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Dialogues des carmélites (Georges Bernanos, Francis Poulenc)

A l'origine il y avait les carmélites de Compiègne, guillotinées à Paris en juillet 1794 (pendant la phase totalitaire de la Révolution Française), béatifiées en 1906. J'ai résumé comme suit leur histoire dans un ouvrage qui cherche toujours éditeur :

Elles n'étaient pas des martyres religieuses typiques, au moins du point de vue des persécuteurs, puisque ce sont plutôt leurs sympathies royalistes, réelles (certaines d'entre elles avaient fréquenté la famille royale), qui ont causé leur perte... même si leurs "complots" se sont limités à écrire des vers contre-révolutionnaires, ou à garder un portrait de Louis XVI. Elles-mêmes, cela va de soi, se voulaient martyres religieuses, et leur point de vue a son importance. Si elles n'ont pas tout fait pour le devenir (pendant plus d'un an elles ont accepté bon gré mal gré les restrictions mises par les autorités à l'exercice de leur règle) elles n'ont pas non plus tout fait pour l'éviter, ayant fait voeu de sacrifier au besoin leurs vies au salut de la France. Une fois condamnées à mort, elles ont laissé un hymne, sur l'air de... La Marseillaise :

Livrons nos coeurs à l'allégresse !
Le jour de gloire est arrivé.
Loin de nous la moindre faiblesse,
Le glaive sanglant est levé ! (bis)

Ecrire des vers, pieux de préférence, est une activité très prisée dans les carmels, Thérèse d'Avila et Jean de la Croix ayant magistralement montré l'exemple.

Et puis il y a eu la nouvelle de Gertrud von Le Fort, puis le scénario de film qui en a été tiré par Georges Bernanos, puis, en 1957 l'opéra de Francis Poulenc (qui élague beaucoup mais laisse tel quel ce qu'il a gardé de Bernanos).

La morale de l'histoire peut se résumer en une phrase : c'est la mort qui donne son sens à la vie. Et si elle est ratée, la mort (cas de la première prieure, décédée de maladie), ce peut être pour permettre à quelqu'un d'autre de réussir la sienne. Pas forcément simple, ni même sain, mais émotion garantie.

On s'attache surtout aux deux plus jeunes des religieuses, encore novices. L'une, Constance de Saint-Denis, est historique. Par contre, le royaliste Bernanos, qui ne manque aucune occasion d'attaquer et ridiculiser les révolutionnaires, en fait une aristocrate (elle portait à l'origine le nom roturier de Marie-Geneviève Meunier). Et il la rend aussi attachante, sympathique et admirable qu'il le peut. Elle est intrépide, gaie, généreuse, pleine d'esprit. Elle trouve que la vie est très amusante et que la mort doit donc l'être aussi. La perfection totale étant contreproductive, elle montre juste ce qu'il faut de petits travers : elle est gourmande et gaffeuse.

Et puis il y a une novice imaginaire (la seule), Blanche de la Force, aristocrate aussi. Elle est pleine de piété et de bonne volonté mais aussi pathologiquement peureuse, constamment effrayée par tout et n'importe quoi, au point d'embarrasser gravement sa famille puis son couvent.

Une scène entre les deux, pendant l'agonie de la première prieure, est hautement significative. Constance se montre comme à son habitude très joyeuse, évoque des souvenirs plaisants...

Blanche : Vous n'avez pas honte de parler ainsi lorsque notre révérende mère...
Constance : Oh ! ma soeur, pour sauver la vie de notre mère, je donnerais volontiers ma pauvre petite vie de rien du tout, oui, ma foi oui, je la donnerais... Mais quoi, à cinquante-neuf ans n'est-il pas grand temps de mourir ?

Prenant conscience de l'incongruité du propos, elle tente de se racheter... en impliquant sa compagne :

Constance : (...) Oh ! Soeur Blanche, puisque j'ai si étourdiment parlé tout à l'heure, ayez la bonté de m'aider à réparer ma faute. Mettons-nous à genoux et offrons nos deux pauvres petites vies pour celle de Sa Révérence.
Blanche : C'est un enfantillage...
Constance : Oh ! pas du tout, Soeur Blanche, je crois vraiment que c'est une aspiration de l'âme.

Elle va jusqu'à soutenir que toutes deux ont vocation à mourir jeunes, et ensemble (la guillotine est encore très loin).

Constance : Hé bien... J'ai compris que Dieu me ferait la grâce de ne pas me laisser vieillir, et que nous mourrions ensemble, le même jour...

Blanche, chez qui la peur n'empêche pas la colère, explose :

Blanche : Quelle idée folle et stupide ! N'avez-vous pas honte de croire que votre vie puisse racheter la vie de qui que ce soit ? Vous êtes orgueilleuse comme un démon... Vous... vous... je vous défends...
Constance : J'étais bien loin de vouloir vous offenser.

Le texte précise que Blanche baisse peu à peu les yeux, comme si l'idée faisait son chemin. La scène s'arrête là. On les retrouvera par la suite toutes les deux en bons termes.

Les révolutionnaires se font de plus en plus pressants, et odieux. Blanche s'enfuit, prise de panique, peu avant l'arrestation des autres. Elle vit alors de pitoyables tribulations, servante et souffre-douleur des domestiques de son père, guillotiné depuis peu.

La fin est juste esquissée par Bernanos (qui luttait alors contre le cancer...), au metteur en scène ou à l'imagination du lecteur de jouer. Elle bafoue non seulement l'histoire mais la vraisemblance. Poulenc en fait un des plus extraordinaires finals d'opéras, une sorte de concerto pour guillotine avec choeur. Historiquement, la prieure a été décapitée la dernière, à la demande expresse de ses "filles". Dans la pièce et l'opéra, ce sont Constance puis Blanche. Cette dernière n'a pas été condamnée, on ne sait pas très bien si elle y va menée par la populace ou de son propre chef (invraisemblable dans les deux cas, d'autant que dans le second elle commet un suicide, péché mortel par excellence). Mais c'est l'émotion qui commande, et leur sérénité à toutes deux. Et ça marche : c'est la scène la plus célèbre du dernier opéra à avoir connu un succès international durable.



18/11/2011
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