-y bon ordre ensemble. Et si vous ne voulez pas, je vous le dis tout aussi franchement, ça va mal aller.
Ce commissaire inquisiteur sera blessé à la tête par une "balle perdue" pendant la nuit. Il s'en sortira mais sera plus tard lui-même incarcéré, accusé notamment d'avoir poussé à la trahison précisément ces hommes-là, ce jour-là, juste avant cette blessure-là.
Il arrive à Ossipov de raconter des anecdotes sur de grands chefs militaires ; en parlant d'eux, il dit Semion Boudienny, Andrioucha [diminutif d'Andreï] Eremenko.
Un jour il dit à Erchov :
- Toukhatchevski, Egorov, Blucher [les plus haut gradés parmi les victimes des purges dans l'Armée Rouge] ne sont pas plus coupables que toi et moi.
Mais Kirillov apprit à Erchov qu'en 1937 Ossipov était le vice-directeur de l'Académie militaire et qu'il avait dénoncé sans pitié des dizaines de personnes, les accusant d'être des ennemis du peuple.
Sur Stalingrad, pendant une réunion de tireurs d'élites, le plus célèbre d'entre eux, Zaïtsev, raconte son duel avec un homologue adverse :
- Ce jour-là il en avait descendu trois des nôtres, et moi, je reste sans bouger dans mon fossé, je n'ai pas tiré un seul coup de feu. Le voilà qui tire encore une fois, il tire à coup sûr, le soldat tombe, sur le côté, les bras en croix. De leur côté il y a un soldat qui passe avec un papier, moi, je ne bouge toujours pas, j'observe... Et moi, je sais qu'il sait, lui, que s'il y avait un tireur d'élite de caché, le gars au papier, il l'aurait descendu, alors qu'il n'y a rien eu. Et je sais que de là où il est, il ne voit pas le soldat qu'il a tué et qu'il voudrait bien voir. (...)
Zaïtsev épargne intentionnellement un deuxième Allemand qui ne fait que passer, il attend encore un quart d'heure...
(...) il se soulève. Il se met debout. Je me lève aussi, de toute ma taille...
En revivant la scène, Zaïtsev se leva du banc, et cette expression de force qui était passée sur son visage tout à l'heure était devenue son expression dominante ; ce n'était plus le brave gars bien charpenté, il y avait quelque chose de léonin et de sinistre dans ce nez aux narines palpitantes, dans ce large front, dans ces yeux où s'était allumée une lueur victorieuse et terrible.
- Il a compris, il m'a reconnu. Et j'ai tiré.
Une parenthèse, qui montre aussi l'intérêt de l'ouvrage. La propagande de guerre soviétique s'est emparée de cet épisode, et a fait de l'Allemand anonyme abattu ce jour-là un certain Major Erwin König, instructeur d'une école berlinoise pour tireurs d'élite, envoyé spécialement à Stalingrad pour liquider Vassili Grigorievitch Zaïtsev ! Nul n'a pu trouver trace, dans les archives allemandes, de ce major ni de cette école. Cela n'a pas empêché le cinéma occidental de reprendre l'histoire.
Sur la Shoah, à présent, un épisode particulier de la "Shoah par balle". Il s'agit d'un juif d'Ukraine, comptable de son métier, forcé de creuser ce qu'il sait être sa propre tombe.
(...) Il compte, compte et le temps passe insensiblement, il compte le montant moyen de figures, non pas de figures, de corps, par charnier, il faut divisier 5609 par le nombre de charniers, c'est à dire 116, cela fait 48,35 corps par fosse commune, on peut donc dire, en arrondissant, 48 corps humains par tombe. Maintenant, si l'on compte que 20 brenner ont travaillé pendant 37 jours, cela fait... "En rang !" crie le chef de l'escorte et le Scharführer ordonne : "In die Grube mursch !" Mais il ne veut pas aller aller dans la tombe. Il court, tombe, repart, il court mal, le comptable ne sait pas courir, mais on n'a pas su le tuer et il est couché dans l'herbe...
On trouve aussi un récit détaillé, du point de vue des victimes, du gazage à Auschwitz, présenté comme un bain obligatoire.
Cette séance de déshabillage n'inquiéta pas les gens car ils continuaient à se voir, à se parler : "Mania, Mania, tu es là ?", "Oui, oui, je te vois." Une voix cria : "Mathilde, apporte un gant pour me frotter le dos !" La détente était générale.
Des hommes à l'air compétent, en blouses, marchaient dans les travées et tenaient des propos raisonnables sur la nécessité de mettre les chaussettes et les bas à l'intérieur des chaussures, de retenir le numéro de la travée et du portemanteau.
On trouve aussi une anecdote qui paraît plus incroyable, et pourtant l'auteur laisse entendre qu'elle est authentique. Une unité de sonderkommando liquide un village juif. Un des soldats se blesse gravement, et stupidement, au ventre, en jouant avec son arme. Il se trouve un moment seul dans une pièce avec une femme. Cette femme sait qu'on massacre les siens à l'extérieur, que son tour à elle est imminent. Et pourtant, sans comprendre elle-même ce qui lui prend, elle ne peut s'empêcher de serrer maternellement le blessé qui gémit...
Quand Grossman a présenté cette oeuvre, elle a été interdite et toutes les copies saisies, sauf une qui a pu être récupérée par le dissident Andreï Sakharov.
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