La Fraternité Cannibale (roman) 9
Suite de ce qui précède : 1 2 3 4 5 6 7 8
25 juin 20**
Bonjour Bob,
J’arrive à cette intégration. Et donc, j’ai eu beau me concentrer depuis hier, mes souvenirs restent très largement flous. Je ne suis même pas en mesure de te dire, à une semaine près, au bout de combien de temps j’ai pris l’avion pour gagner le centre. Je n’ai que des réminiscences extrêmement confuses du voyage lui-même. Ce fut comme un long rêve où tout était nouveau mais où rien ne me surprenait vraiment. Je suis incapable de dire quand, comment, j’ai pu laisser mes papiers, si on me les a pris ou si je les ai simplement oubliés quelque part. Je ne m’en suis plus jamais préoccupée.
Pour le coucher, on avait le choix entre un dortoir et des sortes de huttes individuelles où on ne pouvait pas tenir debout. Je ne sais plus ce qui m’a fait opter pour cette dernière formule. Pour le reste, les toilettes, douches et autres commodités, étaient spartiates mais fonctionnelles et assez nombreuses. Je ne me souviens pas m’être sentie gênée ni avoir vu des signes de cette gêne chez les autres.
Pour te donner un autre exemple, après mon arrivée, avec mon groupe de nouveaux dont Charlotte, nous avons visité, normal. À un moment, je remarque un lézard que je trouve étrange. On me dit que c’est un gecko. Ayant toujours eu cette passion pour le monde animal, je connais le nom. Je me dis que nous sommes sous les tropiques. Quelques heures plus tard, coucher du soleil, et je trouve qu’il descend vraiment vite. Je comprends que nous sommes sous les tropiques. Encore quelques heures, la nuit donc, je contemple le ciel étoilé. Je cherche la Polaire et donc la Grande Ourse qui est le repère le plus classique. J’ai du mal à trouver, j’y arrive. C’est simplement plus bas sur l’horizon. Je comprends que je suis sous les tropiques. Non, je ne radote pas, ou plus maintenant. Je l’avais vraiment oublié deux fois, peut-être plus encore.
C’est la même chose pour les trois autres. Nous discutons à un moment. Pour moi c’est très étrange. Charlotte ne veut pas qu’on la mange. Jusque-là, je peux comprendre. On ne peut pas manger tout le monde. Mais elle ne se révolte pas, pas encore. Il ne semble rien y avoir d’anormal pour elle non plus. Et elle est incapable de dire comment elle a pu arriver sur l’ile. Enfin, je me dis que c’est un cas très particulier, qu’elle a un travail de deuil à faire, ce genre de choses. Je ne m’en émeus pas autrement. Quelques heures plus tard, ou peut-être le lendemain voire surlendemain, je m’avise que les deux autres, Louis et Maéva, ne veulent pas non plus se sacrifier. Le cas particulier, c’est moi qui suis venue avec la ferme intention de donner, à terme, ma vie et ma chair. Mais je ne m’en rends absolument pas compte sur le moment. Comme dans un rêve encore une fois, rien ne m’étonne vraiment. Je ne pouvais pas imaginer que Charlotte, Maéva et Louis, allaient être mangés et pas moi.
Il me revient des choses dont je ne sais plus si elles se sont passées en rêve ou dans la réalité. À un moment, nous voici invités d’un seul coup à participer à une destruction urgente, à la main, d’insectes ravageurs sur une plantation, une de mes premières tâches concrètes. Je vois un gars qui en avale. Je ne suis pas dégoutée, mais je crois devoir lui dire :
― Heu, ils n’ont pas donné leurs vies. Un jour tu pourras me manger, moi, parce que j’aurai librement donné la mienne…
― On les prend quand même, leurs vies, non ? Et puis on en écrase à chaque pas, non ?
Ai-je répliqué ? N’ai-je plus rien dit ? Le souvenir s’arrête là. Je ne sais plus son nom s’il en a eu un. Je n’ai aucune autre réminiscence avec lui.
Et c’est encore la même chose pour les contacts avec les chefs. Voici qu’une TVM se montre autoritaire, sèche, froide, sans aucune empathie. Je me dis : « Ils doivent être tous comme ça ». Mais je ne me dis pas pour autant : « Dans quel enfer suis-je tombée !! ». Non, ça glisse toujours comme dans un rêve. Un moment après, je l’ai déjà oubliée, je m’en rappelle péniblement maintenant. Voici un TVM qui se montre, lui, gentil, compréhensif, à l’écoute. Je me dis : « Ils doivent tous être comme ça ». Mais c’est tout, pas d’émotion là encore. Je n’éprouve rien de particulier, même pas de soulagement ou de reconnaissance pour cet homme.
D’une manière générale, je me suis assez vite découvert des affinités avec certaines personnes, et le contraire avec d’autres. Mais pas passionnément. Cela ne m’empêchait pas de dormir. Le plus désagréable, en-dehors des TVM tâtillons, était un certain Kevin. Que je refuse systématiquement le sexe, il l’admettait. Que je recherche les travaux et activités qui me permettaient d’être nue, et que je m’y mette en étant parfois la seule parce que moins frileuse, il l’admettait. Mais pas les deux ! Et il me le faisait sentir, par des piques renouvelées, à chaque fois que nous nous croisions. J’ai fini par l’ignorer et ne plus rien lui dire.
Autre souvenir qui arrive à surnager, à un moment on nous explique, à nous les nouveaux, comment se déroule le sacrifice du vendredi. Je le savais déjà un peu pour ma part. L’instructeur s’adressait à moi puisque j’étais la seule à avoir déclaré mon intention de m’offrir en nourriture. Les trois autres écoutaient d’un air indifférent.
― Rose, à partir du moment où tu auras bu le bol, tu n’éprouveras plus rien de négatif. Bien sûr tu cesseras peu à peu de voir, d’entendre, de ressentir ton corps, ton esprit se dissoudra peu à peu, mais sans crainte, dans la joie, pour passer à la suite…
Mon sens critique ne dormait pas totalement, ou il s’est réveillé pour au moins quelques secondes. J’ai réagi, vivement :
― On le sait comment ?? Les gens sont revenus le dire ??
Il ne s’est pas démonté :
― Non, bien sûr, mais laisse-moi t’expliquer…
Je n’ai pas tout retenu des explications. Par exemple, au début, on posait systématiquement des électrodes d’électroencéphalogramme sur les personnes qui se sacrifiaient. Elles n’avaient donc pas la certitude rassurante de ne pas souffrir, et néanmoins elles s’offraient. Je n’ai pas tout compris, ni tout retenu alors que cela devait me concerner au premier chef. Je me souviens seulement que cela m’a convaincue. J’étais dans le cirage. Tu auras deviné que ce cirage était chimiquement assisté, à notre insu.
Il y a eu la séance de tatouage. On m’a dit par la suite que j’avais été longtemps hésitante. Je l’ai oublié. Je me souviens un peu de cette séance, avec la spécialiste de service. Alice, c’est une vraie artiste. Elle se déshabille pour me montrer les siens. Il y en a de partout, certains sont très drôles. Toutefois, il n’y en a pas sur certaines lignes. Elle m’explique que quand elle se sacrifiera, que donc on la dépècera, le couteau suivra ces mêmes lignes, dites de découpe. Et les tatouages ne doivent pas être perdus. On les récupère, la peau subit un traitement spécial. Enfin, je fais mes choix de dessins et inscriptions. Je suis capable de raisonner, de déduire et d’induire des choses. Je me dis que donc les tatouages sont récupérés après le sacrifice. Que deviennent-ils ? Je n’ai pas vu de musée des tatouages, seulement des photos. Comme je te l’ai déjà un peu expliqué, elles sont exposées avec d’autres souvenirs de défunts, sur ce mur où on vient quotidiennement se recueillir. Mais pas l’original. Je ne pense même pas à poser la question. J’aurai la réponse longtemps après.
Même le premier sacrifice auquel j’ai assisté, le vendredi suivant donc au bout de six jours, c’était comme irréel. Je remarque vaguement que Damien est loin de montrer la même ardeur que Marie. Souvent il hésite, il bégaye. Je retiens encore quelques autres détails de cet ordre, mais toujours sans émotion particulière, comme si je voyais un dessin animé. C’est seulement à présent que je réalise l’horreur, une horreur qui allait se répéter semaine après semaine. C’était quand même un être humain, qui aurait pu vivre encore de nombreuses années. Je me sens un peu plus émue, quand même, en consommant pour la première fois de la chair humaine. Mais c’est aussi parce que je la trouve délicieuse. Je bénis et remercie intérieurement Damien. Je me promets de ne jamais refuser ma vie et ma chair à moi, que si un vendredi s’écoule sans aucun sacrifice c’est que j’aurai été mangée.
Enfin, deux jours après, je commence à être vraiment éveillée pour l’entretien avec Zoé, une « préparatrice ». C’est une grosse femme en robe bleue, un peu plus âgée que moi. Son rôle est donc de préparer les candidats au sacrifice. Et j’ai exprimé mon intention de me sacrifier un jour. Elle m’accueille maternellement, me donne du « ma chérie », m’embrasse. Elle sait déjà bien des choses sur moi. Elle m’explique. Il y en a pour une bonne heure, sur tous les aspects. Y compris par exemple ce qu’il vaut mieux penser et ne pas penser quand on se sacrifie, que donc on va mourir. Et aussi, ce qu’il est conseillé de consommer pour optimiser le gout et la valeur nutritive de la viande, et bien d’autres choses que je savais déjà un peu. Et puis elle me montre des vidéos, dont celle de Marie et d’autres avec des personnes apparemment bien plus motivées que ce pauvre Damien. À un moment, pour la première fois depuis mon arrivée, je m’inquiète. Ou du moins, la première que j’ai retenue. Non, je ne me souviens pas d’un seul coup que le cannibalisme est devenu une abomination dans pratiquement toutes les sociétés humaines. Je ne suis pas non plus rattrapée par la peur de mourir. C’est pour lui dire ceci :
― Ils sont tous bien plus grands ou bien plus gros que moi. Est-ce que je ne devrais pas engraisser aussi ?
― Surtout pas, ma chérie ! Un sacrifice, ça doit aussi être beau ! Tu sais qu’on prend une vidéo à chaque fois. D’ailleurs tu peux demander à les visionner quand tu veux, pour peu que tu sois à jour de tes tâches. Et je sais que tu es une bosseuse. Bien sûr, nous ne sommes pas égaux pour ce qui est de l’esthétique personnelle, et il ne doit y avoir aucune discrimination sur cette base. Je ne me fais pas d’illusion sur l’impression que je laisserai moi-même à cet égard, et néanmoins je compte bien me sacrifier. Mais toi, tu es belle comme un ange !
Subitement elle ordonne, avec le sourire :
― Tiens, mets-toi toute nue, ma chérie.
J’enlève tout en fille obéissante. Elle voit l’inscription. Elle sourit et prévient :
― Ma chérie, je sais bien que tu ne veux pas de sexe et que tu es chatouilleuse. Mais je dois quand même te palper pour juger de certains aspects. Bien sûr, si c’est désagréable, tu le dis.
Elle joint le geste à la parole. Ses mains se promènent un peu partout sur mon anatomie. Elle y met assez de délicatesse, je me laisse faire. Elle conclut :
― Il y a juste un petit déficit de muscle, là, là… Je vais te rédiger une note pour le responsable gym. Il te fera un programme personnalisé. Tu verras, ma chérie, il est adorable et les exercices te plairont. Le moment venu, tu seras magnifique et tu seras délicieuse ! Tiens, tu me donnes envie de demander à être mangée moi-même juste le vendredi après toi, pour que tu sois mon dessert, ma dernière chair humaine dans cette vie. Enfin, c’est égoïste. J’ai fait mon temps. C’est toi qui me mangeras.
Cela, elle l’a dit à d’autres. Mais je ne le savais pas à ce moment. Si sidérant que cela me paraisse à présent, je me sentais heureuse et pleine de gratitude pour cette femme. Mon sens critique était encore très intermittent.
Enfin, elle me signale que je pourrai toujours lui demander des éclaircissements. Je me rhabille, nous nous embrassons encore, je la laisse. Je vais te laisser aussi pour le moment. Tu as peut-être des questions.
Amicalement,
Rose.
26 juin 20**
Bonjour Bob,
D’abord, un grand merci pour le dossier que tu m’as fourni sur le lavage de cerveau. Cela m’apprend comment on remet les gens sur le « bon » chemin dans les sectes dures, comment on fait, à partir d’une jeune femme ordinaire qui rêve de mariage et d’enfants, une prostituée zélée et productive. Jusque-là, ce n’était pas complètement nouveau pour moi. Cela fait partie des horreurs qui ont contribué, très tôt, à me dégouter de la vie, ou au moins de la vie « normale ». C’est en grande partie un résultat de l’influence de ma grand-mère maternelle.
J’ai par contre découvert, dans ton dossier, comment des innocents ont pu avouer des crimes horribles et maintenir leurs aveux plusieurs jours avant de se reprendre. Heu, tu ne veux quand même pas dire que c’était délibéré de la part de la police ? Ils avaient dû trouver le truc par eux-mêmes, empiriquement, persuadés de bonne foi que leur client était bien le monstre recherché. Tu peux voir que j’ai lu tout ça attentivement.
Encore merci, mais pour ce que tu supposais ça ne m’aide pas, en tout cas pour mon cas personnel. Donc cela ne me donne pas d’excuse ou d’alibi. Je ne connaissais pas encore la Fraternité Cannibale que j’étais déjà cannibale dans l’âme, désireuse de manger autrui avant d’être, application stricte de la Règle d’Or, mangée moi-même. C’est ainsi, à présent je dois vivre avec ce passé. Et donc à aucun moment je n’ai ressenti cette privation de sommeil. Je dormais beaucoup, et ce sommeil était chimiquement assisté, mais on ne me réveillait qu’à l’heure prévue, sans me bousculer. Je ne me souviens pas non plus de ces injonctions de répéter toujours ce qu’il y a lieu d’effacer de mes pensées. Mais il n’y avait rien de vraiment ennuyeux à en effacer, et mon sale caractère était accepté. Par contre, cela peut m’expliquer ce qui se passe quand des gens disparaissent trois ou quatre jours pour revenir métamorphosés, sans jamais dire ce qui leur est arrivé.
Maintenant, tu me demandes, cela t’obsède, comment je suis devenue dépeceuse. Je vais partir de mon intégration dans l’équipe vidéo puisque c’est ce qui m’y a amenée, avec un épisode qui m’aura particulièrement marquée. C’était deux mois après mon arrivée. La vie étant rythmée par les sacrifices hebdomadaires, j’avais déjà vu mourir, et mangé, Damien, puis Olga dont j’ai parlé, puis Sylvain dont j’ai aussi parlé. Ensuite, Luc parce que Mélanie venait de flancher, la première que je voyais, un choc pour moi. Puis Mélanie qui cette fois est allée au bout, puis Nicolas avec ce que je t’ai raconté, puis Martin qui m’a demandé de lui tenir la main pendant son agonie, autre expérience marquante. Et j’arrive à l’épisode qui répond à ta question.
Juste après, le dimanche matin, je travaille seule dans une pièce qui sert plutôt d’entrepôt. J’épluche très classiquement des pommes de terre avec un économe. C’est une corvée, une punition. Pas très dure, c’est moins pénible et guère plus fastidieux que ce que je ferais autrement avec mon équipe du moment, sur une plantation. Ma faute était d’avoir un peu trop interrompu un TVM venu nous faire quelques sermons. J’étais particulièrement exaltée, un peu trop à son gout. Pourquoi ? Parce que la date de mon sacrifice était fixée. Les autres personnes présentes ne voulaient pas être mangées. Pas moins de douze personnes devaient l’être avant moi, mais elles étaient toutes plus anciennes que moi. Je me prenais quasiment pour le centre du monde. Il s’est débarrassé de moi plus qu’il ne m’a châtiée. Ce qui m’a fait prendre la chose avec philosophie c’est que Lola, la responsable cuisine, m’aime bien. Je le lui rends autant que je peux. Je sais, par d’autres puisque c’était bien avant mon arrivée, qu’un jour elle a jugé qu’il était temps pour elle de s’offrir en nourriture. On l’a désignée. Elle a été la première à rendre ses vêtements pour vivre nue ses derniers jours. Seulement, le mercredi avant son sacrifice, on s’est avisé qu’elle était fichée comme indispensable. L’officialisation avait été défaillante. Elle s’est donc rhabillée. On a mangé quelqu’un d’autre. On ne l’a plus jamais vue nue. Elle acceptait de vivre peut-être longtemps. Mais il ne fallait pas lui parler de ce sacrifice avorté.
Parfois elle m’apporte en douce une portion de ma friandise préférée. Elle veille à mon moral, tout en s’assurant sans trop le montrer de la qualité de ma prestation. C’est une perfectionniste et j’aime les perfectionnistes.
Voici qu’arrive Ludo. Il est déjà mon superviseur attitré, étant déjà le plus doué pour me calmer au besoin.
― Rose, ça va ?
Je hausse les épaules :
― Comme une fille punie après plusieurs avertissements et qui sait qu’elle ne pourra pas s’empêcher de récidiver. Enfin, c’est une affaire d’une demi-heure et je serai quitte… pour cette fois.
Il reprend, en riant :
― Rose, non, tu vas t’arrêter de suite. Comme ça, il y aura des patates en réserve pour ta prochaine punition.
Je m’insurge :
― Hé ! Ce n’est pas toi qui m’as punie !
J’ai beau être un peu sauvage, je suis attachée à certaines règles héritées de mon expérience professionnelle d’avant la FC. Y compris visant le comportement de la hiérarchie, y compris en son sein. Je n’admets pas que des TVM s’engueulent entre eux devant moi par exemple, et je ne crains pas de les engueuler à mon tour. Il m’avouera plus tard que son intérêt pour moi a beaucoup monté à ce moment. Il ne le montre pas et ne fait que sourire :
― Il y a une consigne qui me couvre ! C’est la volonté sacrée de Juliette.
― Juliette ? Volonté sacrée ? Et la mienne alors ?? Son sacrifice, c’est pour dans trois mois, juste après le mien ! Je dois être la dernière chair humaine qu’elle consommera ! Nous en avons encore parlé, elle et moi, hier soir au repas !
― Rose, tu sais, ces programmations à long terme vont être abandonnées. Ce n’est plus tenable, il y a trop de gens qui changent d’avis dans les deux sens.
― Et moi, dans tout ça ?
― Pour le moment rien de changé, mais ça ne va pas forcément durer. Accepterais-tu que ce soit avancé pour toi aussi ?
― Je suis comestible et prête à mourir !
― Attention à la présomption. Ce n’est pas rien, de mourir.
― Tu n’essaierais pas de me dissuader, là ??
― Mais non…
Il m’avouera, longtemps après, que si, ou au moins qu’il me sondait. Mais il n’était pas prêt à le dire ouvertement. Il continue :
― Quoi qu’il en soit, Juliette t’attend, juste là dehors, et elle t’expliquera elle-même.
Trois jours avant donc, en tant que responsable vidéo, elle a réalisé une sorte de reportage sur la lutte contre les insectes ravageurs. Je m’y exprime longuement, étant une des spécialistes.
Maintenant, c’est moi qu’elle attend, sur un champ provisoirement en friches, près des bâtiments. J’y vais. Elle est nue. Contrairement à moi, ce n’est vraiment pas dans ses habitudes. C’est la première fois que je la vois ainsi. Nous nous embrassons. Je n’arrive pas à ouvrir la bouche mais ma perplexité doit se voir. Elle explique en souriant :
― Je n’ai pas choisi, mais j’aurais pu refuser et j’ai accepté, de m’offrir en nourriture plus tôt que prévu, donc vendredi prochain.
― Quand ?
― Vendredi prochain, enfin ! On ne te l’a pas dit ?
― Je veux dire, quand l’as-tu appris ? Hier soir, au repas…
― Ils me l’ont annoncé juste après. Je ne m’y attendais pas mais encore une fois j’ai accepté.
― Ils t’ont dit pourquoi ? Florian s’est désisté ?
― Florian ne s’est pas désisté. Il a aussi été surpris. Il aurait pu refuser, maintenir la date prévue pour lui. Je crois bien que c’est moi qui l’ai décidé à accepter. Après, je n’ai pas posé la question de pourquoi. Mais il semble qu’il y ait un excédent de filles, surtout avec les arrivées annoncées. Donc on doit nous manger en priorité. Tu peux aussi t’attendre à vivre moins longtemps que prévu…
Un sentiment d’irréalité me saisit, d’autant que je n’ai pas remarqué cet excédent, que je n’en ai pas entendu parler non plus. Mais son exemple me fascine et je ne veux pas me montrer moins soumise qu’elle…
― Après tout, je crois que j’accepterais aussi.
― Bien. Je vois que ça t’étonne de me voir à poil. Je ne suis pas comme toi là-dessus. Il est vrai que c’est moins valorisant pour moi que pour toi. J’aurais préféré me déshabiller seulement après avoir bu le poison. Mais ils m’ont demandé de rendre mes vêtements et de rester comme ça.
― Enfin, tu pouvais refuser ! Ta volonté est sacrée.
― Ma volonté sacrée, c’est d’obéir jusqu’au bout, jusqu’à la mort. N’essaie pas de comprendre.
Je cherche des objections, elles ne viennent pas. C’est elle qui reprend :
― Bon, excuse-moi, je t’ai fait venir pour encore une interview de toi. Pour commencer, toi aussi mets-toi toute nue. Oui, je sais, la dernière fois je t’ai fait te rhabiller. Et non, ne me regarde pas comme ça. Je ne te toucherai pas et tu ne me toucheras pas.
Le souvenir de Nicolas est encore frais pour moi. Mais donc j’enlève tout. Elle ajoute :
― Ce n’est pas moi qui le demande. C’est la consigne que j’ai reçue. Encore une fois, ma volonté sacrée est d’accomplir jusqu’au bout, du mieux que je peux, en fille obéissante, ce qui m’est demandé…
Elle l’a dit fermement, quoique sans exaltation, sans affectation. Je me dis que j’ai affaire à une sainte, que j’aurai du mal à atteindre un tel niveau, et qu’après tout personne ne me le demande. Mais cela n’apaise pas mes appréhensions.
― Et donc ils veulent que je sois toute nue ?
― Oui, Rose. On sait que ça ne te pose pas de problème.
Je n’en suis pas moins troublée. Avec le recul, j’aurais pu aller au bout de ce trouble et poser plus de questions. J’aurai les réponses plus tard. Je demande encore :
― Pour parler de quoi ? Encore des insectes ? Est-ce que je dois répéter ce que j’ai dit sur les différences entre chrysomélidés et coccinellidés ? Je ne suis pas sûre d’avoir été claire.
Ce sont des coléoptères, qui se ressemblent un peu, les adultes comme les larves. J’avais planché là-dessus. Car les premiers sont des ravageurs à détruire, les seconds des prédateurs de ravageurs, donc utiles.
― Rose, c’est de toi que tu vas parler.
― Ah bon ? On vient de me punir parce que je parle trop, que je coupe la parole, que je me comporte en vedette… et voici qu’on m’interviewe comme une vedette ?
― C’est une commande du Centre Suprême. Ce ne sera pas utilisé ici. Et d’ailleurs c’est plutôt pour quand tu auras été mangée.
Je me souviens des vidéos que m’avaient envoyées Joe et les autres, il y a si longtemps déjà. Le principe me plait. Je demande :
― Est-ce que ça veut dire que ce sera plus tôt que prévu, pour moi aussi ?
― C’est possible. On ne m’a rien dit là-dessus. De toute façon, je ne le verrai pas.
― Je suis déjà prête à mourir, juste après toi si on me le demande. Mais peut-être qu’en attendant un peu j’aurais plus de choses à dire ?
― Ce sera toujours temps. Dans l’immédiat ils tiennent à ce que ce soit moi qui t’interroge. Et moi, on va me manger dans cinq jours. Ils ne veulent surtout pas que tu prépares tes réponses. Ce doit être spontané.
― Heu, j’ai peur que…
― On coupera tout ce qui ne convient pas. Ne t’étonne pas si je précise des choses, ou si je te fais répéter.
Tout en parlant elle a disposé un gros caméscope sur un trépied. Elle m’explique encore le déroulement pratique. Et puis elle lance l’appareil et va bien vite se placer face à moi, de profil donc pour les futurs spectateurs. Et les questions fusent, auxquelles je dois répondre spontanément, en quelques mots à chaque fois.
De l’interview elle-même, je n’ai retenu qu’une chose. À un moment, Juliette me lance :
― Rose, c’est super, ce que tu viens de dire, c’est bien dans l’esprit de ce qu’ils nous demandent ! Mais tu dois pouvoir le balancer avec plus de force. Ne sois pas timide !
Ce n’était pas de la timidité, c’étaient de sérieux doutes sur mes propos pourtant spontanés. Mais, en fille obéissante, je les répète avec plus de vigueur. Nous arrivons au bout. Elle m’invite à me rhabiller. Mais elle ne me libère pas encore.
― Rose, déjà la première fois j’ai vu que la vidéo, tu t’y connais, tu aimes ça. Tu dois pouvoir intégrer l’équipe. Tu ne seras pas plus indispensable que moi. Je le sais, que tu refuses de l’être.
Je venais en effet de le déclarer pour la postérité.
― Heu, Juliette, j’aime aussi ce que je fais présentement dans mon équipe, et je m’y connais aussi ! Tu l’as vu !
― Rose, voyons, nous avons fait le calcul. Cette activité nous occupe en moyenne cinq heures par semaine et par personne, y compris la mise en forme. Le reste du temps, je peux gratter la terre ou éplucher des légumes, ou même brasser le compost, sans que ce soit une punition.
Et de fait elle m’a formée et intégrée dans l’équipe pendant ses derniers jours. Elle n’en finissait pas de m’impressionner. Le jeudi soir, n’y tenant plus, je suis allée trouver Chloé, la TVM qui présidait alors au choix des personnes à manger.
― Je suppose que ce sera refusé, mais je me reprocherais jusqu’à la mort de ne pas me proposer. Je voudrais me sacrifier demain à la place de Juliette…
― Rose, qu’est-ce qui te prend ? Un moment de déprime ?
― Non. Je sais qu’il me reste trois mois avant d’être mangée moi-même. J’ai quand même envie de les vivre, de manger les douze personnes que je dois encore manger. Mais Juliette, on doit pouvoir la garder plus longtemps ! Si on a avancé son sacrifice on doit pouvoir aussi avancer le mien.
― Tu t’es attachée à elle tant que ça ?
― Mais non ! Simplement, c’est une sainte. On a besoin de saints et de saintes. Moi, je ne vaux rien !
― Ne te sous-estime pas ! Ce n’est pas de l’humilité, c’est même le contraire.
― À côté d’elle !
― Rose, il y a beaucoup d’aspects que tu ne maitrises pas. Cela part d’un bon sentiment mais parfois c’est le début de la rébellion.
― Si on me mange demain, je ne risque plus de me rebeller !
― Rose, le plus sûr moyen de ne pas te rebeller, c’est de continuer à te comporter en fille obéissante, à quelques caprices près mais tu sais qu’on les tolère. On comprend que c’est un besoin pour toi. Tu vas donc abandonner cette idée, continuer comme avant, et te préparer à bien mourir le moment venu. La sainteté, c’est superflu. Je n’ai pas que toi sur les bras. Je dirai même que tu n’es pas la seule à vouloir être mangée à la place de Juliette. Mais c’est bien elle qu’on va manger demain. Tu peux disposer.
J’ai obtempéré sans me douter que quelqu’un, plus tard, allait faire la même démarche pour la même raison, et obtenir gain de cause pour faire reporter mon sacrifice au prix de sa vie. Mais n’anticipons pas et reprenons le fil.
Et donc, le lendemain, Juliette a bu le poison. Toujours conformément à sa volonté sacrée, j’ai pris une vidéo de son sacrifice, de son agonie, puis surtout de son dépeçage. Elle avait justifié ainsi cette prise de vue :
― C’est la seule chose que j’exige personnellement. On ne me l’a pas soufflée. Je veux bien qu’on imagine que X ou Y ne s’est pas vraiment sacrifié, qu’il ou elle a emprunté le fameux souterrain. Mais pour moi, pas question ! On doit savoir, et n’importe qui devra pouvoir vérifier, que je suis bien morte, que c’est bien moi qu’on a mangée !
Pour ma part, je considérais déjà cette histoire de souterrain comme une rumeur inepte. Quand j’en entendais parler je me sentais mal à l’aise, mais je ne croyais pas utile de réagir. Les vidéos que j’avais vues avant même ma conversion me suffisaient. Mais il y avait une volonté sacrée. Cela m’a donc fait pénétrer, pour la première fois, dans la pièce dédiée aux dépeçages. J’ai assisté à tout le travail de derrière le caméscope. En vrai, c’est tout autre chose que sur écran, ne serait-ce qu’avec les odeurs. À la fin, Renaud, le responsable, m’a dit :
― Rose, tu nous épates, vraiment ! Une telle maitrise de ses émotions quand on voit ça pour la première fois, c’est rare. Et à voir la façon dont tu manies tes engins tu ne dois pas être maladroite. Il y a une place pour toi dans l’équipe.
― Heu, est-ce que ça rend indispensable ?
Il commence par s’offusquer :
― Rose, tu me déçois ! Tu dois quand même savoir qu’on ne force jamais qui que ce soit au sacrifice !
― Mais je ne veux surtout pas être indispensable ! Mon sacrifice est d’ailleurs programmé. On va me manger dans trois mois, peut-être avant.
― Ah ! Je te demande pardon, alors !
Ce n’est pas de pure forme. Il attend vraiment que je prononce mon pardon. Je le prononce, nous nous embrassons. Et puis il explique :
― Réponse, non. On n’a jamais à ce jour refusé la vie et la chair de dépeceurs. Mon sacrifice à moi est aussi programmé, et avant le tien. Par ailleurs, on a déjà formé, en connaissance de cause, des gens qui allaient être mangés seulement un mois après.
― Et on arrive à en trouver, des dépeceurs ? Ce n’est quand même pas ragoutant. Je suis contente que mon sang-froid t’ait plu, mais je devais me cramponner. Pourtant je n’avais pas à y mettre la main.
― Il y a deux avantages pour inciter. Le premier, c’est qu’à chaque fois qu’on s’y colle on a quartier libre le samedi. Le deuxième, c’est qu’on est dispensé de brasser le compost. Enfin, ce n’est quand même pas pour rien que je te sollicite. Beaucoup de gens voudraient mais ne sont pas aptes. Il y a ceux qui pourraient mais n’ont pas un bon esprit. Mais je te répète que tu ne seras pas indispensable. Après, je n’insiste pas, à toi de voir.
J’ai davantage hésité que pour la vidéo. Je n’ai accepté que le mercredi suivant. J’ai déjà un peu parlé des évocations, qui sont quelque chose d’important. Et donc à chaque repas du soir, sauf le vendredi, on doit en écouter une. Comme sur le panneau du souvenir, tout n’est pas véridique. Mais on doit se taire. Le mercredi, au plus tard le jeudi, est réservé à la personne mangée le vendredi précédent. Les autres jours on reprend une histoire plus ancienne. Et donc l’évocation de Juliette m’a appris qu’elle avait été dépeceuse, pendant plusieurs mois. Au départ, elle y avait assisté pour lever les doutes qu’elle nourrissait sur la réalité du sacrifice et l’histoire du souterrain. Elle avait découvert que c’est important, le dépeçage, et qu’on manquait de bonnes volontés. Elle s’était donc proposée, non sans s’assurer que cela ne la rendrait pas indispensable. Elle ne m’en avait jamais parlé à moi. Je me suis dit que je me devais de faire aussi bien qu’elle. Et puis j’ai fait part à Ludo de mon étonnement :
― Juliette, c’était quelqu’un d’exceptionnel. Je ne comprends pas qu’on ait avancé son sacrifice. On ne manquait pas de volontaires. Même moi, j’aurais pu…
― Et même que tu t’es proposée la veille, et que tu n’as pas été la seule. C’est venu de plus haut que moi. Peut-être qu’elle était trop parfaite, trop transparente, trop sublime. C’en était gênant, des fois. Peut-être même qu’on pensait qu’elle allait refuser, que ça la rendrait plus humaine. Autrement, j’avoue que je ne m’explique pas qu’on lui ait fait rendre ses vêtements. Mais elle a tout accepté sans murmure.
Trois semaines après ces événements, alors qu’il me restait deux mois à vivre, il a été officiellement annoncé que les programmations de sacrifices plus d’un mois à l’avance étaient annulées. Pourtant on venait de manger, dans l’ordre prévu de longue date, Alice, la tatoueuse de service qui avait formé sa successeuse, puis Manon dont j’ai parlé. Je suis allée demander à Chloé ce que cela impliquait pour moi. Je n’étais pas la seule à me poser cette question. Quand mon tour est venu, elle m’a dit :
― Rose, sache bien que ce n’est pas de gaité de cœur qu’on a renoncé à cette programmation. Mais trop de gens changent d’avis dans un sens ou dans l’autre. Il y en a même qui se sont proposés pour être bien vus, et puis ont trouvé une combine pour être indispensables.
― Pas question pour moi !
― Je n’en doute pas. Mais moi-même, je ne sais plus quand je vais me sacrifier. Pour toi comme pour moi, ce pourrait bien être plus tôt que prévu. Depuis un moment il y a un excédent de filles donc on nous mange en priorité. Et donc, tout ce que j’ai à te dire c’est de nouveau : tiens-toi prête, ne fais pas de plan à long terme, exerce-toi encore à bien mourir. Et si quelqu’un flanche, avance-toi, propose-toi.
Je me le suis tenu pour dit sans état d’âme particulier. C’était une période optimiste. Charlotte n’était pas encore rebelle. J’étais moi-même bourrée de bonnes intentions.
Tu m’interroges sur la configuration du domaine, de notre territoire. C’était sur une ile encore une fois, mais je n’ai à aucun moment vu la mer. Notre espace, peut-être un kilomètre carré, était plat, essentiellement couvert de cultures très variées. La limite, de tous les côtés, était une haie très haute et très épaisse, vraiment impénétrable. Tout ce qu’on voyait au-delà, et pas de partout, était une chaine de collines sans aucune trace visible d’activité humaine, à plusieurs kilomètres. Les deux cours d’eau qui se rejoignaient chez nous en venaient. Les trois bâtiments, deux étages chacun, étaient regroupés en bordure. Ils masquaient le seul et unique point d’accès au monde extérieur, sévèrement gardé. On entendait là des bruits de véhicules, mais on ne les voyait jamais. Interroger là-dessus sans avoir de raison concrète était très mal vu. Quelques panneaux solaires fournissaient le peu d’électricité nécessaire.
La suite demain,
Amicalement,
Rose.
27 juin 20**
Bonjour Bob,
Deux semaines après cette annonce, on avait mangé successivement Renaud que je me devais de dépecer, puis Leïla et son impatience de mourir. Elle, par contre, je ne l’ai pas dépecée. J’ai alors pu croire un moment que j’allais incessamment être mangée. C’est venu un peu par surprise. Mais c’était pour moi dans l’ordre des choses. Je l’acceptais. Un lundi après-midi, Ludo vient me trouver à mon travail, sur une culture. Il m’emmène jusqu’à un taillis qui pour moi marquait la limite du domaine cannibale. Il s’y trouve pourtant un passage, étroit, que j’ignorais. Il m’explique qu’au bout de quelques dizaines de mètres on débouche sur d’autres cultures. C’est le domaine de Léo et Théo. Il ajoute :
― Demain matin, tu iras directement te joindre à eux, avec des sacs que je te remettrai et de quoi réaliser un bon reportage vidéo. Ça devrait te plaire, tout ça…
― Heu, ils ont une drôle de réputation.
Il rit :
― Ils n’ont jamais mangé personne… sauf les vendredis, bien sûr…
― Ils ne sont pas un peu rebelles ?
― Tu éviteras de parler de sacrifices. D’ailleurs on leur a dit que tu es indispensable.
― Heu, pourquoi ?
― C’est mieux, ne cherche pas à comprendre. Ils sont un peu particuliers, ces deux zèbres, mais ils sont très gentils. Donc, ne parle surtout pas de ça. Vous aurez assez de sujets de discussion.
― Mais enfin, on ne devrait pas beaucoup tarder à me manger. Et ils le sauront ! Surtout que j’ai l’intention d’embrasser tout le monde avant !
― Figure-toi qu’ils sont de ceux qui arrivent toujours à la fin, quand ils arrivent. Et ils ne veulent pas savoir qui ce sera avant.
― Je ne comprends pas qu’on le tolère.
― On le tolère, comme on tolère tes lubies. Et donc, au pire, ils te verront mourir de loin. Ce ne sera pas ton problème.
― Après moi le déluge, ce n’est pas mon genre !
― Refuserais-tu ?
― Non, mais… est-ce qu’on ne compterait pas sur moi pour rapporter des choses ?
― Ce sera à ton appréciation. On ne te donne aucune consigne là-dessus.
Considérant que j’ai accepté, il vient aux détails :
― Tu laisseras tes vêtements ici, sur ce rocher par exemple. Tu les reprendras en rentrant le soir…
― Heu…
― Rose, ils sont homos, partenaires attitrés l’un de l’autre ! Ils ne te toucheront pas, sauf pour la bise au début et à la fin. Mais ils apprécient quand même une compagnie féminine, et encore mieux une jolie fille nue, visuellement s’entend et pas plus. Eux ne s’habillent quasiment jamais. Je sais que tu n’es pas toi-même insensible, visuellement s’entend, à un beau gars tout nu.
Je suis généralement à l’aise avec les homos masculins. Je n’ai pas à craindre de comportements gênants et je sais les prendre dans le sens du poil. Il ne m’en reste pas moins des appréhensions. Il me semble, vaguement, que Ludo ne livre pas toute sa pensée. Il m’avouera plus tard, après notre fuite, qu’il nourrissait déjà des velléités de rébellion, de rejet total du cannibalisme. Mais il se sentait incapable d’en venir là seul. Donc, il espérait confusément que je ne résisterais pas aux arguments des deux rebelles.
Le lendemain matin, très excitée et en même temps un peu inquiète, j’arrive sur les lieux, lourdement chargée. J’ai laissé mes habits comme convenu bien avant d’arriver. Je peux voir que mon sac repas est personnalisé, avec une part consistante de ma friandise préférée, merci Lola.
Je découvre donc mes deux acolytes pour la journée. Ils ont mon âge ou peu s’en faut. Ils sont grands, athlétiques, et de fait j’aime ça. Nous nous embrassons avec chaleur, mais sans rien de lascif.
Le travail ne manque pas. Mais il n’est ni pénible ni très délicat, donc nous pouvons bavarder en même temps. Pour me mettre dans le bain, j’ai à arracher une certaine plante qui pousse de partout. Elle entrera dans des potages. Je comprends vite qu’il est plus pratique, moins pénible, de le faire à quatre pattes. Léo et Théo rient. Ils me comparent à toutes sortes de quadrupèdes. Je le prends bien. Il y a une vraie chaleur, une vraie affection, et je me rends compte que j’en manquais. J’en oublie un moment qu’ils sont « particuliers ». Nous en venons à des sujets plus sensibles. Entre autres, les travers et les bêtises de nos chers TVM, jusqu’à singer leurs tics, et cetera. On arrive à des aspects encore plus regrettables. Les deux sont plus anciens que moi et savent beaucoup de choses. J’ai parfois du mal à cacher mon effarement, et même du mal à les croire. Mais je suis plus proche du sommet de par mes nouvelles fonctions, donc je peux aussi leur en apprendre de belles… non sans me dire que ce n’est pas forcément judicieux. Car je me rends de plus en plus compte que j’ai bien affaire à deux rebelles endurcis. Je n’en étais pas encore convaincue. Il m’a été inculqué, et je me tiens pour dit, en général et pour eux en particulier, que je ne dois pas perdre mon énergie en disputes vaines. Je dois seulement préserver, au plus profond de moi-même, ma foi cannibale et ma résolution de m’offrir en nourriture.
Je décide, un peu abruptement, de passer à la suite de mon programme, les vidéos. Ils s’y prêtent avec zèle. Ils expliquent tout, les plantes, les précautions, les problèmes de l’irrigation, la lutte contre les ravageurs. Et ils insistent, lourdement, sur le fait qu’ils sont indispensables. J’en suis gênée. J’aurais envie de leur rappeler que de toute façon on ne mange que les personnes qui l’acceptent. Mais je n’oublie pas que je suis aussi supposée indispensable pour eux. Le terrain est donc délicat.
Viens l’heure du repas. À ma surprise, mes camarades ne touchent pas à ce qui leur est proposé, que je leur ai moi-même apporté. Ils préfèrent les fruits, certains insectes aussi, que l’on trouve sur place. Et même ils émiettent et jettent ce qu’on leur a préparé. Ils disent que cela enrichit le sol. Ils me conseillent d’en faire autant. Je m’y refuse. Je ne suis pas totalement prise au dépourvu. Je sais que des gens craignent les drogues qu’on voudrait leur faire ingérer en douce, pour les dissuader de se rebeller et les inciter à s’offrir en nourriture. Je trouve cela ridicule, déplorable, mais je préfère ne rien dire. Je crois bien qu’ils prennent mon silence pour un acquiescement, et je me sens coupable. Voici qu’ils me parlent sexe. Ils jugent triste qu’une fille comme moi n’en veuille pas. Je répète comme à chaque fois que cela ne m’a jamais donné de plaisir, même avec des hommes que j’appréciais hautement.
Voici une visite imprévue qui me tire provisoirement d’embarras, Chloé. C’est précisément moi qu’elle vient voir. Elle m’embrasse, elle ne regarde même pas les deux autres. Elle ne s’est pas déshabillée. Elle m’entraine à l’écart. Elle s’assure que personne ne nous écoute. Enfin elle lance, à voix basse :
― Rose, tu m’as encore dit, récemment, qu’on peut te demander ta vie et ta chair n’importe quand, même la veille…
Je réponds sans hésiter, avec la plus grande exaltation :
― Je suis prête à mourir. Puisse ma mort être belle et puisse ma viande être bonne !
― Bénie sois-tu !
Elle m’embrasse longuement. Et puis, quand même, je demande :
― Pourquoi ? Lina se désiste ?
― Pas vraiment, ou pas encore.
Je sens une certaine irritation me gagner.
― Chloé, si c’est qu’on estime avoir besoin d’elle plus longtemps que prévu, et qu’il vaut mieux me manger, moi, pas de problème ! Je suis prête à mourir à sa place, mais je préfère qu’on me le dise franchement !
― Ce n’est pas ça.
― Donc elle se désisterait. Ça m’étonne et ça me fait de la peine. Elle a un peu hésité pour rendre ses vêtements, mais seulement pour ça. Je crois bien que c’est moi qui l’ai décidée à le faire.
Chloé a une grimace que je comprends de suite. Bien sûr, c’est au libre choix de la personne. Je ne pense pas à Juliette. Je précise bien vite :
― Elle me demandait conseil. Je lui ai juste dit que j’en avais l’intention pour moi-même le moment venu. J’ai encore discuté avec elle il y a deux jours. Je l’ai trouvée parfaitement déterminée, c’était impressionnant. Même qu’elle m’a encouragée à bien mourir quand ce sera mon tour. Elle m’a aussi demandé conseil pour ses dernières volontés, mais vraiment pour peaufiner les formulations. J’ai fait de mon mieux. Enfin, pour moi, c’est une amie !
― Rose, j’ai dit « le cas échéant ». Mais c’est justement parce que vous êtes amies que l’on souhaite te manger à sa place si jamais… comme à chaque fois qu’on le peut. Quoi qu’il en soit, c’est ce qui a été décidé. C’est aussi parce qu’on te considère comme particulièrement fiable, apte à bien mourir. C’est important dans ce genre de cas.
Je ne pense pas à demander à quoi on juge cette aptitude, vu mon caractère pour le moins instable. Je pose la question que j’aurais dû poser depuis le début :
― Bon, enfin, on en est où ?
― Lina a disparu. On ne l’a plus vue depuis avant-hier soir au repas. À moins que tu l’aies vue, toi ?
― Non, et même qu’hier elle m’a posé un lapin. Elle m’avait fixé un rendez-vous pour une vidéo. Elle comptait expliquer une de ses spécialités. Elle devait confectionner un sac avec la peau d’un sacrifié, je ne sais pas bien lequel parce que ça suppose plusieurs mois de traitement après dépeçage. Il est prévu d’en faire un avec sa peau à elle, et elle y tient. Mais je devrais être mangée avant. Elle devait aussi examiner ma peau à moi pour voir si elle a la qualité…
Et je continue sur cette lancée, avec de plus en plus de détails. Chloé qui n’est pas toujours patiente m’écoute patiemment, comme on doit écouter quelqu’un qu’on va bientôt manger. Cela me renforce dans l’idée que telle est ma situation. C’est moi qui me rends compte que ces précisions n’apportent rien.
― Chloé, enfin, sa volonté est sacrée, quand même !
― Bien sûr, mais il y a des limites. Tu peux évidemment t’isoler, mais en signalant l’endroit pour pouvoir être retrouvée au besoin, et aussi pour t’éviter des rencontres que tu ne souhaiterais pas. Par ailleurs, on a déjà vu des gens qui étaient désignés, qui semblaient tout aussi déterminés, disparaitre à tout jamais. Et donc on ne peut pas attendre le dernier moment, ne serait-ce que pour te laisser un peu de quartier libre avant ta mort. Il a été décidé que, si elle ne se manifeste pas d’ici ce soir, sa désignation sera annulée. Et cela, quand bien même elle reviendrait à partir de demain matin. On lui signifierait alors que la place est prise, que ça lui plaise ou non. On lui rendrait ses habits et elle devrait se remettre au travail.
― Sans l’entendre ?
― Quand même pas. Supposons qu’elle présente des justifications acceptables, je vois mal lesquelles mais supposons. Elle resterait désignée pour le vendredi d’après et garderait son quartier libre, une semaine de plus donc. Mais c’est quand même toi qu’on mangerait d’abord.
― Je suis prête à mourir.
― Enfin, Tout ça, ce sont des supputations. L’important, pour le moment c’est que si elle ne se manifeste toujours pas la décision sera prise ce soir au plus tard. On annoncera sa défection juste après l’évocation. On ne fera pas appel aux volontaires. On te choisira directement, toi, pour les deux raisons que j’ai dites. Tu rendras tes vêtements dans la foulée. Tu embrasseras tout le monde… oui, nue comme tu es présentement, pour encore mieux marquer les esprits. Et on libérera les gens pour la nuit. Acceptes-tu l’incertitude d’ici là ?
― Je suis prête à mourir.
― Et à vivre plus longtemps, le cas échéant ?
― OK. De toute façon, c’est une affaire d’au plus quelques semaines si tu ne m’as pas raconté d’histoire.
― Bénie sois-tu !
Elle m’embrasse encore. Et elle précise :
― Maintenant, et donc jusqu’à ce moment, je te demande de ne rien dire à personne et de faire comme si de rien n’était. Surtout, pas un mot aux deux zigotos.
Elle m’embrasse pour la quatrième fois, elle me laisse. Je regagne mon poste.
Pas un mot, facile à dire ! Léo et Théo n’ont pas entendu mais ils voient bien, à ma figure, qu’il s’est passé quelque chose. Et d’ailleurs ils connaissent les attributions de Chloé. Ils me bombardent de questions, d’abord gentiment puis de plus en plus agressivement. Ils en viennent, non pas à me frapper mais au moins à m’empoigner et me secouer. Je ne tarde pas à craquer, à tout leur dire. Ils devraient être sinon approbateurs, du moins neutres, ne serait-ce que par prudence. Théo, virulent :
― Rose, tu as menti !
― Pardon ?? Quand donc ??
― Tu n’es pas indispensable !
― J’ai dit que je suis indispensable, moi ??
Léo corrige :
― OK, ce n’est pas toi qui nous l’as dit. Tu n’es pas bien, avec nous ?
― Mais si…
Il se fait suppliant. Avec le recul, mais seulement à présent, je me dis que j’ai manqué une occasion.
― Enfin, pourquoi vouloir mourir ?
Je me raidis.
― Parce qu’il n’est pas question de me manger vivante. Et puis enfin, vous n’aimez pas la chair humaine ?
― Rose, on se sacrifie quand on en a marre de la vie. Ça vient bien assez vite, ils savent y faire. Tu aurais dû te méfier de la bouffe.
Je me referme. À quoi bon discuter ? Trop facile. Théo reprend, sur le mode sarcastique :
― Peut-être que tu comptes sur le souterrain ?
― Mais pas du tout ! Je le sais, que c’est une rumeur idiote ! J’ai dépecé !
― Tu sais dépecer et tu n’es pas indispensable ?? Chapeau !
― Mais enfin, vous n’avez pas peur ??
― Non, nous n’avons pas peur. Nous sommes réellement indispensables, nous. Si nous disparaissons, tout ça pourrira, ce sera la famine, il faudra manger deux fois plus de gens. Tu peux nous dénoncer, on ne t’en voudra même pas.
Ils insistent encore. Léo reste au mode gentil. Il me suggère que c’est l’absence de plaisir sexuel qui me joue des tours. Ai-je bien tout essayé ? Avec une autre fille, décidément ?
― Rose, on peut t’en indiquer certaines qui ont déjà envie de toi. Tu sais qu’entre homos des deux sexes on se comprend et on s’entraide. Et de te faire ça toute seule comme une grande ? Il parait que ça règle certains cas de frigidité.
― Ça ne marche pas…
― Ou alors, en te faisant sodomiser ?
Ils peuvent s’en charger. Il n’y a pas tant de différence entre des fesses masculines et féminines. Un instant, je me demande s’ils ne vont pas le faire en se passant de mon consentement, mais non.
Je décide alors de reprendre mon arrachage du matin, le plus loin possible d’eux. Et puis… voici que le doute s’installe. Est-ce que je veux vraiment mourir ? Qu’est-ce qu’il y a ou pas après ? Ne serait-ce pas, quand même, gaspiller ma vie ? Au bout de peut-être un quart d’heure je me rapproche. Peut-être qu’alors, s’ils avaient montré un peu de doigté, ils auraient réussi à me convaincre, à m’entrainer dans une rébellion au moins secrète, et dans l’immédiat à refuser le sacrifice. Mais tout ce que j’entends (ou, avec le recul, que je crois entendre), c’est :
― On ne doit pas s’attacher aux gens qu’on va manger.
C’est vrai, c’est déconseillé. Mais il est bien plus impérieusement demandé de leur manifester de l’attention, de la reconnaissance, de l’affection. Je me mets à pleurer, ils n’en ont cure. Je n’y tiens plus. Alors que je devrais rester encore plusieurs heures, je récupère mon matériel et je les plante là, sans un mot. Et je vais directement trouver Ludo, non sans me rhabiller au passage. Toutefois, j’ai eu le temps de réfléchir pendant le trajet. J’ai décidé de ne rien dénoncer :
― J’ai ce qu’il faut pour la vidéo. Je suis un peu crevée. Ils n’ont plus besoin de moi. Et puis désolée, j’ai raté le truc.
― Raté le truc ?
― Je n’ai pas pu leur cacher qu’on va me manger.
Il n’est pas au courant, je lui explique. Je conclus :
― Et donc Chloé m’a bien savonné la planche.
― Il y a eu un malentendu. Enfin, c’est fait, c’est fait. Et donc, on ne peut pas t’en vouloir à toi, on te doit plutôt des excuses…
― Et au fait, j’ai déjà perdu quelques jours de quartier libre, non ?
― Rose, Lina est revenue. Elle est très surprise, elle croyait avoir signalé ce qu’il fallait. C’était un autre malentendu. Elle reste déterminée. C’est bien elle qu’on va manger.
Il m’expliquera, après notre fuite, que ces « malentendus » résultaient d’une manœuvre de certains TVM pour sauver Lina malgré elle. Chloé y était pour quelque chose, ce pourquoi on allait la pousser au sacrifice quinze jours après. Dans l’immédiat, moi qui m’étais faite à l’idée de n’avoir plus que quelques jours à vivre, je reste sidérée. Il complète bien vite :
― Mais tu as quand même gagné le droit de te reposer jusqu’à vendredi !
― Merci !
― Sois discrète quand même. Si on t’interroge, il vaut mieux dire que tu es fatiguée, et te conduire en conformité avec ça.
― Je comprends.
― Si des gens pensent que tu tires au flanc, tu pourras me les envoyer.
― OK.
Il change subitement d’expression, hésite, et puis :
― Rose, les deux zèbres, qu’en as-tu pensé ?
― Ben, ils sont impressionnants…
Il n’est pas dupe.
― Je crois bien que tu ne veux pas dénoncer quelque chose. Je ne te le demande pas, je te l’ai déjà dit. D’ailleurs, leur sort ne dépend pas de ce que tu pourras dire ou pas.
― Heu, je peux quand même témoigner d’une chose, et en m’appuyant sur mes compétences. Ils sont bien indispensables pour cette plantation.
― C’est vrai. Mais crois-tu qu’elle soit indispensable, cette plantation ?
― On pourrait l’abandonner, la laisser en friche ? C’est immense !
― Le rendement laisse à désirer, la qualité des produits aussi. Des friches, tu sais qu’il y en sur à peu près le tiers du domaine même si elles reculent peu à peu. Et on peut tout arracher pour planter autre chose.
C’est bien Lina qui a été mangée le vendredi suivant. J’ai participé à son dépeçage, en prenant soin de prélever la pièce de peau qui allait devenir un sac. Et puis je n’ai plus entendu parler de ces sacs. Quant à Léo et Théo, nous n’avons plus jamais travaillé ensemble. Nous ne nous sommes même plus rien dit. Quelques semaines plus tard ils ont disparu comme disparaissent les rebelles. On m’a signifié de ne plus parler d’eux, d’éviter même d’y penser.
La suite demain.
Amicalement,
Rose.
Suite 10
A découvrir aussi
Inscrivez-vous au blog
Soyez prévenu par email des prochaines mises à jour
Rejoignez les 97 autres membres