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La fraternité cannibale (roman) 1

 Il s'agit du début d'un roman (environ 15% de l'ensemble). J'ai à peu près renoncé à trouver éditeur. Je n'ai pas encore décidé de tout mettre en ligne. Le titre n'a rien de métaphorique. On comprendra vite le procédé narratif.

 

 

La Fraternité cannibale

 

Roman

 

 

 

 

     3 juin 20**

     (Je n’ai pas rêvé, ou tout n’est que rêve. Il a bien parlé de la Fraternité Cannibale. Et il semble en savoir long. Les autres se moquent de lui. Certains l’agressent méchamment. Ils trouvent qu’il répercute sans discernement une légende urbaine. Et moi qui ne voulais plus en entendre parler… j’ai assez tout déballé aux enquêteurs, et aux psys. Ils me disent tous que je dois me « reconstruire », et en effet j’en ai encore un peu besoin.

Oui, mais d’un autre côté, c’est avec ce « Taïpan », drôle de pseudo soit dit en passant, que je me sens le plus d’affinités. Enfin on voit de tout ici. Allons, qu’est-ce que je risque ? Va pour le message personnel, qui devrait préserver l’anonymat…).

     Bonjour Taïpan,

     Tu as parlé de la Fraternité Cannibale. Je sais beaucoup de choses, mais il n’est pas question de les dire publiquement, même sur un forum internet. Je suis prête à échanger avec toi là-dessus, mais il faut d’abord que tu me promettes que ça n’ira pas plus loin, que tu n’en parleras à personne d’autre sans me prévenir. On est en train de la démanteler, la FC. C’est compliqué parce qu’il y a des états souverains impliqués. Et il y a des choses qui doivent rester secrètes, qu’on ne me dit pas à moi. Ceux qui te parlent de « légende urbaine », ils ne savent rien. Mais ça fait partie du plan pour la détruire. Enfin, c’est ce qu’on m’a dit. La messagerie internet n’est pas complètement sûre, et donc je ne dirai rien, et tu ne diras rien non plus, qui puisse lui être utile si peu que ce soit, à la FC. Es-tu d’accord ?

     Si tu souhaites encore échanger là-dessus, voici mon e-mail personnel.

     Amicalement,

     Rose.

     (Voilà, advienne que pourra, c’est parti… pourquoi est-ce que je tremble comme ça ? De quoi peut-on avoir peur quand pendant des mois on a réclamé l’honneur de se sacrifier, donc de mourir pour s’offrir en nourriture ? La mort avant l’heure, ce n’est donc pas ce qu’on redoute le plus ? Enfin, les psys opposent parfois « pulsion de vie » et « pulsion de mort »… c’est peut-être quelque part une forme d’analyse que j’entame là…). 

 

 

     4 juin 20**

     Bonjour Bob,

     C’est plus sympa comme nom que « Taïpan », soit dit en passant. Au fait, mon vrai prénom, c’est Chantal, mais je ne l’aime pas.

Et donc, merci pour ta réponse. Ai-je bien compris ? Tu me dis que ta sœur a été engloutie par la FC, que tu désespères d’en savoir plus. Je connais très bien une des rares personnes qui s’en sont évadées, après avoir vécu plusieurs mois dans leur ile. Si tu me donnes plus de renseignements, je pourrai peut-être t’apprendre des choses.

     Amicalement,

     Rose.

     (Il y a quelque chose dans ses expressions qui me fait penser à Charlotte que j’ai bien connue et… mangée. Serait-ce possible ?).

 

  

     5 juin 20**

     (C’est bien de Charlotte qu’il parle, mon Dieu ! Et il a compris plus que je n’aurais voulu… enfin, ça me soulage aussi, je n’aurais pas pu ne pas le lui révéler…).

     Bonjour Bob,

     Oui, tu l’as deviné, cette personne qui y a vécu plusieurs mois, c’est moi-même. Bien sûr, tu le gardes pour toi.

     Et oui, j’ai bien connu Charlotte. Assez pour verser des larmes aujourd’hui encore en y repensant. Car, je ne peux pas te le cacher, elle est bien morte, devant moi. Et à ce moment je ne pleurais pas. Je dirigeais consciencieusement un caméscope sur son agonie. Je lui souriais pour l’encourager à bien mourir jusqu’au bout quand nos regards se croisaient. Puisque cela semble te tenir à cœur, je peux t’assurer que tu n’as pas à « rougir d’elle », comme tu dis… à moins que je n’aie rien compris à ton système de valeurs. Et je ne parle pas seulement de sa fin. Mais ce ne sera pas simple de te l’expliquer. Il faut d’abord poser les bases.

     Nous étions donc sur cette ile, arrivées en même temps. On y vit plutôt bien. On travaille beaucoup, notamment sur les plantations car on ne mange de la chair humaine qu’une fois par semaine. Mais il reste du temps pour les loisirs, pour se cultiver. Si on donne toute satisfaction par ailleurs, il y a quelques carottes. Par exemple, on peut surfer sur Internet, sous surveillance étroite quand même. Les équipements médicaux sont sérieux. On apprend des nouvelles du monde… de préférence il est vrai les plus inquiétantes et désespérantes. Cela aide à donner sa vie et sa chair, et dissuade les velléités d’évasion.

     Et donc, chaque vendredi soir, une personne se sacrifie, boit le bol comme on dit car le poison lui est présenté dans un bol, pour être mangée. Librement. On rappelle à chaque fois que si personne ne se propose on ne mangera personne. Et, si sidérant que ça paraisse, il s’est toujours présenté quelqu’un. En tout cas, tant que j’y suis restée. Je m’étais d’ailleurs juré que cela n’arriverait pas de mon vivant.

     Je vais donc te raconter comment cela s’est passé pour Charlotte. Et d’abord, pour poser le contexte, comment je l’ai vécu, moi.

     (Vraiment ? Vais-je donc confier des choses on ne peut plus intimes à quelqu’un que je n’ai jamais rencontré ? Enfin, ce n’est pas encore envoyé. Pour le moment, j’écris pour moi. On verra bien…).

     Un lundi matin, je me promenais entre les diverses installations. Je voyais les gens au travail, sur les bâtiments, aux potagers, pour le nettoyage. Je ne travaillais pas. Tout au plus je donnais gentiment, de moi-même, un conseil ou un coup de main ici ou là, à des gens que j’appréciais. Je distribuais, selon mon inspiration, de bonnes paroles d’encouragement ou de réconfort, quelques reproches aussi à l’occasion. Je répondais si je le jugeais bon aux questions qu’on me posait. Par contre on devait répondre aux miennes.

     Je pouvais convoquer qui je voulais. Je pouvais exiger du sexe de qui je voulais (ou au moins, que la personne essaie… nous autres femmes, nous ne sommes pas égales des hommes…). Je pouvais gifler des gens y compris des « très vénérés », la hiérarchie. Je pouvais casser des choses. D’autres dans la même situation l’avaient fait. Je n’avais commis qu’une transgression caractérisée, mais je la maintenais. J’étais toute nue.

     (Qu’est-ce qui me prend ? Il m’interroge sur sa sœur et je commence par parler de moi, et en plus je me mets à poil. Est-ce nécessaire de le dire ? Après tout je n’ai pas encore envoyé. Y a-t-il une autre façon d’aborder la question ? Je ne la sens pas, il sera toujours temps. Ce peut être une manière de sonder ses intentions. Je peux en apprendre plus sur lui par ce biais que lui sur moi…).

     Personne d’autre ne l’était autour de moi. Ce n’était pas admis en général. Tout cannibales que nous étions nous nous devions de nous montrer civilisés. Et donc, mis à part dans des plantations écartées où c’était accepté, et autour de plans d’eau servant de piscines, on devait se couvrir. On nous procurait tous les vêtements nécessaires. Mais à ce moment je faisais tout ce que je voulais et personne ne devait s’en plaindre.

     Pourquoi ? Je vais ménager encore un peu mes effets. J’arrive à une équipe qui cueille des fruits sur un groupe d’arbustes. Je vois deux filles, nouvelles, très intimidées par ma présence. Elles rougissent. Je me moque gentiment d’elles, je les félicite car il me semble qu’elles s’intègrent bien et que le travail avance rondement. Je dis aux autres de ne pas se soucier de ma présence, et que je leur veux aussi du bien.

     Arrive un gars que j’ai expressément convoqué, un peu inquiet, très rouge.

     ― Denis, enfin ! D’abord, embrasse-moi.

     ― Heu, comment ?

     ― Comme tu le fais d’habitude quand je suis nue, ni plus ni moins.

     Il obéit. Je reprends :

     ― On va aller là derrière. On en a pour un moment. Je sais que ce que tu fais est important, mais tu es couvert par ma volonté sacrée. Et puis j’irai te donner un coup de main après pour rattraper. Tu sais que c’est dans mes cordes.

     Nous nous retrouvons dans un coin discret, ombragé, où il y a deux sièges face à face.

     (Mais qu’est-ce qui me prend d’entrer dans tous ces détails ? Ça ne s’est même pas passé exactement ainsi…).

     ― Denis, ne me regarde pas comme ça. Je ne veux toujours pas de sexe, ni avec toi ni avec personne. Il ne m’a jamais donné de plaisir et il n’y a pas de raison pour que ça change à présent.

     Il ne me regardait pas forcément « comme ça », mais il se garde de réagir. Je m’assois, et je le fais assoir aussi face à moi. Et puis, les yeux dans les yeux :

     ― Denis, je t’aime bien mais j’ai un reproche à te faire.

     ― Je comprends…

     ― Ah bon ? Tu comprends quoi ?

     ― J’ai flanché, et deux fois…

     Je me fais véhémente :

     ― Denis, jamais je ne reprocherai à quelqu’un d’avoir flanché même dix fois !

     ― Alors, excuse-moi, je ne vois pas ce que tu me reproches.

     ― Je vais te le dire. Je crois bien que tu m’évites depuis ma désignation.

     ― Ben oui… parce que j’ai honte…

     ― Honte de quoi ?

     ― D’avoir flanché deux fois.

     ― Et alors ? À supposer que j’aie envie de te juger là-dessus, je ne pourrai le faire qu’après avoir bu le poison. Et même quand je l’aurai bu je continuerai à penser que tu es quelqu’un de bien, et que je suis heureuse d’être mangée aussi par toi, et que tu vives plus longtemps que moi. Je dirai même que je trouve bien qu’il y ait des gens qui flanchent. Ainsi on ne peut pas douter que c’est bien d’eux-mêmes, librement, que celles et ceux qui ne flanchent pas donnent leurs vies et leurs chairs. Je ne veux pas qu’on puisse douter que je vais me sacrifier de moi-même pour qu’on me mange, pour que toi aussi tu me manges.

     ― Sais-tu que bien des gens en doutent quand même ?

     ― C’est regrettable. Qu’est-ce qui te fait encore rougir ?

    ― Tu sais, les deux fois, jusqu’au dernier moment, je me sentais aussi déterminé…

     ― C’est bien pourquoi je ne te juge pas, ne sachant pas si…

     ― J’aimerais te dire ce qui m’a fait flancher, mais peut-être que tu ne veux pas le savoir…

     ― Si, maintenant je veux le savoir, et ma volonté est sacrée.

    ― La première fois, le matin même, une fille est venue pour me dissuader…

     ― C’est une faute très grave !!

     Il se raidit :

     ― Rose, excuse-moi, ta volonté a beau être sacrée je ne te dirai pas qui c’est !

     ― Denis, il m’est arrivé une fois, il y a plusieurs mois, alors que j’étais déjà pressentie, que des gars essaient ouvertement de me dissuader ! Je n’ai pas dénoncé. Mais soit, ne me dis pas qui c’est. Je ne veux pas le savoir. Par contre, maintenant que tu as allumé ma curiosité, je veux savoir ce qu’elle t’a dit.

     ― Heu, tu ne vas pas considérer que j’essaie, moi aussi, de te dissuader ?

     ― Non, Denis, je te le promets. D’une manière générale, je répète que je ne dénonce que ce qui peut représenter un danger grave. J’ai aussi entendu, de loin, des gens dire que le cannibalisme est un crime, ou qu’ils cherchent une solution pour s’enfuir. Je n’ai pas non plus dénoncé. Néanmoins, je veux savoir, non pas qui mais quoi.

     ― Elle m’a fait remarquer, entre autres, qu’il y a de moins en moins de volontaires, que le moment approche où on ne mangera plus personne.

     ― C’était il y a deux mois, et on a mangé quelqu’un chaque vendredi depuis. Ce jour-là, d’ailleurs, tu as bien dû voir que trois personnes se sont proposées, David, Stella, et moi-même. On a choisi et mangé David…

     Je m’interromps. L’argument est mauvais, et il le sait. Quand Denis a flanché pour la deuxième fois un mois après, il n’y avait plus que Stella et moi. Nous nous sommes tenues embrassées le temps qu’on choisisse. C’est elle qui a été désignée, elle est allée au bout, à la mort. Et puis vendredi dernier Maéva a aussi flanché. Il n’y avait plus que moi. On m’aurait mangée si elle ne s’était pas reprise. J’arrive à dire :

    ― Maintenant, je ne t’ai pas attendu pour y penser quand même. À la limite, est-ce que je ne serai pas la dernière à être mangée ? Je peux te dire que ça ne change rien à ma détermination.

     ― Après toi le déluge ?

     Je hausse le ton :

     ― Denis, je ne suis pas comme ça ! J’essaie de faire du bien pour après, par exemple de réconcilier ceux qui ont besoin de se réconcilier. Je t’ai fait venir ici pour essayer de te redonner un peu de sérénité. Enfin, peut-être que je m’y prends mal, mais c’est sincère. Et je réfléchis, très sérieusement, à mes dernières volontés. Je te convoquerai peut-être encore pour te demander conseil. Mais j’estime n’avoir absolument pas à dire qui on doit manger, et même si on doit manger quelqu’un ou pas, en-dehors de moi. Si je suis la dernière, je suis la dernière… la chair humaine ne devrait pas me manquer puisque je serai morte. Et la deuxième fois où tu as flanché ? Je me souviens que tu as jeté le bol encore plus nerveusement.

     ― J’ai repensé, subitement, à cette histoire qu’on raconte. Le poison est en fait un somnifère, et on emmène les gens ailleurs par un souterrain… et c’est de cet ailleurs, pas de la mort, que j’ai eu peur, d’un seul coup.

    ― C’est ridicule, enfin ! Tu n’as donc pas vu au moins des vidéos de dépeçage ?

     ― Oui, au début, et même que ça m’avait convaincu. Et puis il y a eu Cécile. Elle m’a demandé de lui tenir la main pendant son agonie. Et il m’a bien semblé que cette agonie, cette mort, ce n’était pas vrai. Je la voyais respirer comme je te vois respirer. Elle aussi était nue. Des fois elle ouvrait les yeux, elle me regardait, et il me semblait qu’elle se retenait de rire. J’ai demandé à assister à un dépeçage, on me l’a refusé. Enfin, je n’y ai plus autrement pensé… jusqu’à ce deuxième sacrifice…

     ― Très bien ! Je vais exiger que tu assistes à mon dépeçage à moi, vendredi. Pour le coup, je dois te prévenir, et tu le garderas pour toi. J’ai demandé à ce qu’on renforce le poison pour me faire mourir plus vite.

     ― Attention à ne pas faire comme Sylvain…

     ― Il a voulu se déshabiller après avoir bu, et il n’a pas pu finir. Mais pour moi, c’est déjà fait. Je n’aurai qu’à m’allonger.

     ― Tu le demandes pourquoi ? Tu as peur de l’agonie ?

     ― Non, je n’ai pas peur de l’agonie. Ce n’est pas pour moi que je demande qu’on l’abrège. Je suis dépeceuse, donc il y aura une dépeceuse de moins. Il convient d’en former d’autres, et pour ça il vaut mieux disposer un peu plus longtemps du corps. Tu profiteras de la leçon, c’est ma volonté sacrée. Tu verras comment on m’ouvre, comment on pompe mon sang, comment on me découpe, comment on détache ma tête. Je t’aime bien, tu sais. Surtout, on ne peut se sacrifier valablement qu’en sachant qu’on va mourir.

     ― Je crois bien que, dans ceux qui se sont sacrifiés, il y en avait qui ne le savaient pas.

     ― Ne dis pas de sottise. Et donc, tu pourras alors décider en connaissance de cause, dans un sens ou dans l’autre. Je dirai même que c’était ton devoir de flancher si tu en doutais. Et puis quel mal y avait-il ? On a mangé quelqu’un d’autre et c’est tout. Stella était quelqu’un de bien, mais toi aussi tu es quelqu’un de bien. Bon, maintenant, je te libère. Et je vais t’accompagner comme promis pour te donner un coup de main.

     ― En fait, je ne crois pas en avoir besoin, merci.

     ― Comme tu voudras.

     Je devine que ma présence continue à le gêner. Je pourrais la lui imposer, mais je ne veux plus insister. Il m’embrasse encore à ma demande et me laisse.

     Voici qu’un TVM, un très vénéré maitre, vient à moi. Je ne l’aime pas, ce Rémi, c’est plus fort que moi. Et puis mon chemin est tracé, il va bientôt s’arrêter. Je n’ai pas besoin d’autres directives.

     ― Rose, toujours déterminée ?

   ― Toujours. Je ne vois pas pourquoi tu me le demandes. Si jamais je change d’avis je suis assez grande pour prévenir.

     ― Et donc tu garderas jusqu’au bout ce sale caractère…

     ― Avec toi, certainement ! Je te trouve méchant et faux, c’est comme ça. Vendredi, je ne veux pas te voir au premier rang. Maintenant, je t’ai assez vu et ma volonté est sacrée !

     ― Rose, tu t’es engagée, sans qu’on te le demande, à bien mourir…

     ― Si c’est tout ce que tu as à me dire…

     Je lui tourne ostensiblement le dos et les fesses, mais il me rappelle.

     ― Rose, je suis surtout venu t’annoncer quelque chose…

     ― Quoi donc ?

    ― Tu sais que tu as été désignée parce que tu étais la seule à te proposer…

     ― Oui, et alors ?

     ― Maintenant il y a quelqu’un d’autre…

     ― Peut-être, mais moi seule peut annuler ma désignation. Je n’en ai pas l’intention. À toutes fins utiles, je me suis juré que, si on ne mangeait personne un vendredi en m’ayant refusée, moi, je me tuerais. Et puis enfin, ma volonté est sacrée et je t’ai assez vu !

     Cette sacralité a des limites. Il ose m’interrompre :

     ― Rose, il y a des choses que tu dois savoir même si tu n’as pas envie de les savoir. Le Centre Suprême souhaite que tu vives.

     Je lui fais de nouveau face, mais sans changer de discours.

     ― Je suis au courant, merci. Ça m’ennuie plus qu’autre chose. Pour le moment je suis désignée, je l’accepte, je suis prête à mourir. On doit me manger.

     ― Je dois au moins t’expliquer, je suis mandaté pour cela. Et donc le Centre Suprême m’a autorisé, moi, à me sacrifier. Tu dois savoir que pour nous il faut son autorisation. Et moi aussi je suis prêt à mourir… je suis même formellement désigné, au moins pour le vendredi d’après, donc ma volonté est un peu sacrée aussi.

     Je le trouve odieux. Je me dis un instant, autant qu’il y passe avant moi. Une semaine de plus à vivre, si pesante que soit cette vie, ce n’est pas le bout du monde. Je pourrais me délecter encore de chair humaine, et pour une fois sans aucun regret de la personne. Car je dois bien admettre que Sylvain, David, Stella, Maéva et beaucoup d’autres me manquent.

     Peut-être bien que s’il m’avait laissée réfléchir, à ce moment, j’en serais venue à penser que le Centre Suprême doit savoir ce qu’il fait, en m’épargnant comme en débarrassant la communauté de ce type. Peut-être même que l’envie de vivre et la peur de la mort auraient fait leur trou en moi. Mais il ne m’a pas vraiment laissée réfléchir. Non pas qu’il ait repris la parole, mais il s’est mis à me regarder, de haut en bas.

     Je ne suis pas comme la déesse Diane. Quand je suis nue je me laisse regarder de bon cœur, pourvu qu’on ne me touche pas. Mais dans les yeux de Rémi, il y a autre chose. Et d’un seul coup plus question de me désister. Me voici qui éclate brusquement…

     ― Félicitations ! Tu peux donc te taper toutes les filles que tu veux ! Sauf moi puisque ma volonté est plus sacrée que la tienne !

Il n’avait pas attendu cette désignation pour conquérir les cœurs et les corps, avec pour le moins certaines pressions d’un niveau inacceptable à mes yeux. Et j’avais besoin de libérer ma rage. Lui doit se dire qu’il est décidément temps de manger cette hystérique, tant qu’elle le veut bien. C’était un peu aussi le but. Le Centre Suprême n’a pas à supporter mes sautes d’humeur, lui. Il ne se trouve pas sur l’ile. Rémi me laisse.

     Et pour le coup voici Charlotte, ta sœur, qui déboule. Elle n’attendait que ça. Je sais déjà que c’est une rebelle à la limite du tolérable. Et néanmoins nous sommes amies, c’est ainsi. De suite elle m’interpelle.

     ― Rose, que tu te promènes toute nue…

     ― Charlotte, veux-tu bien d’abord m’embrasser !

     Elle s’exécute, mais reprend de suite :

     ― Enfin, ça ne me gêne pas personnellement. Je me rince l’œil moi aussi. Mais tu devrais penser à après…

     ― Mais enfin, qu’est-ce que tu racontes ? Après quoi ?

     ― Que tu veuilles te donner du bon temps, te défouler, et cetera, je n’ai rien contre. Mais si tu ne veux pas mourir…

     Je comprends subitement. Elle pense que je vais renoncer, comme Denis, à m’offrir en nourriture. Donc je devrais penser, moi, que toutes mes transgressions, même si on m’y a encouragée comme pour la nudité, seront utilisées contre moi, afin de me pousser à me sacrifier pour de bon. Je proteste :

     ― Charlotte, je n’ai aucune intention de me désister ! Enfin, tu as bien vu ce qui s’est passé au dernier sacrifice !

     ― Ben non. J’avais réussi à me planquer. J’y arrive une fois sur trois. Mais même quand je n’y arrive pas je ne regarde pas, et j’écoute le moins possible.

     ― Enfin, Maéva, c’était une fille bien, même si elle ne savait pas toujours ce qu’elle voulait. Je pense d’ailleurs qu’il aurait mieux valu me manger, moi, dans l’intérêt de la communauté. Et puis elle est arrivée avec nous, elle a été intégrée avec nous. Il n’y a plus que nous deux, et bientôt il n’y aura plus que toi. Elle est morte aussi pour toi. Je vais mourir aussi pour toi. Mon sacrifice à moi, tu vas le bouder aussi ??

     ― Enfin, tu voulais m’expliquer quoi ? Il s’est passé quoi, vendredi dernier ? J’ai entendu des choses, mais rien de cohérent.

     ― Elle a flanché au dernier moment. Elle a jeté le bol le plus loin qu’elle a pu, en évitant juste de toucher quelqu’un. On a fait appel aux volontaires. Déjà, c’était surtout moi qu’on regardait. Je me suis présentée, moi seule. Je l’avais prévu. J’avais bien vu que sa résolution était branlante. Elle était terriblement nerveuse et pourtant elle ne faisait rien de répréhensible. Elle restait habillée alors qu’il faisait chaud, c’est aussi un signe. Ce n’est pas pour rien que je suis nue. Je voyais aussi qu’il n’y aurait personne d’autre. J’avais pris mes dispositions, j’étais prête. On me désigne, forcément. J’embrasse Maéva, d’autorité. J’aimerais embrasser tout le monde, mais ce serait trop long. On a perdu du temps et je veux que ma viande soit servie à l’heure. Et donc je lui confie, à elle, la mission de le faire pour moi quand on m’aura mangée. Je me mets nue, on déroule le rituel. J’arrive à mes dernières volontés. Je dis entre autres qu’on ne doit pas ennuyer Maéva. Tu sais que c’est classique quand on prend la place de quelqu’un qui a flanché au dernier moment. Mais alors, subitement, elle se reprend. Elle demande pardon, elle veut vraiment donner sa vie et sa chair. Et à ma grande surprise c’est accepté. Je te jure qu’à ce moment je me sentais contrariée. Un instant, j’ai même eu envie de la frapper. C’aurait été une faute gravissime. Pourtant je l’aimais bien. Et elle s’est déshabillée, et elle est allée jusqu’au bout.

     Charlotte ouvre de grands yeux. Pour le coup, je m’en veux d’avoir détaillé cet épisode et je conclus sèchement :

     ― Enfin, bref, cette fois c’est bien moi qui suis désignée. On va me manger ! Tu te planqueras si tu y tiens, mais j’ose espérer que tu ne cracheras pas sur ta part !

     ― C’est bien ce que je craignais. Tu en as tellement marre de la vie ??

     ― Pardon ? Sais-tu que c’est absolument interdit, ce que tu fais ? Au moins, parle plus bas.

     J’aurai donc appris, plus vite que je ne le pensais, à qui Denis a fait allusion. Je me souviens qu’ils ont de bonnes relations en général. Je ne voudrais pas qu’elle ait d’ennuis, et je ne suis pas absolument sûre que personne n’écoute. Je voudrais même m’en assurer… et de fait j’aurais mieux fait, encore que personne ne puisse dire ce qui se serait passé alors. Mais elle reprend, plus bas en effet :

     ― Tu veux vraiment mourir ?

     ― C’est indispensable pour qu’on puisse me manger.

     ― Rose, c’est… c’est un cauchemar !

     ― Mais enfin, qu’est-ce qui te prend encore ? Pourquoi serais-je venue ici si ce n’est pour être mangée un jour ?

     ― Tu y es venue de ton plein gré ?

     J’ai déjà entendu cette question, d’elle et d’autres. Elle m’a longtemps déconcertée. Et puis j’ai pris l’habitude de confirmer :

     ― Bien sûr, Charlotte ! Pas toi ?? Enfin, je ne sais jamais vraiment ce qui vient de moi ou ce qui est prédéterminé dans ce que je crois décider. Est-ce que tu le sais, toi ? Mais cette intention de m’offrir en nourriture, elle m’est venue, de moi ou d’ailleurs, mais en tout cas avant de connaitre la Fraternité Cannibale !

     ― Rose, tu es, tu es… un phénomène !

     ― Alors chaque vendredi il se trouve un phénomène. Dis, je savais que tu étais un peu rebelle, mais pas à ce point !

     Elle me regarde bien dans les yeux et prononce :

     ― Tu vas me dénoncer ?

Je soutiens son regard, je réponds :

     ― Tu sais très bien que je ne dénonce que les mauvaises actions ou intentions et je n’en vois pas. Enfin, si tu en as, garde-le pour toi. Et si vraiment tu te rebelles ouvertement je préfère ne pas le savoir. Surtout maintenant.

     Je me fais suppliante :

     ― Charlotte, je n’ai plus que quatre jours à vivre…

     ― Il ne tient qu’à toi de…

     Je me crispe à nouveau :

     ― Maintenant, ça suffit. Je veux que tu me laisses !

     Elle ose ignorer ma volonté sacrée. Elle tente une autre approche :

     ― Rose, est-ce que tu sais qu’ils prennent des photos et vidéos de toi en douce ?

     ― Bien sûr que je le sais ! Et on me les montrera et je sélectionnerai. Je suis très contente de celles d’hier.

      Elle insiste encore. Je pourrais la dénoncer en effet et elle le payerait cher. On ne doit pas, au moins en principe, inciter qui que ce soit à se sacrifier. Mais on doit encore bien moins, et pas seulement en principe, inciter à flancher, donc à reprendre sa vie après l’avoir promise. À moins d’en avoir reçu l’autorisation du Centre Suprême.

     ― Rose, tu crois vraiment qu’en te tuant à vingt-cinq ans tu vas faire « du bien à l’humanité » ??

     ― Oui. En tout cas je fais le pari. Tu ne m’en détourneras pas.

     Et c’est d’elle que je me suis détournée. Elle n’a quand même pas osé me poursuivre, peut-être parce que des gens commençaient à nous observer. C’en est donc resté là. Elle m’a ensuite évitée comme elle évitait tout le monde. Je ne pourrai donc rien répondre à ta question sur comment elle a pu arriver sur cette ile. En dépit de nos très bonnes relations, jamais nous n’avons parlé de nos passés respectifs. Je dirai même que je compte à présent sur toi pour en apprendre plus. Il ne serait d’ailleurs pas simple de t’expliquer comment j’y suis venue moi-même, à manger autrui et vouloir être mangée.

     La suite demain, sans garantie, si tu veux bien. J’ai beaucoup de souvenirs à remettre en ordre, et d’émotions à maitriser.

     Amicalement,

     Rose.

     (Bon, maintenant, il faut me décider, ou pas. Est-ce que j’envoie ? Tel quel ? Est-ce que je ne vais pas lui faire plus de mal que de bien ? A-t-il vraiment les intentions qu’il dit ? Voici que me revient cette phrase : « Ce que j’ai écrit, je l’ai écrit ». Et même en latin : « Quod scripsi, scripsi ». Bien sûr, Ponce Pilate. Après s’être lavé les mains comme on sait, après avoir fait inscrire « Roi des Juifs » sur la croix comme motif de la condamnation de Jésus, il refuse de changer pour « prétendu Roi des Juifs ». Bref, je me lave les mains par avance de ce que j’ai pu écrire. Quoi qu’il en soit, j’envoie, advienne que pourra…).

 

La suite : 2

 



22/06/2025
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