L'école des chimpanzés (Roger Fouts et Stephen Tukel Mills)
Au commencement, il y avait Roger Fouts, étudiant en psychologie aux résultats moyens, désirant poursuivre ses études à Reno (seule place où il était accepté), et ayant besoin d'un poste d'assistant car il n'était pas riche. On finit par lui en proposer un, qui consiste à s'occuper, à temps partiel, d'une femelle chimpanzé de 2 ans, Washoe, en vue de continuer à lui apprendre le langage américain des sourds-muets (Ameslan) et pourvoir à ses besoins. Pour être admis, il doit l'être par le patron de l'étude, Allen Gardner, qui élève Washoe avec ses propres enfants mais ne peut le faire à temps complet. L'entretien se passe mal, Roger se rend compte qu'il va être refusé et, n'ayant pas d'autre piste, qu'il n'a plus qu'à devenir plombier comme ses frères. C'est alors que... Washoe elle-même lui saute affectueusement au cou, et que Gardner se dit que l'opinion de la guenon compte aussi.
Plus tard, quand à son tour il aura à recruter des assistants, Fouts refusera les candidatures non agréées par Washoe. Car le voilà engagé, dans une relation beaucoup plus forte, fusionnelle, longue aussi, qu'il ne l'avait imaginée. Elle durera quarante ans (elle n'est pas finie à la sortie du livre). Washoe ne favorisera pas toujours sa carrière. Après celle d'assistant à Reno, voici qu'on lui propose une place plus durable à l'autrement prestigieuse université de Yale. Mais cela signifie abandonner Washoe, et il la refuse à l'ahurissement de ses condisciples.
Bien que je n'aie jamais regretté cette décision, beaucoup de mes collègues s'en sont étonnés. Ils estimaient que c'était une folie de tourner le dos à une carrière universitaire prestigieuse. Je crois qu'ils n'ont jamais compris la nature de ma relation avec Washoe. Je la considérais comme un membre de ma famille et je ne pouvais absolument pas envisager de l'enfermer dans les sous-sols de Yale ou d'une autre université...
Sur les résultats de Washoe et de bien d'autres, on peut consulter http://pagesperso-orange.fr/daruc/intanim/intanim.htm
Ce qu'en dit Fouts :
Ses performances, à l'âge de quatre ans, étaient remarquables. Elle obtint 86% de réponses justes sur 64 images pour un test, et pour un autre, deux fois plus long, 71% de réponses juste sur 128 images. (En devinant au hasard pour ce dernier test, elle n'aurait obtenu que 4% de réussite.) Mais ses erreurs étaient peut-être plus intéressantes que ses bonnes réponses. Elle confondait par exemple "peigne" et "brosse" ou "noix" et "baie, ou "chien" et "vache" mais jamais "peigne" et "vache". (...) Si l'on en croit les linguistes, cette faculté de symboliser les objets et de les regrouper mentalement par types est un des traits distinctifs qui différencie le langage humain des autres modes de communication entre animaux.
On apprend que le destin d'un chimpanzé élevé d'abord, et chouchouté, dans une famille humaine, n'est pas enviable. Car forcément il grandit, et devient bientôt potentiellement dangereux. Alors, sans ménagement, on le place au mieux en cage avec ses congénères, dont souvent il n'avait pas vu un seul depuis des années. Ce qui arriva à un certain Ally. Pourtant, on avait commencé, ménagement inhabituel, par lui montrer, dans une simple visite, ses futurs camarades. Puis, après quelques jours, il les avait vraiment rejoints, et Washoe, déjà pensionnaire, l'avait accueilli plutôt amicalement, mais...
Mais Ally ne répondit pas. Complètement tétanisé, il regardait Washoe comme quelqu'un qui vient d'entendre un chien lui adresser la parole. Puis, la lumière se fit dans son esprit et il comprit : je suis comme eux. Alors il fit une crise d'identité brutale, instantanée. Poussant un hurlement à vous glacer le sang dans les veines, Ally sombra dans une panique totale. (...) Atteint d'une paralysie hystérique, il perdit l'usage de son bras droit. Et il s'enfonça dans une dépression profonde...
Des drames, il y en a bien d'autres. Washoe perd son bébé peu après la naissance.
Jamais nous n'avions vu Washoe déprimée, même lorsqu'elle avait quitté Reno et sa famille pour venir à l'Institut. Elle n'était pas du genre à déprimer, c'était une battante. La voir ainsi abattue c'était comme voir notre ami le plus équilibré s'enfoncer brusquement dans la nuit. Le pire c'est que nous étions impuissants. Washoe nous réclamait son "bébé" et nous ne pouvions pas le lui rendre.
L'ouvrage est donc loin d'être un conte de fées, surtout quand on aborde la question des chimpanzés élevés non pour l'expérimentation de leur capacité au langage mais comme animaux de laboratoire. Et certains sont passés brutalement de l'une à l'autre situation, et depuis leurs cages minuscules réclamaient désespérément des câlins, en ameslan, à des humains qui ne les comprenaient même pas et se demandaient seulement si ce qu'on leur avait administré les tuait ou non. Pour Fouts, ces situations déclenchèrent une crise morale, qui se solda par plusieurs années d'alcoolisme, chose assez peu avouable dans son pays.
Il n'est pas non plus que sentimental ou militant, il est aussi scientifique, et il peut aller loin. Quelques théories bien en place en prennent un coup. D'abord Noam Chomsky, qui excluait pratiquement les animaux du langage, sinon ils parleraient spontanément dans la nature (mais il ne voyait dans ledit langage que sa composante verbale...). Et aussi, de façon plus surprenante, Bruno Bettelheim, qui fut un temps la référence sur l'autisme. Car Roger Fouts a été amené à essayer d'enseigner l'ameslan à des autistes, et il y parvint, et il parvint par ce biais à les amener à s'exprimer par la bouche. Il aurait pu faire là une brillante carrière... mais c'aurait été abandonner Washoe.
(J'ai lu, 1998)
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