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La Fraternité Cannibale (roman) 6

Suite de ce qui précède : 1 2 3 4 5 6 7

 

     17 juin 20**

     Bonjour Bob,

  (Voici qu’il me raconte son propre dépucelage au nom du donnant donnant…).

     Et donc j’y vais, à reculons, les jambes tremblantes, me demandant s’il va se jeter sur moi ou m’adresser une admonestation sévère dans la plus pure tradition catho. Ni l’un ni l’autre.

     Il m’interroge longuement, sans juger. Il prend la chose au sérieux après avoir bien constaté qu’elle l’est pour moi. Il me demande si décidément je n’envisage pas de procréer. Cela m’énerve quelque peu. Je n’arrête pas de le lui dire. Il me répond que les intentions que l’on exprime le plus ne sont pas forcément les mieux arrêtées. Mais il n’insiste pas là-dessus. Il s’assure que je possède les notions de base sur la contraception. Il me demande de réfléchir encore une semaine. Il pose encore une autre condition, qui me surprend bien plus. Je ne dois pas le dire à mon confesseur. Je sais déjà, par lui justement, que le fameux secret de la confession est quelque chose de relatif. J’ai aussi remarqué sa crainte, que je jugeais parfois excessive voire ridicule, de sa hiérarchie. Mais depuis des années je n’ai pas d’autre confesseur que lui, et je me moque bien qu’il y ait ou non absolution formelle. Je le lui dis et pour le coup… il me la donne, cette absolution formelle, pour la première fois. Mais il me semble qu’il a du mal à ne pas rire. Je lui dis alors, et j’ai également du mal à ne pas rire, qu’il doit me donner aussi une pénitence. Il me dit que ce sera… de revenir dans une semaine. Nous rions franchement, tous les deux, mais il ne me semble quand même pas avoir bonne conscience. Un être humain n’est jamais simple. Est-ce que je suis simple, moi ? Est-ce que tu es simple, toi ?

     La suite, bien sûr, était un moment important de ma vie, comme pour n’importe qui. Au moins en cela j’étais « normale ».

     Après donc une semaine d’attente fiévreuse, nous l’avons fait. Le plus dur a été de me déshabiller. Après, cela s’est enchainé naturellement, comme si j’étais devenu un « instrument » dans un sens que n’avait pas dû prévoir l’auteur du Chemin. Je me suis vite rendu compte que, si pour moi c’était une première, c’en était très loin pour lui. Pas une surprise, c’était plutôt rassurant et déculpabilisant. Ce fut bien moins douloureux que je le craignais. Il est vrai que j’avais toujours ces velléités de macération inspirées par Rose de Lima, et plus encore après les refus des couvents. Et cela devait me rendre plus résistante à la douleur. Comme me l’avait enseigné celui qui devenait mon amant, les déplaisirs comme les plaisirs ne s’additionnent pas aussi simplement qu’on peut le penser.

     Parmi les nombreuses conséquences, j’ai enfin pu lui dire à quel point ses « ma petite Chantal » m’indisposaient. Il m’a répondu en souriant que les « mon Père », dont le dernier m’avait échappé juste une heure avant, l’indisposaient tout autant. Et lui, il me l’avait déjà dit plus d’une fois quoique sans autrement insister. Alors, puisque notre relation prenait une nouvelle dimension, Stéphane, pour lui donner enfin son prénom que je n’aurai guère prononcé, m’a proposé :

     ― À partir de maintenant, tu seras ma bichette et je serai ton minou, d’accord ?

     ― Pour moi, je préfère ma poulette.

     ― Soit, ma poulette… peux-tu me dire pourquoi ?

     Il n’a jamais perdu l’habitude de m’interroger gentiment, sans jamais se montrer inquisiteur, sur tout et n’importe quoi.

     (Attention à la nostalgie, il est sorti de ma vie, il est très loin…).

     La réponse était prête :

     ― Parce qu’une poulette, ça se mange, mon minou.

     ― Une bichette aussi.

     ― Oui, bien sûr, mais il faut d’abord qu’elle ait été chassée, traquée. Et ça, ça ne me plait pas du tout…

     ― Très bien, ma poulette. Mais alors moi je serai ton lapin, ou ton biquet si tu préfères, mais pas ton minou.

     Il ne savait pas, je ne lui ai jamais dit, que pour moi c’était un peu plus qu’une plaisanterie.

   Je me trouvais alors dans une situation bizarre. D’un côté, ma vie connaissait une embellie, un accomplissement, une stabilisation, que je n’espérais plus. Donc, plus question d’y renoncer pour offrir quelques kilos de viande à des gens que je ne connaissais pas encore. Il y avait toujours l’horreur de la vieillesse, mais à vingt-trois ans ce n’était vraiment pas un problème urgent.

     D’un autre côté, je ne pouvais éviter de considérer que je le devais à la Fraternité Cannibale, à quelqu’un qui avait donné sa vie à lui en pensant à moi. J’ai tenu mes engagements en rendant compte sur la même adresse. Je les ai tenus aussi en continuant à garder le secret. Un certain Thomas, et non la fille annoncée, prenait le relais de feu Joe. Il y avait décidément du monde en face. De fil en aiguille, j’en suis venue à répondre sans restriction aux questions les plus indiscrètes de gens que je n’avais jamais vus. Je leur disais des choses que je cachais à un homme que je connaissais et estimais et admirais depuis l’enfance, qui à présent était à la fois mon confesseur et mon amant. Rien qu’avec cela, je m’en suis peu à peu rendu compte, mon bonheur était construit sur du sable.

     Je continuerai demain. J’ai besoin de mettre de l’ordre dans mes souvenirs.

     Amicalement,

     Rose.

 

 

 

 

     18 juin 20**

     Bonjour Bob,

     Je vais conclure sur cette liaison restée clandestine. Nous prenions toutes sortes de précautions pour nous retrouver, chez lui, chez moi, ou souvent ailleurs.

   Il est vite apparu que mes plaisirs à moi se limitaient à ceux, non négligeables mais on aurait pu espérer mieux, de rester toute nue avec un homme tout nu, d’échanger avec lui de la tendresse, enfin de lui donner, à lui, du plaisir. Il n’était pas pris au dépourvu. Déjà au séminaire on lui avait appris tout ce qu’un bon confesseur doit savoir pour comprendre les aveux des femmes, et cela va loin. Il m’a suggéré de voir un sexologue. Pour moi c’était une sorte de psy, je ne voulais pas. C’est ma sortie de la FC, bien après, qui m’a réconciliée tant bien que mal avec cette corporation. Stéphane ne voyait pas d’autre solution. Cela lui semblait donc irrémédiable, et il s’en désolait. C’est moi qui ai dû lui rappeler ce qu’il m’avait lui-même inculqué sur le plaisir qu’on doit accepter mais pas rechercher. Je ne méritais donc pas ce plaisir-là, mais j’en avais d’autres qui me contentaient. Et d’ailleurs je n’ignorais pas à quel point le plaisir en général, et celui-là en particulier, peut devenir un piège. Enfin, c’était ce que je lui disais, ce dont j’essayais de me convaincre. Ce n’était pas aussi clair dans mon esprit.

    Car, d’un autre côté, une petite voix me soufflait que je n’étais pas totalement loyale avec lui. Pas loyale non plus avec la société puisque le hasard m’avait mise en contact avec une secte criminelle. J’en étais consciente, et je ne dénonçais pas, par simple fidélité à une promesse formelle.

     Lui n’en continuait pas moins mon éducation chrétienne, à sa façon, selon ses principes. Il m’amenait doucement, pédagogiquement, à considérer que, dans une religion quelle qu’elle soit, les croyances et les dogmes ne sont pas forcément le plus important. Il ne pouvait pas se douter que cela écartait certains obstacles de mon chemin vers le cannibalisme.

     Je ne m’en doutais pas non plus à ce moment. Je ne faisais que répondre machinalement, de plus en plus brièvement, à Thomas. Je ne voulais pas perdre totalement le contact, et pourtant je me demandais s’il n’était pas de mon devoir, encore une fois, de dénoncer.

     Et puis il y a eu la rupture avec Stéphane. Pas brutale, il aura tout fait pour amortir le choc. Et c’était bien un choc, même si pour moi l’intérêt se limitait à l’affectif. Il m’a peu à peu, par des allusions de plus en plus claires, fait comprendre qu’il en avait assez de ce sacerdoce bancal. Il aspirait à procréer, estimant avoir atteint l’âge où c’est maintenant ou jamais. Ce devait être dans le cadre d’un mariage on ne peut plus régulier. Il avait, tout aussi progressivement, amené sa hiérarchie à l’accepter. Et bien sûr, l’heureuse élue n’était pas moi. Il me l’a aussi fait comprendre en insistant sur la différence d’âge, mais je sentais bien que ma personnalité un peu trop atypique ne convenait pas. Et il entendait rester fidèle à son épouse. Donc je ne serais plus qu’une amie qu’il reverrait avec le plus grand plaisir, mais plus question de sexe entre nous. De nudité partagée puisque j’aimais ça, peut-être, mais alors en tout bien tout honneur dans un camp naturiste à la bonne réputation. Mais, si j’aimais toujours me sentir nue, seule ou avec lui, je n’étais toujours pas prête à l’être devant des inconnus.

     Ce n’était pas encore déchirant puisqu’il restait quelque chose. Je me réjouissais de son bonheur, j’ai sympathisé avec celle qui devenait son épouse. Il en a été ainsi pendant encore quelques mois, et puis tous deux sont partis à l’autre bout du monde, les hasards de la vie, peut-être bien parce qu’il restait à la disposition de son ordre. On continuait à le payer, chichement, je ne sais plus pour quelles fonctions. On souhaitait peut-être l’éloigner.

     Il n’y a pas eu de moment précis où je me suis dit : « Mon Dieu ! Je l’ai perdu ! ». Il restait l’affectif, donc ce qu’il y avait de plus consistant pour moi, même à distance. Et puis nos échanges se sont espacés. Surtout, au fur et à mesure que cette relation se diluait, une autre reprenait toute sa place. Mes échanges avec Thomas et d’autres de la FC devenaient de plus en plus nourris.

     J’étais encore loin d’adhérer. Il m’arrivait de leur dire que je trouvais ça abominable. Ils répondaient à chaque fois, en substance, sans s’énerver : « Je comprends, je suis passé par là, je trouve même que tu prends beaucoup de gants… ». Je suis allée une fois jusqu’à : « Tu n’as pas peur que je dénonce la FC ? ». Réponse, toujours tranquille : « Non. On ne t’en voudra même pas. Tu ne serais pas la première. Il n’y a aucun risque, on ne t’a rien dit qui puisse nous nuire. Toutes les précautions sont prises ».

     À ce point, je me suis demandé, et je leur ai demandé, ce que pouvait bien valoir une relation fondée sur aussi peu de confiance. J’aspirais aussi à voir des gens, discuter de vive voix de tout et n’importe quoi, laisser tranquillement venir le moment où on passe de la poignée de main à la bise, toutes ces choses. D’autant qu’à mon travail l’ambiance devenait de plus en plus malsaine, stressante. Je me sentais souffre-douleur de certains manipulateurs, sans pouvoir y échapper. Je réduisais encore plus les dépenses avec l’idée de démissionner.

     Un jour, je reçois de Thomas ce message : « Rose, il y a neuf mois que tu as pris contact avec Joe. Il est temps de passer à l’étape suivante, ou alors de conclure ». Car j’étais, je serai restée jusqu’au bout, Rose pour eux. Oui, je sais, je le suis pour toi aussi à présent. C’est ainsi. C’est aussi pour moi une manière d’assumer ce passé.

     Je réponds de suite : « Que proposes-tu ? ». Je découvre que c’est justement ce qui me manque, rencontrer des personnes en chair et en os. Me ferait-on à présent confiance ? Non, trop facile. Il me faudra bien plus de temps et de détermination pour arriver à manger et être mangée. Je vais rencontrer des gens qui en sont au même point que moi.

     Une semaine après, j’obtiens un premier rendez-vous, dans un café, avec Gisèle, une femme un peu plus âgée que moi-même. Nous y restons deux heures. C’est parfois intéressant, au moins pour moi. Nous parlons de nos emplois respectifs. Elle me donne quelques conseils qui se sont avérés utiles, y compris pour me défendre face à certaines manipulations. Avec le recul, et seulement à présent, je me demande si elle ne visait pas d’autres manipulations, de ceux-là même qui nous avaient mises en contact. Mais, au cours de notre seul et unique échange, ni elle ni moi n’a employé un seul des mots « fraternité », « cannibale », « cannibalisme ». Nous nous sommes quittées sans aigreur, en nous faisant la bise, avec une intention de nous revoir qui ne devait quand même pas être bien forte. Ni elle ni moi n’a pris ensuite l’initiative. Le soir même, quoique non sans hésitations, je résume l’affaire pour Thomas. Sa réponse, très courte : « Vous avez, toutes les deux, manqué de courage. Je suis passé par là moi aussi. On va t’en proposer un autre ».

     Une semaine après, nouveau rendez-vous, nouveau café. Pierre-Louis est un peu plus âgé que moi lui aussi. Il est instituteur, passionné par son métier, et donc il en parle, sans beaucoup m’écouter. Il me voit comme une future maman et il tient à me préparer de son point de vue. Cette fois, au bout d’une demi-heure de considérations fastidieuses pour moi puisque les enfants ne m’intéressent toujours pas, je m’arme de ce courage qui avait fait défaut avec Gisèle. J’ose prononcer les mots « Fraternité Cannibale ». Il éclate de rire. Pour lui, très clairement, c’est une grosse plaisanterie.

     ― Rose, j’espère pour toi que tu n’as pas pris ça au premier degré !

     ― Bien sûr que non ! Est-ce que j’ai une tête à marcher là-dedans ??

     Et le voici reparti dans ses plaintes sur ces parents qui ont cru que, puisqu’on leur interdisait la fessée, ils pouvaient se dispenser de discipliner leur progéniture. Et l’éducation nationale commençait à en hériter. J’écoutais à peine. Je n’ai pas compris s’il était pour ou contre cette loi. J’étais surtout horriblement mal à l’aise. Il devait l’être aussi car il s’est subitement rappelé d’une obligation ailleurs et a précipitamment réglé la note.

     Était-ce donc cela, juste une plaisanterie ? Et j’aurais marché dedans depuis des mois ? Mais quelle preuve avais-je du contraire ? Cette histoire de secte cannibale, n’était-ce pas invraisemblable au plus haut point ? Joe et Thomas n’étaient-ils pas la même personne qui s’amuserait à répandre une rumeur ? Cette personne n’aurait-elle pas raconté tout autre chose à Gisèle et Pierre-Louis ? Ne devrais-je pas les recontacter pour confronter nos situations, quitte à avouer ma consternante et humiliante naïveté ? Je me dis qu’il sera toujours temps, et qu’il serait déloyal de ne pas d’abord, comme convenu, informer honnêtement Thomas. Sa réponse : « Rose, sache que Pierre-Louis n’est pas à son premier rendez-vous. Il a encore manqué de courage, une fois de trop. Pour lui, c’est fini. Nous ne le connaissons plus, nous ne lui répondrons même plus. Toi, tu as montré ton courage, et nous allons passer à l’étape suivante ».

     Quelle étape suivante, alors que je suis plongée dans le doute, que pour moi c’est ou une plaisanterie ou quelque chose d’abominable ? Je vais pouvoir visionner un film qui m’expliquera bien des choses. Il me montrera d’abord que non, tout cela n’est pas une plaisanterie. Thomas précise que des gens payent des fortunes pour le voir. Il ajoute, je n’en mesure pas toutes les implications et j’aurai le tort de l’oublier, que c’est « le carburant de la Fraternité Cannibale ». Mais pour moi ce sera gratuit. Seule condition, ma promesse de n’en parler à personne sans son accord. Il me signale encore que je ne pourrai le voir qu’une seule fois, au moins dans un premier temps. Le fichier est conçu pour s’effacer ensuite de lui-même, il est impossible de le copier. Donc, je dois bien m’assurer de disposer de deux heures sans que personne puisse entendre (je dois penser à mes voisins), de ne pas du tout être dérangée donc de ne pas répondre au téléphone, et cetera. Cela n’engage à rien d’autre, n’est-ce pas ?

     Et je visionne. Cinq minutes pour expliquer que l’on se trouve sur une ile très éloignée de toute pollution et de toute turpitude humaine, visiblement sous les tropiques mais la localisation n’est pas autrement précisée, « pour raisons de sécurité évidentes ». On y parle français, mais d’autres fonctionnent avec d’autres langues. Il n’y a pas d’enfant. Toutes les précautions sont prises pour éviter les grossesses, sans même que les gens aient à s’en soucier. La sexualité est libre, mais on peut aussi bien la refuser en bloc. Ce « centre » est aussi une immense ferme, produisant ce qu’il faut pour nourrir une bonne centaine de personnes.

     La suite est une suite de discussions avec une douzaine de membres des deux sexes, qui se relaient pour décliner, spontanément en apparence, leurs points de vue. Ils commencent par se présenter à tour de rôles, prénom (je ne les ai pas tous retenus), âge, et depuis combien de temps ils sont là. Ils sont jeunes mais tous adultes, entre vingt et trente ans. Les tenues sont décontractées, majorité de shorts et tee-shirts ou débardeurs, les visages épanouis et bronzés. Un gars et une fille n’arrêtent pas d’échanger des baisers et des caresses, même et surtout quand on leur donne la parole et que donc la caméra se pointe sur eux. Cela ne les empêche pas de suivre et de s’exprimer dans le même esprit que les autres. Avec le décor verdoyant, si on n’a que l’image on ne peut que penser à un centre de vacances. Mais, dans ce gentil centre de vacances, chaque vendredi, une personne s’empoisonne d’elle-même pour mourir et offrir son corps en nourriture.

     Pendant un quart d’heure, pour justifier ce qui est quand même très difficilement justifiable, ils évoquent le monde qu’ils ont quitté. Pour résumer, il est moche et il est foutu. Je te passe les détails, même si toi aussi il t’arrive, sur le forum, d’exprimer les vues les plus sinistres. Tu aurais été d’accord avec au moins certaines de leurs assertions. Et Charlotte a bien dû être aussi impressionnée par ce discours.

     On arrive alors au vif du sujet. On leur demande (voix off masculine, il y en aura une autre féminine) qui, parmi eux, compte donner sa vie et sa chair. La première, qui est aussi la plus âgée et la plus anciennement arrivée, dit que pour elle il n’en est pas question, qu’il n’en a jamais été question. Elle n’aura jamais le courage. D’ailleurs, si elle se proposait, non seulement on la refuserait mais on l’engueulerait. Car elle est infirmière de formation et possède bien d’autres aptitudes qui la rendent indispensable à la communauté. Elle s’empresse d’ajouter qu’elle éprouve la plus grande admiration et la plus grande reconnaissance pour celles et ceux qui y vont. Et d’ailleurs, alors qu’en général elle refuse le sexe, ils peuvent, et les hommes comme les femmes, obtenir d’elle tout ce qu’ils veulent sur ce plan pourvu que leur sacrifice soit programmé à brève échéance. La voix off féminine demande alors aux autres s’ils souhaitent commenter. Une fille, parmi les plus jeunes du groupe :

     ― Sophie, tout le monde l’adore ! Ça me ferait vraiment trop mal de la manger ! Et puis on ne pourra jamais manger tout le monde. Enfin, je note sa déclaration. Je compte me sacrifier d’ici peut-être un mois, et puisse ma mort être belle et puisse ma viande être bonne. Sophie, attends-toi à ce que je te demande quelques papouilles…

     Et l’infirmière de répondre en riant :

     ― Pas de problème, je t’aime beaucoup… mais j’attendrai ta désignation !

Et les autres rient aussi. Sauf un gars. La voix off féminine :

     ― Jo, je vois que tu pleures. Je crois savoir pourquoi et je ne te ferai aucun reproche. Tu n’es pas tenu de l’expliquer, mais ce serait intéressant. Et d’ailleurs ça peut te faire du bien.

     Et il explique :

   ― J’aurais dû me sacrifier il y a deux mois. Je me proposais depuis longtemps, je me sentais prêt. La peur ne m’a jamais effleuré même en la titillant, en me projetant par la pensée sur mes derniers instants. Le jour arrive. Pour moi c’est une fête. Le rituel se passe normalement. J’annonce mes dernières volontés, mes vœux pour l’humanité. On me présente le bol. Au dernier moment, avant de le prendre, je décide de me mettre tout nu…

     La voix off masculine explique ce que tu sais déjà :

     ― C’est strictement au choix de la personne.

     ― Je prends le bol en main. Je n’ai toujours pas peur. Je regarde une dernière fois l’assistance. Et là, mon regard croise celui de Lilou… elle n’exprime rien d’autre que ce qu’on doit exprimer à ce moment. Et pourtant, comme un con, subitement, j’ai envie d’elle ! Et pour le coup je ne veux plus, je ne peux plus mourir ! Je pose le bol, je demande pardon comme il se doit. On m’invite à me rhabiller. On fait appel aux volontaires. Il y en a plusieurs dont… Lilou, et c’est elle qui est choisie ! Je me reprends. Parfois c’est accepté, mais cette fois, non. C’est elle qu’on va manger. On lui laisse comme il se doit le temps de faire ses adieux, puisqu’elle prend la place au pied levé. Elle embrasse tout le monde, et moi aussi, en me serrant particulièrement. Je me dis qu’elle ne va pas aller au bout, qu’elle ne s’était jamais proposée auparavant. Mais non. Elle se met toute nue, elle me donne encore des envies pour le coup. Je ne suis pas loin de hurler… ce serait une faute très grave. J’arrive à me maitriser. Et donc elle boit le bol, on entonne le chant, elle meurt, et cetera. Je dois me mettre à l’écart pour manger ma part. Il n’est pas convenable de pleurer pendant un repas charnel. On ne me reproche rien, je retrouve mon quotidien comme le veut la règle. Mais on ne peut pas m’empêcher de m’en vouloir. Depuis, je n’en finis pas de me proposer. On me dit seulement de me tenir prêt pour quand quelqu’un d’autre flanchera. C’est déjà arrivé deux fois depuis, mais ce n’est pas moi qu’on a choisi.

     J’ai raconté en détails les moments les plus forts, ou ceux qui m’ont le plus frappée. D’autres se sont exprimés. Les deux amoureux auraient voulu se sacrifier ensemble. Ce n’est pas possible. Ils ont déjà tiré au sort. Elle doit y passer la première et il est entendu que lui suivra le vendredi d’après. D’autres avouent qu’ils ne se sentent pas prêts et ne le seront peut-être jamais. La voix off féminine :

     ― Il ne doit y avoir aucune pression. S’il y en avait, je serais la première à m’insurger… enfin, façon de parler parce que je ne suis pas la seule à le dire.

Qu’est-ce que j’éprouvais, moi, en visionnant tout ça ? De la fascination, mais aussi un grand sentiment d’incrédulité. Ce ne pouvait pas être vrai. C’était un film particulièrement réussi et réaliste… j’aurais aimé rencontrer les acteurs. Il faut dire qu’à ce moment j’avais des velléités de me joindre à une troupe de théâtre amateur. Elles n’ont pas duré.

     Dans l’immédiat, j’ai sommé Thomas d’avouer la plaisanterie, que la Fraternité Cannibale était un canular dont le sens m’échappait. Sa réponse a été une autre vidéo, qui allait se détruire comme la première. J’ai regardé, une fois, même pas jusqu’au bout, et… j’ai vomi. Je n’ai pas dormi de la nuit suivante. J’ai dû pour la première fois de ma vie recourir à l’arrêt maladie. J’avais pu voir la fin et le dépeçage de trois des gentils jeunes gens qui s’étaient si sereinement exprimés dans la première vidéo. Impossible à truquer. Je te passe les détails. Tu auras compris que je ne pouvais plus douter.

     Je te laisse pour cette fois, Bob.

     Amicalement,

     Rose.

 

 

 

 

     19 juin 20**

     Bonjour Bob,

     Ma première réaction à ces images a été un mail à Thomas, parlant de monstruosité et autres termes du même ordre. Sa réponse, prévisible : « Rose, de quoi parlons-nous depuis le début ? Que demandais-tu ? À quoi t’attendais-tu ? ». Très vite suivi par l’habituel : « Je suis passé par là moi aussi… ».

     Pendant des semaines, j’ai nourri une obsession : dénoncer. Enfin, s’il n’y avait eu que celle-là je l’aurais fait. Mais c’aurait été trahir des engagements on ne peut plus formels, que j’avais pris en connaissance de cause. Et puis je voulais aussi oublier, comme j’avais voulu oublier un temps le pédophile. Et donc, j’en arrivais de même à fuir tout ce qui pouvait me le rappeler, avec le même résultat.

     Dans un premier temps je me suis contentée de ne pas répondre, et il ne m’a pas relancée. Et puis un mois plus tard j’ai vraiment perdu mon emploi. Et je me suis rendu compte (ou, avec le recul, j’ai imaginé…) que c’était pour avoir négligé leurs conseils.

     Sans bien savoir où cela me conduira, au bout de quelques jours, je le signale par mail. C’est une certaine Mado qui me répond. Thomas s’est sacrifié (« magnifiquement », est-il précisé), a été mangé. Et il a bien pensé à moi, pour me faire du bien, dans ses dernières volontés. Je m’avise que c’est ce même vendredi que je me suis retrouvée chômeuse. Je le fais remarquer, de façon neutre et factuelle mais en pensant très fort : « Tu vois bien que c’est une ineptie et donc une monstruosité ! ». Elle comprend très bien le message sous-entendu. Elle me raconte une série d’anecdotes. Il en ressort que, pour réellement bénéficier des bienfaisantes pensées de qui va donner sa vie et sa chair, il faut soi-même, au minimum, nourrir des pensées positives. Sinon ce peut être le contraire. Je me souviens par exemple du cas d’une personne arrivée au même point que moi. Elle a dénoncé alors que quelqu’un qui l’ignorait allait mourir en lui voulant du bien. Ce même vendredi, pendant une randonnée, prise sous un orage inattendu, elle s’est fort imprudemment abritée sous un arbre isolé. Cet arbre a été frappé par la foudre, châtiment divin s’il en est. Elle n’en est pas morte mais il en restait de dures séquelles physiques et mentales. La leçon ayant porté, elle a fini par intégrer le centre. On me propose d’échanger directement avec elle.

     Bref, pour moi aussi le message sous-entendu est clair. Mado ajoute bientôt qu’elle-même ne devrait pas tarder à boire le bol. Elle l’aurait déjà bu de bon cœur si Joe ou un autre avait flanché. Elle me demande ce qu’elle pourrait me souhaiter. Je lui réponds : « Rien, merci. Il y a des choses plus graves sur terre que ma petite personne et mes petits problèmes ».

     La suite demain.

     Amicalement,

     Rose.

 

 

 

     20 juin 20**

 

     Bonjour Bob, 

     Je ne vais pas entrer dans les détails de ces échanges avec Mado, puis Aldo, puis Béatrice, mangés les uns après les autres, ni de ma vie en général, pour les presque deux années qui ont suivi. Ne serait-ce que parce que ma mémoire n’est pas extensible à l’infini. J’ai trouvé et perdu d’autres emplois, eu plusieurs liaisons toutes plus décevantes et éphémères les unes que les autres. J’ai été une fois durement tabassée. Une autre fois je me suis enfuie dans la rue en pyjama pour échapper à un shoot à l’héroïne par mon cher et tendre du moment. 

     Et donc, à chaque nouvelle blessure, ou parce que l’actualité se révélait une fois de plus déprimante, je renouais le contact. J’en suis venue bientôt à solliciter humblement l’intercession de gens qui allaient mourir. L’idée faisait peu à peu son chemin, au moins comme un dernier recours. Un soir, à vingt-quatre ans, je crois discerner les premiers signes d’un vieillissement précoce, et l’idée me fait toujours horreur. Alors, pour voir, en me disant quand même que cela n’engage à rien, je demande quelle est la procédure pour, moi aussi, manger autrui et être mangée. Réponse, en substance : « Tu dois d’abord prouver que tu es digne de confiance. Tu vas subir une mise à l’épreuve. Je ne t’en dis pas plus. Tu la comprendras ou tu ne la comprendras pas, peu importe. L’essentiel est ailleurs… ». 

     Au bout de quelques jours, je reçois la visite de deux hommes qui se présentent comme policiers, en civil, avec un mandat. Ce sont les premiers à qui j’ai vraiment affaire, en-dehors de formalités anodines, depuis le coup du pédophile. Et c’est de la Fraternité Cannibale qu’il est question. 

     L’idée me vient que ce pourrait bien être l’épreuve annoncée. Je me le tiens pour dit, quoique sans aucune certitude. Ils savent que j’étais en relations avec « ces gens ». Ils me le prouvent. Des extraits de mails ont été fort vicieusement sortis de leur contexte pour m’impliquer plus que je le suis réellement. Mais, pour me disculper au moins partiellement, il faudrait avouer l’ensemble, donc balancer. Je fais l’étonnée, je nie en bloc. C’est une machination, on avait dû placer ça sur ma messagerie par des malwares, et cetera. Je leur montre mon PC, je les mets au défi d’y retrouver ce qu’ils prétendaient (j’ai tout fait disparaitre au fur et à mesure selon la consigne). Ils en viennent aux menaces, et je me dis de plus en plus que c’est sérieux. Ils me citent très précisément les articles de lois, y compris sur les associations de malfaiteurs, qui leur permettent déjà de me placer en garde à vue en attendant pire. Je le crois plus qu’à moitié, je m’y vois déjà. Je pense même à mes pieuses lectures enfantines sur les martyrs chrétiens, qui il est vrai ne niaient pas mais affirmaient. Toujours jurant que je n’y comprends rien, je me vois invitée à mettre le nécessaire dans un sac. On me donne des indications sur ce dont j’aurai besoin ou non en vue de l’incarcération à prévoir. On m’annonce que ma photo risque fort de faire la une si je persiste, alors que si je coopère assez vite on peut préserver mon anonymat. On me demande si j’ai un avocat. Non bien sûr. Sans avoir cessé de protester de mon incompréhension et de mon innocence, pleurant comme une fontaine, je me retrouve menottée dans la voiture de police. Vais-je craquer ? J’y pense de plus en plus, et puis je me rends compte qu’on ne prend pas la direction du commissariat, puis qu’on revient au point de départ. Ils éclatent de rire, ils libèrent mes mains, ils m’embrassent. C’était bien l’épreuve annoncée, et je l’ai parfaitement surmontée. La suite n’est plus de leur ressort, mais ils vont rendre compte très positivement et je n’ai qu’à guetter les messages. 

     Ils ne se font pas attendre et me donnent la nouvelle règle, mon nouveau statut. Outre les échanges par mails qui peuvent continuer et s’intensifier, je dispose désormais d’un numéro de téléphone à apprendre par cœur. Et sur simple demande, quand je voudrai, on pourra venir me chercher à peu près n’importe où en France et me recueillir durablement. Et c’est sans aucune obligation de servir de nourriture, même à long terme. Je peux aussi faire d’autres rencontres. 

     Pendant plusieurs mois il ne se passe rien de plus que les échanges habituels. Je finis quand même par apprendre beaucoup de choses fascinantes sur la vie « là-bas ». Un jour, je reçois des indications sur ce qu’il est préférable de manger ou au contraire d’éviter de manger pour optimiser la qualité de sa viande. Je hausse les épaules. Pourtant, quelques jours plus tard, je m’avise que j’en ai bel et bien tenu compte, sans y penser consciemment un seul instant, en faisant mes courses. 

     La suite demain. Ludo me veut. 

     Amicalement, 

     Rose.

 

  

 

 

     21 juin 20**

 

     Bonjour Bob, 

     J’ai pu dans cette période visionner plusieurs fois un film. C’est l’histoire d’une adepte qui s’appelle Marie. On me recommandait de ne pas le conserver, mais personne ne s’en assurait. La confiance était réelle. Elle m’effrayait plus qu’autre chose, mais j’estimais ne pas avoir le droit de la trahir. 

    Première séquence, Marie explique qu’elle avait suivi un cours d’art dramatique avant de comprendre sa vraie vocation. Elle compte mettre ce talent particulier au service de cette même vocation, par le biais de cette vidéo. Elle raconte alors ce qui a précédé. Ses parents adhéraient déjà à la Fraternité Cannibale quoique sans aucune perspective d’être mangés eux-mêmes. Ils ne l’ont pas poussée. Elle a décidé d’elle-même que sa chair devait nourrir les autres. Elle explique ce qui l’a réellement motivée. Elle a compris qu’elle allait ainsi obtenir des bienfaits y compris pour des personnes qui ignoraient tout d’elle et de la Fraternité. Ce n’était pas nouveau pour moi. 

     Je la vois encore, après son arrivée à la destination ultime, écouter, gravement, les règles de sa nouvelle vie. Et puis, séquences rapides, le plus souvent en short et tee-shirt mais parfois aussi entièrement nue (elle précise benoitement que ce n’est jamais une obligation, qu’on tient compte des sensibilités de tout le monde), elle travaille sur des plantations, chante dans une chorale, discute avec d’autres sur les bienfaits du cannibalisme, joue à des jeux vidéo ou autres. Elle se livre à certaines gymnastiques étudiées, pour le plaisir mais aussi pour parfaire la viande qu’elle va léguer. On la voit encore faire l’amour, avec des gros plans qui ne permettent pas de croire à une quelconque simulation ni à une doublure. Elle explique ensuite que l’idée est venue d’elle. Elle ne veut pas qu’on puisse croire que, si elle offre sa vie, c’est que cette vie serait insatisfaisante sur quelque plan que ce fût. Enfin, elle jubile en apprenant qu’on va la manger dans une semaine. Et elle non plus on ne peut pas douter de sa mort. 

     Amicalement, 

     Rose.

 

 

 

 

     22 juin 20**

 

     Bonjour Bob, 

    L’évocation de ce film était une parenthèse, même si je l’ai placée dans l’ordre chronologique. Je n’étais pas encore à la FC. Ma décision d’y aller était loin d’être prise. J’ai eu une autre liaison, de meilleur aloi. Cette fois il y a eu très vite, trop vite peut-être, une cohabitation à part entière et sans aucune clandestinité. 

     Le souvenir qui m’en reste est plus mitigé que celui avec Stéphane, le Père Lapaire, et elle n’a pas été plus longue. Néanmoins je vais entrer davantage dans les détails parce que c’est dans ce cadre que ma volonté a été bousculée. À la fin, je me suis sentie pratiquement acculée à rejoindre la FC. 

    Au moins au début, Loïc était très gentil, très affectueux, très accommodant. Nous avions quelques points communs. Lui aussi avait eu une éducation fortement catho. Lui aussi s’en était détaché tout en gardant certains repères. Lui aussi cultivait la frugalité au quotidien, un peu il est vrai parce qu’il avait un emploi stable mais modeste. Comme moi il n’avait jamais fumé. Il s’étonnait bien un peu de ce que j’avais si peu de relations avec mes parents. Il adorait les siens, mais il n’insistait pas là-dessus. Il trouvait aussi que j’avais bien peu d’amis, mais lui en avait pour deux. Je me sentais globalement heureuse avec lui. Quand la chaleur est arrivée, il m’a convaincue de sortir en short et débardeur. J’y ai vite pris gout. 

     Bref, pour la première fois de ma vie je cohabitais vraiment avec quelqu’un d’autre que mes parents. Sans être parfait, c’était satisfaisant. J’ai donc cessé complètement les échanges. 

     Et puis, au bout de trois mois, les meilleurs que j’ai passés chez lui avec le recul, il y a eu une étrange histoire. 

     Un soir, il m’a fait part d’une proposition qu’il venait de recevoir, qui me concernait aussi. Elle venait de son frère ainé Willy. J’avais beaucoup d’affection pour Willy, je savais que c’était réciproque, et donc j’ai de suite été réceptive. C’était à prendre ou à laisser, rapidement, dans les heures qui venaient. Car il y avait des circonstances météorologiques favorables, en l’occurrence une canicule qui promettait de durer au moins ce qu’il fallait. Et puis Loïc était en congé et moi, je venais de perdre mon dernier emploi. Il s’agissait d’aller vivre toute une semaine dans un coin de nature bien caché. Et d’y vivre naturellement, dans tous les sens possibles de l’expression. Pas seulement en tenue d’Adam et Ève, on ne boirait que l’eau du ruisseau, on ne mangerait que des fruits sauvages et des insectes crus, on coucherait sur l’herbe et sous les étoiles. Il y aurait des gens qui nous initieraient à tous ces aspects. 

     Rien qu’avec ça, alors qu’il était loin d’avoir tout expliqué, je me suis sentie enthousiaste. J’ai dit qu’il fallait accepter. Pour mieux le marquer, je me suis mise toute nue. Je ne lui ai pas dit pourquoi. C’est que pour moi cela avait du sens. Cela m’évoquait des mystiques chrétiens, de la même époque que Siméon le Stylite. Ils faisaient la même chose, nudité comprise, et bien plus longtemps. Ils pouvaient aller encore plus loin puisque certains ne se déplaçaient plus qu’à quatre pattes et broutaient, littéralement, leur nourriture. L’un d’entre eux, après quelques années passées ainsi, est devenu évêque avec de hautes responsabilités. 

     Enthousiaste, Loïc l’était beaucoup moins. Il ne me transmettait ça que par acquis de conscience. Je me sentais déçue. À ce moment, le téléphone a sonné et c’était justement son frère qui attendait une réponse. On le pressait car il y avait d’autres candidatures, et le nombre de places était limité. Mon compagnon a répondu, en ne cachant ni son étonnement ni sa contrariété, que j’acceptais le principe, que même ça me plaisait beaucoup alors qu’il ne m’avait expliqué encore que le plus rebutant (ce qu’il croyait et je ne l’ai pas détrompé, j’aurais peut-être dû). 

     Je sentais comme de la hargne dans sa voix, mais, sans que j’aie reçu bien plus d’explications, aussi parce que son frère avait une forte emprise sur lui, c’était d’accord. 

     J’étais toujours très excitée et enthousiaste au matin du jour J. Willy est venu nous chercher en voiture comme convenu, tôt le matin. Je m’étonnais de ne voir que lui. Il m’a expliqué que, puisque c’était la première fois pour Loïc et pour moi, il avait prévu d’arriver bien avant les autres pour nous expliquer tranquillement le projet. Ce mot même de « projet » était nouveau pour moi. Je m’étonnais du sac à dos bien chargé de mon compagnon, compte tenu de ce que nous étions supposés rechercher. Il m’a laissé entendre, non sans ironie, que je n’allais pas tarder à comprendre et à le remercier. En voiture donc, une heure de trajet, une heure de marche à travers des sentiers très cachés, dans un paysage de collines et de taillis, sauvage en effet. Une grosse vipère nous a barré un instant le passage. Willy a craint de nous voir flancher… 

     (Bien sûr, ce mot n’est pas vraiment à sa place ici… encore que…). 

     Loïc m’a regardée. Il ne voulait pas montrer sa peur, mais il n’aurait pas été mécontent de me voir assumer la mienne jusqu’à demander à faire demi-tour. Mais j’ai dit qu’un paradis doit forcément comporter des serpents, de préférence dangereux. Nous avons continué. Mon compagnon a dès lors trainé les pieds, au point que je me suis inquiétée auprès de son frère : ne risquait-il pas de se perdre ? Mais il n’y avait qu’un seul sentier possible. Nous sommes arrivés, j’étais éblouie. Cet endroit s’appelait Val du Ciel, il était d’usage de ne le dire aux nouveaux qu’à l’arrivée. J’avais réellement le sentiment de me retrouver au paradis. Des espaces de rochers nus, ombragés ou non, d’herbe, de mousse, avec de l’eau qui semblait sortir de partout, toutes sortes d’oiseaux. Le tout était complètement cerné, donc parfaitement protégé de tous côtés, par d’impénétrables taillis. J’en ai fait le tour, je suis revenue vers Willy. Il était nu. J’ai voulu m’y mettre aussi… 

     Et puis tout s’est coincé en moi. Willy a tenté de gentiment m’encourager. J’avais honte, mais j’ai pu expliquer : 

     ― Toi, je te connais, je te fais entièrement confiance. Mais les autres, je ne les ai pas encore vus… 

     ― Je t’assure qu’il n’y a personne de malsain. On a écarté les gens qu’on savait obsédés sexuels ou psychopathes. Loïc ne te l’a pas dit ? 

     ― Non, et c’est vrai que je n’y pense qu’à présent. 

     Je m’en étais fait une fête, et je n’y arrivais toujours pas. 

     Il a conclu tranquillement : 

     ― Si tu n’es pas à l’aise avec la nudité tu peux très bien attendre que tout le monde soit ici. On a l’habitude. Personne ne se moquera de toi. 

     J’aurais suivi jusqu’au bout cet avis si Loïc n’était enfin arrivé. Il m’a décidée par un méchant sarcasme ou ce que je percevais ainsi. J’ai tout enlevé rageusement et il lui a fallu plusieurs minutes pour m’imiter. En fait, il ne renonçait pas à repartir de suite et il devait compter sur ma pudeur. Étant tous deux bons marcheurs, nous pouvions en quelques heures atteindre le plus proche transport en commun. Il s’était renseigné au moyen de son téléphone, d’où son retard. Mais à présent j’étais nue, et pas question de m’y être mise pour rien. Willy nous observait d’un air perplexe et peiné. Il nous aimait bien tous les deux, mais il croyait peu à la pérennité de notre union. 

     D’autres sont arrivés, plus vite que prévu, me privant provisoirement des explications annoncées. Ils se mettaient nus puis m’embrassaient, ou l’inverse, les deux étant pour moi aussi gênants. Loïc m’observait du coin de l’œil, espérant toujours me voir flancher… 

     (Après tout il est à sa place, ce verbe…). 

   Nous étions finalement dix, six hommes, quatre femmes. Certaines expressions ne me disaient rien qui vaille. Mon imagination toujours à l’affut me soufflait une crainte, bientôt proche de la panique. Est-ce que cela n’allait pas tourner à la partouze ? Willy s’en est rendu compte, il a dû de nouveau s’employer, encore préciser les choses. Il y avait une majorité de gens venus en couples dont un homo. Les autres dont lui-même savaient se tenir. Il m’a fallu toute la première journée pour être enfin, comme il disait, à l’aise avec la nudité. J’étais la seule, parmi les femmes, à montrer les marques blanches flagrantes d’un bikini. J’ai décidé de le prendre comme une mortification parmi d’autres. Quant à Loïc, il s’en mêlait encore moins que moi, et il se résignait peu à peu à passer quand même une nuit, parce qu’il était trop tard pour espérer attraper le dernier car. 

     Je découvrais donc enfin le but principal. Les autres s’étonnaient de mon ignorance. Mon compagnon se trouvait subitement sur la sellette puisqu’il était supposé m’avoir informée. Il prétendait n’avoir lui-même pas compris. Ce but, c’était de produire un livre agrémenté de photos, et aussi un film, et aussi un site internet à accès payant, sur l’expérience. On espérait en tirer beaucoup d’argent. Et donc ma nudité devait en être une attraction majeure. C’était loin de ce que j’attendais. Parmi les côtés déconcertants, il n’y avait vraiment rien d’une ambiance mystique, à une exception près. C’était la seule femme à ne pas être venue en couple au moins temporaire, constitué juste pour le séjour. Claire avait la quarantaine, elle était grande et maigre, avec un visage osseux à la Savonarole, plein de taches de rousseur. Elle voyait vraiment une forme élevée de yoga ou quelque chose de cet ordre. Elle croyait à sa mission de le faire connaitre, bénévolement et en payant de sa personne. J’ai cherché à échanger avec elle. Elle me prêtait l’oreille, aimablement, sans vraiment m’entendre. Je me suis résignée à seulement écouter ses discours souvent déroutants, mais qui parfois rejoignaient ceux du Père Lapaire, parfois aussi ce qu’on me disait à la Fraternité Cannibale. De toute évidence, les autres la considéraient comme une douce illuminée et qui pourtant avait sa place. On se moquait d’elle, mais pas cruellement. Et moi ? On avait décidément tenu à m’avoir pour la seule raison que je suis belle. Je n’en avais pas encore pleinement pris conscience. 

     Le but m’apparaissait ainsi peu à peu. En fait de vivre naturellement, on était largement pourvu d’appareils photo, caméscope, et de tout le nécessaire, à un niveau professionnel. Et donc on comptait agrémenter le résultat avec mes jolis seins et mes jolies fesses. Il m’était à ce moment aussi difficile d’accepter que de refuser. J’ai dit que j’avais besoin de quelques heures, autant dire de la première nuit, pour me préparer moralement. Ils ne pouvaient qu’accepter. J’étais alors tout sauf sereine. On m’a proposé de signer l’autorisation d’utiliser mon image. Toujours très mal à l’aise, j’ai dit que j’allais d’abord la lire attentivement. Je l’ai mise de côté. Au moment de nous coucher dans les dernières lueurs du jour, Loïc m’a parlé de filer tous les deux à l’anglaise dès le matin suivant. Je lui ai dit qu’il me fallait encore réfléchir pour cela aussi. Pour le coup, furieux, il est allé dormir loin de moi. Il devait s’imaginer que j’avais besoin de sexe donc que je serais davantage portée à me soumettre à sa volonté. Pourtant je n’avais pas vraiment simulé avec lui le plaisir toujours absent. Difficile de se tromper plus lourdement sur moi, alors que nous avions dormi des dizaines de fois ensemble. Et je me rendais compte que moi aussi je m’étais trompée sur lui. 

     Et puis j’ai dormi mieux que je ne le pensais, nue sur l’herbe et sous le ciel étoilé. Je me suis réveillée la première. J’ai pu assister à un lever de soleil splendide. J’ai pu me contempler dans une mare, je me trouvais aussi splendide. Je m’y suis baignée, et lavée en n’utilisant strictement que les plantes qu’on m’avait indiquées. Éperdue de bonheur, j’ai fait ce que je n’avais plus fait depuis longtemps, ma prière. Pour remercier de ce moment sublime. Envolées, les craintes et les réticences. J’allais participer de tout mon cœur. Ma beauté devait être un talent, au sens de l’Évangile (Matthieu vingt-cinq), à faire fructifier. Dieu ne saurait m’en vouloir de le faire en me montrant joyeusement, au monde entier si possible, aussi nue qu’il m’avait fait naitre. J’ai signé, sans même l’avoir lue, l’autorisation de disposer de mon image. 

     Et la Fraternité Cannibale était plus loin que jamais pour moi. 

    Les autres se sont peu à peu levés. Pour bien leur montrer que j’avais surmonté les obstacles et les peurs je les embrassais de tout mon cœur au fur et à mesure, et je leur annonçais ma résolution. À l’exception inévitable de Loïc, qui est aussitôt parti bouder de plus belle, tous s’en réjouissaient. Je redescendais quand même un peu sur terre mais j’acceptais désormais tout en fille obéissante. Je m’aperçois que j’ai utilisé une expression de la FC. 

     Je me suis vite rendu compte, et j’ai eu plus de mal à l’accepter, qu’on trichait, ouvertement, avec ce que je croyais être le principe de départ. La majorité était arrivée avec des sacs remplis de victuailles pour la durée du séjour. Loïc aussi, sans me le dire. Je me rendais compte qu’il m’avait présenté la chose sous un jour rigoriste en pensant me rebuter, un signe de plus qu’il me comprenait mal. Il est vrai qu’autrement les ressources naturelles auraient été vite épuisées. Même le couple qui nous avait initiés à cette alimentation particulière n’a « tenu » que trois jours. Mais pour moi, pas question de déroger. Pendant la deuxième moitié du séjour nous n’étions plus que deux, Claire et moi-même, à suivre strictement le régime. Nous étions de même les deux seules à rester rigoureusement nues donc à ne jamais mettre nos chaussures, quitte à avoir parfois les pieds en sang et à ne les traiter qu’avec les plantes ad hoc. Loïc venait parfois m’engueuler. Ayant comme moi une culture en cette matière, il me comparait à un de ces moines flagellants du moyen-âge, de ceux qui prétendaient détourner la peste en se lacérant le dos. Il y mettait une méchante ironie. Cela faisait partie de mes modèles conscients mais je n’imaginais pas pouvoir le lui dire. 

     Je mangeais donc ce que la nature m’offrait, à l’état brut. Cela, comme bien d’autres choses, de préférence devant les caméscopes, sous des éclairages et dans des poses mettant bien en valeur mon anatomie. Il y avait un photographe professionnel, passionné de nu artistique, qui parlait constamment de « sculpter la chair avec la lumière ». Et à chaque fois cela me faisait vibrer, plus le mot « chair » que le mot « lumière ». Je savais déjà ce que signifie « repas charnel ». La FC n’avait pas totalement disparu de mon esprit. Je découvrais avec bonheur l’aspect artistique. Je n’étais pas du tout rebutée par ses multiples difficultés et pièges. On me considérait quand même comme un être humain… tu auras compris que je n’ai pas toujours eu ce sentiment à la Fraternité. 

     On me montrait les résultats, on m’expliquait, on m’invitait à les critiquer, à proposer des améliorations, des idées. Je m’y prêtais de bon cœur. Je découvrais avec une passion proche de l’extase la façon d’escamoter mes quelques disgrâces physiques, mon meilleur profil pour mes seins, pour mes fesses, pour mes bras, pour mes jambes, et jusqu’à l’art d’arranger mes poils pubiens pour qu’ils captent au mieux la lumière. Combiner le tout avec aussi l’expression de mon visage pouvait être un casse-tête et un défi, mais je le relevais avec l’aide des autres. C’était une vraie initiation. 

     Je m’en rendais parfaitement compte sur le moment. J’envisageais de me faire modèle professionnel et déjà je recevais des conseils et encouragements éclairés en ce sens. Si cela s’était concrétisé, est-ce que je serais devenue cannibale ? Quoi qu’il en soit, à ce jour, cette initiation n’a vraiment servi que la Fraternité. Enfin, ce n’est peut-être que partie remise. Ludo est d’accord pour que je reprenne les choses où je les ai laissées. 

    Je reviens au Val du Ciel. Principale ombre au tableau mais je n’en souffrais pas vraiment, Loïc n’en finissait pas de bouder. J’aurais préféré, et pas seulement moi, le voir s’en aller puisqu’il connaissait le chemin. Willy m’aurait aussi bien ramenée. Mais, si on ne le voyait presque plus, il ne regardait pas ailleurs. Je pouvais constater qu’il s’était rhabillé, cela ne me troublait guère, et aussi qu’il me tenait à l’œil. 

     Autre ombre relative, je ne me sentais pas la conscience tranquille quand on me montrait occupée, toujours très artistiquement, à dévorer des larves, des insectes bébés. Je repensais au principe majeur de la Fraternité Cannibale. On ne doit manger que des êtres qui l’ont explicitement et librement accepté, donc nos frères et sœurs en humanité. À un moment je me suis rendu compte que Claire ne consommait strictement que du végétal. Je me suis aussitôt alignée sur elle. Cela a déconcerté les autres. Mais on ne me l’a pas reproché. C’était un nouvel épisode, imprévu mais qui pouvait trouver sa place. 

     Toujours en veillant à valoriser ma nudité par mes attitudes et mes gestes, j’ai doctement expliqué devant le caméscope pourquoi, subitement, je devenais végétalienne. Ce qui devait être une voix off me demandait si je ne pensais pas que les plantes peuvent aussi souffrir. Je suis restée muette. J’ai entendu : « OK, ça on va le couper ». Ils n’étaient quand même pas contrariants. Je montrais aussi avec détachement les plaies de mes pieds, et je déclinais ma philosophie là-dessus, longuement. Ces causeries ont fini par occuper une grande partie de mon temps. J’étais de plus en plus la vedette et je commençais à me comporter en vedette. On me le disait en plaisantant et je le prenais bien. J’ai pu capter un échange qui me concernait et n’était pourtant pas destiné à atteindre mon oreille : 

     ― Elle est géniale, cette fille ! 

     ― Peut-être, mais elle est cinglée. Elle en arrive à me faire peur… tu as vu ses pieds ? 

     ― C’est son problème, on ne lui a pas demandé ça. 

     ― Mais on a enregistré ce qu’elle disait là-dessus. 

     ― Elle l’a dit d’elle-même. C’était d’abord pour ne pas la vexer. Après, on verra ce qu’on en fera. 

     ― Cette histoire d’ermites brouteurs, elle a l’air d’y croire à fond. On va le garder ? 

     ― Bien sûr ! C’est d’abord là qu’elle est géniale ! 

     ― Tu y crois, toi ? 

    ― Toi, tu n’as pas l’air de savoir tout ce que les mystiques arrivent à se faire. Tu devrais te renseigner sur les Sioux lors de la danse du soleil, les chiites à l’Achoura, et cetera. 

     ― On avait déjà Claire… 

     ― Chantal c’est mieux… pas seulement parce qu’elle est bien moulée, elle s’exprime aussi bien mieux ! Et on a ce qu’il faut pour contrebalancer avec le côté recherche du plaisir. 

     Car j’avais aussi, toujours devant les caméscopes, raconté ce genre de choses, avec la plus grande conviction et parfois une véhémence qui m’étonnait moi-même. Claire avait de même longuement relaté, toujours en position du lotus, toujours gravement et comme si elle psalmodiait, des histoires de yogis qui se livraient à des épreuves du même ordre. Elle, on l’avait choisie pour cela. Et donc, j’avais pu m’imaginer qu’ils adhéraient totalement à nos discours. Je découvrais peu à peu qu’on y voyait surtout des divagations pittoresques donc vendeuses, que probablement ce serait présenté ainsi dans le produit final. D’autres en parlaient sous le strict angle du plaisir, d’autres encore y voyaient une façon de se préparer à survivre quand la civilisation et la société s’écrouleraient. Je descendais quelque peu de mon nuage, mais quand même pas trop bas. 

     Par ailleurs, toujours dans les tricheries, j’étais invitée comme tous les autres à tenir un journal de ce que je ressentais, qui alimenterait le livre. Mais on me donnait des directives tellement nombreuses et orientées qu’il n’y avait plus grand-chose de spontané. J’ai pu surprendre une autre conversation. Quelqu’un disait que ce que j’écrivais était intéressant et bien tourné. J’en ai éprouvé de la fierté. Il estimait aussi qu’on pourrait l’améliorer, il donnait des pistes. J’ai cru comprendre qu’il n’aurait guère de scrupules à le faire sans mon accord… et cela ne me troublait pas autrement. J’ai continué à jouer le jeu. Autre tricherie à mes yeux mais qui ne m’a pas troublée longtemps non plus, une femme n’arrêtait pas de me maquiller et remaquiller, en fonction des prises de vue et du décor. C’était aussi pour compléter mon bronzage imparfait. Pour moi c’était incompatible avec la vraie humble nudité, mais je ne le disais pas. À quoi bon ? 

     Autre désagrément, personne ne dirigeait vraiment. Les quelques candidats au leadership avaient vite été découragés. Comme l’avait dit Willy, aucun participant n’était vraiment malsain. Il avait un consensus minimal sur le but à atteindre et les limites à ne pas dépasser. Parmi nous il y avait des naturistes militants chevronnés, qui inculquaient et imposaient aux autres les règles basiques de respect mutuel quand tout le monde est nu. Cela évitait le pire, cela a permis d’aller au bout sans incident ou dispute grave, et le plus souvent dans la bonne humeur. Mais c’était quand même insuffisant. La volonté commune était réelle, mais souvent cacophonique. C’était, pour parler vulgairement, un sacré bordel. 

     Des gens faisaient des suggestions, on arrivait à les écouter. Mais alors tout le monde parlait à la fois, et souvent il y avait acceptation là où je m’étais attendue jusqu’au dernier moment à un refus, ou le contraire. Une de ces suggestions a été qu’il faudrait pimenter un peu plus, qu’il faudrait de l’érotisme, voire du pornographique au moins simulé. Marc et Mila, un couple régulier, étaient même d’accord pour le faire en non-simulé. Il serait spécifié qu’ils souhaitaient réellement faire un enfant. Sauf que Mila, ce n’était vraiment pas une beauté, et Marc non plus. Et plusieurs regards se sont tournés vers la plus jolie fille, moi. 

     Je n’ai pas eu le temps de réagir, ni même de comprendre. Loïc a surgi de sa planque où il avait réussi à se faire oublier. Il a mis le holà, et pas en douceur. Je ne l’avais encore jamais vu aussi en colère. Car, même s’il se tenait constamment à l’écart, il ne se désintéressait pas. D’une manière générale, il en avait plus qu’assez à ce moment. Il avait très vite compris qu’on l’avait invité pour m’avoir, moi, pour mes beaux seins et mes belles fesses. Il m’adressait des signes d’exaspération, autant dire à chaque fois que nos regards se croisaient. Mais il ne voulait repartir qu’avec moi. Son frère n’arrivait plus à l’amadouer. Mais j’étais déterminée à rester jusqu’au bout. J’aurais encore prolongé le séjour si j’avais pu. Il m’a prise à part, autant dire de force, il me tirait en me serrant par le poignet à me faire mal. Il en est venu à dire que je devrais choisir assez vite entre ce « bordel » et lui. J’ai répondu sans hésiter que je choisirais alors le « bordel ». Il découvrait encore un peu plus que je pouvais avoir une volonté plus forte que la sienne. Je découvrais, moi, qu’il n’aimait pas ça. Il m’a reproché, bizarrement, de ne pas savoir me plaindre. J’ai répondu que je n’aime pas me plaindre, c’est ainsi, et que sinon j’aurais aussi à me plaindre de lui. 

     Bien sûr, il aurait fallu aller plus loin dans l’explication mutuelle. Mais elle s’est arrêtée là. 

     Nous sommes repartis en même temps que les autres. J’avais vécu de très bons moments, d’un peu moins bons aussi, mais globalement pour moi c’était très positif. Je m’étais épanouie et libérée. J’aurais volontiers recommencé. Il ne pouvait pas le comprendre. Nous avons repris le cours habituel de notre vie. J’ai vite compris, moi, que rien ne serait plus comme avant, et pourtant cela laissait déjà à désirer avant. Il a commencé à juger, avec de plus en plus d’insistance, que je me trouvais un peu trop souvent au chômage, que je ne faisais guère d’efforts pour garder une place puis en retrouver une autre. Or, il s’était mis en tête d’acheter un logement. Pour cela il fallait au minimum deux salaires bien assurés. Donc, il envisageait de vieillir avec moi. C’était dans l’ordre des choses, j’aurais pu m’en douter, et pourtant cela m’a troublée. Car je ne voulais pas vieillir, avec lui ou qui que ce soit. L’idée même me faisait horreur. Encore maintenant je n’aime pas beaucoup y penser mais enfin je l’accepte, inconvénients compris, s’il m’est donné de pouvoir vieillir. Mais pouvais-je le lui dire, que je souhaitais mourir jeune, et qu’on me mange avant que ma chair soit racornie, et que je correspondais de nouveau, à son insu, avec des gens qui me le proposaient ? Je restais sur son terrain, je lui parlais de mes difficultés avec les emplois successifs. Je lui répétais sous diverses formes que, désolée, je n’y arrivais pas, je ne comprenais pas pourquoi, c’était comme ça. Ce n’était pas complètement faux, je désirais encore sincèrement me stabiliser professionnellement quelque part, me sentir normale. Mais voilà, j’allais de malchance en malchance. 

     Ce n’était pas complètement vrai non plus. De plus en plus, et même si je résistais, j’avais autre chose en tête. Et ma volonté s’en trouvait inhibée, malgré elle si je puis dire. De nouveau donc, profitant de ce que lui allait à son travail, j’échangeais assidument avec les gens de « là-bas ». 

     Une fois, une seule, je lui ai parlé de cette vocation que j’avais entrevue, poser nue en professionnelle pour des photographes ou aussi bien des peintres. J’avais noté des adresses. Mais pour lui c’était une forme de prostitution, et d’ailleurs cela ne pourrait durer qu’un temps, n’est-ce pas ? Il le disait ironiquement voire méchamment. Il ne comprenait pas à quel point il ravivait mon horreur du vieillissement. Je n’ai pas insisté, et donc le problème restait entier. Il m’a parlé de « névrose d’échec », donc de voir un psy. Il en connaissait un bon. Il voulait bien y investir de l’argent. Je lui ai répondu que cela me rappelait de trop mauvais souvenirs depuis l’histoire du pédophile. Il a compris que je lui cachais quelque chose. Il m’a interrogée avec de plus en plus de véhémence. Je le niais, j’en arrivais à des crises de larmes. Mais je ne devais pas être convaincante. Il s’est lassé de me questionner, il est devenu plus gentil. Je pensais que le plus dur était passé. De son côté, sans me le dire, il se renseignait. Ou plutôt on l’a renseigné, en plusieurs temps. Qui ? Je ne l’ai appris que plus tard. J’y reviendrai. Un jour il est passé à l’action. 

     Ce qui est arrivé alors, je l’ai vécu sur le moment comme un cauchemar. Mais par la suite j’en ai longtemps été fière. Et bien sûr j’ai encore évolué. Ce sera pour demain. 

     Amicalement, 

     Rose.

 

 

  

 

     23 juin 20**

 

     Bonjour Bob, 

     Je vois que j’ai piqué ta curiosité, et non, cela ne ressemble à aucun des scenarii (pluriel italien qui relève de mon pédantisme, tu sais ce que cela veut dire) que tu supposes. 

     C’était un dimanche. Nous étions chez nous, entre nous. À un moment, après avoir pris le café habituel, je me suis sentie somnolente. Loïc m’a conseillé d’aller m’allonger dans notre chambre. Il avait un air bizarre, comme si pour lui c’était normal alors que cela m’arrivait pour la première fois avec lui. J’ai dormi un moment, je ne saurais pas dire combien de temps. Je me suis réveillée et je l’ai entendu, de loin. Manifestement il téléphonait, avec une grande agitation, et il n’imaginait certainement pas que j’écoutais. Il changeait souvent d’interlocuteur. À chaque fois il répétait que j’étais sous l’emprise de la Fraternité Cannibale, que c’était très grave, qu’il avait déjà prévenu la police, qu’il fallait me faire « déprogrammer ». Ce pouvait être encore de l’amour, mais il précisait « de force », en insistant lourdement, rageusement, sur ces mots. Bref, un côté lavage de cerveau. Et il savait déjà, apparemment, à quel organisme me confier. Et pour moi, même si cela dénotait encore un attachement, il n’était déjà plus compatible avec le vrai amour. Et puis enfin, comment pouvait-il balancer de telles choses sur mon compte à des tiers sans m’avoir jamais interpellée là-dessus, demandé de m’expliquer ? Certaines précisions montraient que ce n’était pas le matin même qu’il avait découvert tout cela, qu’il préparait son coup. Comment peut-on à ce point juger quelqu’un, a fortiori quelqu’un dont on partage la vie, sans rien lui dire ? Je me disais que c’était fini avec lui, je ne pourrais jamais pardonner. En même temps, je prenais conscience que j’en étais moins affectée que j’aurais pu le craindre, donc que je ne l’aimais pas vraiment non plus. Il disait aussi qu’il m’avait fait prendre un somnifère, et enfermée dans la chambre pour plus de sûreté. J’ai réussi, laborieusement parce que le produit était puissant, à me lever pour constater que j’étais, effectivement, enfermée. Je ne pouvais donc pas aller lui dire qu’il se trompait au moins sur un point. Je n’en étais pas encore à vouloir aller vivre et mourir chez ceux qu’il appelait « ces ordures ». C’était seulement un dernier recours au cas où tout finirait de tourner de travers. 

     Avec le recul, j’aurais dû hurler, tambouriner à la porte, rétablir les faits. Ce que j’ai fait demandait bien plus de détermination. Et donc, à cause de lui, et j’y pensais avec une certaine exaltation, j’allais devoir sauter le pas. J’ai continué à écouter. Il en est venu à raconter qu’il me soupçonnait de vouloir le faire dévorer, lui, par ruse. C’était complètement faux mais je n’avais pas envie de le lui dire. Je n’avais plus envie de rien lui dire. Et puis les histoires de martyrs et de leur héroïsme, toutes causes confondues, me revenaient en tête, dans le plus grand désordre. Je me suis subitement assimilée à Rose Keller, comme si Loïc était le Marquis de Sade. C’est ce qui a fini de me décider. 

     Nous habitions au deuxième étage. La fenêtre de la chambre donnait sur une cour déserte. Je savais qu’il n’y avait personne dans les appartements au-dessous. Le bâtiment en face était désaffecté. Autre chance, autre signe, l’essentiel de ma garde-robe, mes chaussures aussi, se trouvaient dans l’armoire de cette chambre. Par chance encore, j’avais mon téléphone et mes papiers. J’ai entassé ce que je pouvais dans le seul sac que j’ai trouvé. J’ai très classiquement noué deux draps, il ne restait plus qu’environ deux mètres de chute. J’ai jeté un peu de linge pour amortir. Loïc n’avait rien entendu puisqu’il téléphonait toujours. 

     Je me suis retrouvée dehors sans dommage. J’ai couru, assez pour gagner un coin discret où personne ne penserait à me chercher. Et puis j’ai appelé le numéro que je connaissais par cœur. J’ai résumé la situation. On m’a promis de venir me prendre dans les heures qui venaient, on me demandait de ne surtout pas bouger. Parfois on me rappelait pour me dire que ça allait venir. J’ai eu le temps de réfléchir. Allaient-ils réellement arriver ? Et autrement, qu’est-ce que je ferais ? Mais j’ai vite chassé cette pensée. Une autre m’a tourmentée alors. Ma détermination avait fondu. N’aurais-je pas dû laisser un mot à Loïc ? Est-ce que je n’allais pas retourner vers lui, ou l’appeler, lui demander pardon, lui dire que je n’avais jamais vraiment eu l’intention de le quitter pour servir de repas ? Que c’était juste pour lui faire comprendre des choses que je n’arrivais pas à lui dire autrement ? Je me rappelais les bons moments, ce qu’il m’avait apporté, le peu que je lui avais apporté, moi. Je me disais qu’il avait dû parler sous l’emprise d’une compréhensible colère, inspirée par quelqu’un de malintentionné, mais qu’il n’y avait rien d’irrémédiable. J’ai même envisagé de prétendre que si j’étais en contact avec « ces ordures », comme il disait, c’était pour les faire coffrer. Une autre idée a chassé celle-là. Willy, si gentil et si compréhensif, n’avait-il pas des problèmes avec sa compagne ? Et mes parents, ne pourraient-ils pas recueillir l’enfant prodigue ? Mais comment leur expliquer ? Et puis c’est reparti dans l’autre sens. Est-ce que quand même, justement à cause de moi, la Fraternité Cannibale n’allait pas être démasquée, démantelée, détruite ? Mon imagination s’est mise à travailler encore plus vite. 

     J’en étais là quand ils sont arrivés, et c’est la première chose que j’ai dite. Ils m’ont vite rassurée. Tout est parfaitement cloisonné. Même si eux deux, des anciens dévoués depuis des années, s’avisaient par on ne sait quelle aberration de trahir, les dommages seraient minimes. Ils ne savaient pas grand-chose, même s’ils connaissaient l’essentiel des objectifs et de la doctrine. Néanmoins, par précaution pour éviter un repérage, puisque forcément Loïc avait dû ou allait faire déclencher des recherches, ils m’ont demandé de jeter mon téléphone. Bien sûr, ce n’était pas forcément pour cette raison. 

     J’ai un peu hésité, et puis j’ai senti que je n’avais pas le choix, comme si je venais de faire le pas décisif, comme si je ne pouvais plus qu’être mangée à brève échéance. Ils m’ont encore détrompée. Ils me conduisaient dans une propriété où on ne se mangeait pas, où l’on était par ailleurs strictement végétarien, où l’on recevait régulièrement des visites de police qui ne débouchaient sur rien de plus. J’avais encore beaucoup d’obstacles à franchir, de détermination à montrer, avant de pouvoir m’offrir en nourriture. Je n’imaginais pas, eux non plus, à quel point cela se vérifierait. 

     J’en reste là pour aujourd’hui. J’aimerais tes commentaires. La suite est encore un peu délicate. 

     Amicalement, 

     Rose.

 

  

 

     24 juin 20** 

     Bonjour Bob, 

   Je vois que tu t’inquiètes pour mes parents et Loïc. Je le comprends d’autant mieux à présent que je sais que tu es passé par là où je les ai fait passer. Mais, si étrange voire monstrueux que ça paraisse, je me suis fort peu souciée d’eux tant que je suis restée au sein de la FC. C’est seulement après m’être sauvée, en les retrouvant, que j’ai mesuré ce qu’ils avaient enduré à cause de moi. Enfin, nous nous sommes mutuellement pardonnés. Je dis « mutuellement » car ils étaient parfaitement conscients de n’avoir pas toujours eu un comportement adéquat avec moi. Les trois s’accusaient même de choses dont je ne m’étais absolument pas rendu compte. 

     Pendant ma disparition, car pour eux c’était une disparition, Papa et Maman se sont réfugiés dans la dévotion. Loïc est passé par une dépression sévère, et puis il a renoué avec une de ses ex, Laura, une fille moins compliquée que moi. Ils attendent un bébé, j’en suis simplement heureuse pour eux. Il est de même, autant que je puisse en juger, simplement heureux pour moi que je me sois tirée d’affaire. 

     Je les ai rencontrés tous les deux il y quelques semaines. Avec moi il y avait Ludo. Nous avons donc pu discuter longuement. Laura, surtout, me regardait comme une sorte d’extraterrestre, incompréhensible, inquiétante voire terrifiante. Comment avais-je pu vouloir manger mon prochain et être mangée moi-même ? Et, à la limite, comment son chéri avait-il pu s’amouracher d’une fille telle que moi ? Ce n’est pas simple de s’assumer comme ex-cannibale. Il ne servait à rien de lui dire que je n’allais pas la manger. Je la comprenais, je la trouvais d’ailleurs sympathique. Même si ce n’était pas essentiel je souhaitais l’amadouer, l’apprivoiser un minimum. Comment faire ? Je savais donc qu’elle allait bientôt être maman d’une petite fille. J’ai beaucoup insisté, en la regardant dans les yeux, sur les errements de ma maman à moi, et leurs conséquences désastreuses. Loïc confirmait pour ce qu’il savait. Je crois que Laura a capté le message, assez du moins pour me sourire, et me faire la bise quand nous nous sommes quittées. 

     J’ai surtout appris pourquoi, comment, mon ex-compagnon s’est comporté comme il s’est comporté. De curieux messages l’avaient mis en garde sur mes fréquentations internet et leurs suites possibles. Il avait d’abord pris cela pour une très mauvaise plaisanterie. Et puis, peu à peu, il s’était avisé que ces choses expliquaient bien des bizarreries de mon comportement. Et donc il poursuivait, exactement comme moi, des échanges complètement à mon insu. C’est ainsi qu’il avait été amené à croire ma situation bien plus grave qu’elle ne l’était réellement. Le café somnifère, l’enfermement, la déprogrammation programmée si je puis dire, lui avaient été suggérés par ce canal. 

     À ce moment, Ludo, qui n’avait pas dit grand-chose jusque-là, s’est mis à questionner sur ce bizarre interlocuteur. Il a conclu avec une quasi-certitude que tout cela venait de la FC, et précisément pour obtenir ce qui allait suivre. Décidément, ce qu’on fait pour éviter quelque chose… 

     Maintenant, il va falloir aborder mon intégration à la Fraternité. Le plus dur, c’est en fait de retrouver les souvenirs. Non, ce n’est pas cette fois un piège à émotion, c’est un piège à mémoire, ou à oubli ce qui revient au même. Ce sera pour demain si tu veux bien. 

     Amicalement, 

     Rose.

 

La suite 9

 

 

 



22/07/2025
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