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A rebours (Joris-Karl Huysmans)

La préface "écrite vingt ans après le roman" n'est pas sans intérêt. Je me demande si un autre a jamais reproduit de façon aussi ostensiblement jubilatoire les éreintements :

Et l'incompréhension et la bêtise de quelques mômiers et de quelques agités du sacerdoce m'apparaissent, une fois de plus, insondables. Ils réclamèrent, pendant des années la destruction de cet ouvrage dont je ne possède pas, du reste, la propriété, sans même se rendre compte que les volumes mystiques qui lui succédèrent sont incompréhensibles sans celui-là... (p55)

Autrement sagace que les catholiques, Zola le sentit bien. Je me rappelle que j'allai passer, après l'apparition d'A Rebours, quelques jours à Médan. Une après-midi que nous nous promenions, tous les deux, dans la campagne, il s'arrêta brusquement et, l'oeil devenu noir, il me reprocha le livre, disant que je portais un coup terrible au naturalisme, que je faisais dévier l'école, que je brûlais d'ailleurs mes vaisseaux avec un pareil roman (...) et amicalement - car il était un très brave homme, - il m'incita à rentrer dans la route frayée, à m'atteler à une étude de moeurs. (p55)

(...) Après m'avoir traité de misanthrope impressionniste et avoir qualifié des Esseintes [son héros] de maniaque et d'imbécile compliqué, les Normaliens comme M. Lemaitre s'indignèrent que je ne fisse point l'éloge de Virgile et déclarèrent d'un ton péremptoire, que les décadents de la langue latine, au Moyen Age, n'étaient que "des radoteurs et des crétins". D'autres entrepreneurs de critiques voulurent bien m'aviser qu'il me serait profitable de subir, dans une prison thermale, le fouet des douches (...) A la Salle des Capucines, l'archonte Sarcey criait, ahuri : "Je veux bien être pendu, si je comprends un traître mot à ce roman !" (p58)

Dans ce tohu-bohu, un seul écrivain vit clair, Barbey d'Aurevilly, qui ne me connaissait nullement, d'ailleurs. Dans un article du Constitutionnel portant la date du 28 juillet 1884 (...) il écrivit :

Après un tel livre, il ne reste plus à l'auteur qu'à choisir entre la bouche d'un pistolet ou les pieds de la croix.
C'est fait. (p59)

Car après cette oeuvre très peu catholique Huysmans est devenu un fervent catholique et avec lui son héros des Esseintes, reconduit d'oeuvre en oeuvre. Et donc notre auteur est passé de son propre aveu très près d'une folie suicidaire, et y a échappé en se réfugiant dans la religion. Or, il est mort d'un cancer à 61 ans. Juste une pièce de plus pour l'exploration des relations entre cancer, ou folie (psychose essentiellement) et sens de la vie (ce qui fait qu'on l'estime réussie ou ratée).

Venons au roman. Il est centré sur les sentiments, impressions, curiosités, lectures, expériences de des Esseintes, avec très peu de dialogues. Il n'y a guère d'intrigue. Il semble que pour échapper à l'ennui et à une certaine morbidité il se lance dans des choses de plus en plus glauques et morbides, et immorales. Une grande partie est consacrée à des critiques et commentaires sur divers auteurs, artistes, musiciens. Ainsi le graveur peu connu en France (c'est l'auteur qui le remarque) Jan Luyken :

Il possédait de cet artiste fantasque et lugubre, véhément et farouche, la série de ses Persécutions religieuses, d'épouvantables planches contenant tous les suppplices que la folie des religions a inventés, des planches où hurlait le spectacle des souffrances humaines, des corps rissolés sur des brasiers, des crânes décalotés avec des sabres, trépanés avec des clous, entaillés avec des scies, des intestins dévidés du ventre... (p111)

Ainsi Sade, expliquant au passage le titre du roman :

La force du sadisme, l'attrait qu'il présente, gît donc tout entier dans la jouissance prohibée de transférer à Satan les hommages et les prières qu'on doit à Dieu ; il gît donc dans l'inobservance des préceptes catholiques qu'on suit même à rebours, en commettant, afin de bafouer plus gravement le Christ, les péchés qu'il a le plus expressément maudits : la pollution du culte et l'orgie charnelle. (p191)

Ainsi Goya :

Pour se distraire et tuer les interminables heures, il recourut à ses cartons d'estampes et rangea ses Goya ; les premiers états de certaines planches des Caprices, des épreuves reconnaissables à leur ton rougeâtre, jadis achetées dans les ventes à prix d'or, le déridèrent et il s'abîma en elles, suivant les fantaisies du peintre, épris de ses scènes vertigineuses, de ses sorcières chevauchant des chats, de ses femmes s'efforçant d'arracher les dents d'un pendu, de ses bandits, de ses succubes, de ses démons et de ses nains (p143).

Et même si tout n'est pas dans cette veine il y en a bien d'autres, qu'on peut citer dans le désordre puisqu'on ne sent pas de progression. Peu d'action donc, un petit peu quand même. Ayant amené un certain adolescent trouvé dans la rue à certains plaisirs couteux, il explique :

La vérité c'est que je tâche simplement de préparer un assassin. Suis bien, en effet, mon raisonnement. Ce garçon est vierge et il a atteint l'âge où le sang bouillonne?; il pourrait courir après les fillettes de son quartier, demeurer honnête, tout en s'amusant avoir, en somme sa petite part du monotone bonheur réservé aux pauvres. Au contraire, en l'amenant ici, au milieu d'un luxe qu'il ne soupçonnait même pas et qui se gravera forcément dans sa mémoire?; en lui offrant, tous les quinze jours, une telle aubaine, il prendra l'habitude de ces jouissances que ses moyens lui interdisent?; (...) au bout de ces trois mois, je supprime la petite rente que je vais te verser d'avance pour cette bonne action, et alors il volera, afin de séjourner ici?; il fera les cent dix-neuf coups (...). En poussant les choses à l'extrême, il tuera, je l'espère, le monsieur qui apparaitrait mal à propos tandis qu'il tentera de forcer son secrétaire?: – alors mon but sera atteint, j'aurai contribué, dans la mesure de mes ressources, à créer un gredin, un ennemi de plus pour cette hideuse société qui nous rançonne. (p119)

Extrait d'un rêve :

Sur le sol quelque chose remua qui devint une femme très pâle, nue, les jambes moulées dans des bas de soie verts.
Il la contempla curieusement ; semblables à des crins crespelés par des fers trop chauds, ses cheveux frisaient en se cassant du bout ; des urnes de Nepenthès brillaient dans ses narines entrouvertes. Les yeux pâmés, elle l'appela tout bas. (p140)

D'après l'édition de poche Flammarion 1978.




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