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Le crépuscule d'une idole (Michel Onfray)

Il s'agit donc de Sigmund Freud (1856-1939). Comme à son habitude, l'auteur s'est fortement documenté, et pas seulement dans les biographies officielles, des hagiographies pour Onfray, fournies par son sujet et par ses continuateurs. Il y a ainsi les lettres envoyées par Freud à divers correspondants, alors qu'il a bien souvent fait disparaitre celles qu'il en a reçues.

 

Sa vie privée est passée au crible à travers sa correspondance. Ainsi, alors que lui et Martha Bernays sont restés fiancés près de quatre ans en vivant le plus souvent loin l'un de l'autre :

 

Dans cette correspondance, il apparait très jaloux, extrêmement possessif, et justifie son affectivité tyrannique ; il exhorte sa fiancée à ne pas appeler ses cousins par leurs prénom ; il la conjure d'éviter de jeunes hommes qu'elle pourrait rencontrer ; il lui explique que le rôle d'une femme est d'être une bonne épouse, une bonne mère, aux ordres de son mari... [p156]

 

Il est tentant d'ironiser sur la façon dont les tropismes de la psychanalyse sont utilisés pour la contester :

 

En prénommant Anna, sa dernière fille non désirée, du nom de l'enfant de sa mère, de sa propre soeur donc, Freud se substitue à son père Jacob en géniteur d'Anna – il incarne dans sa chair la matérialité de de son roman familial personnel. En faisant coïncider sa naissance et celle de son autre enfant comme il le dit aussi, à savoir la psychanalyse, Freud souligne le trait autobiographique de cette aventure qu'il s'évertue à ne jamais présenter comme une histoire littéraire mais comme une découverte scientifique... [p188]

 

Mais c'est qu'une grande partie de l'ouvrage insiste sur la tendance de Freud à généraliser son cas personnel.

 

Que le meurtre du Père soit l'occasion de la possibilité de la Loi, donc de la paix recouvrée, voilà qui apaisait la psyché personnelle d'un certain Sigmund Freud. Fallait-il pour autant élargir ce schéma personnel à la totalité de l'humanité passée, présente et future ? [p208]

 

Freud va passer sa vie à vouloir tuer le père dès qu'il le pourra : dans Malaise dans la civilisation, ou dans L'avenir d'une illusion, puis dans L'Homme Moïse et la religion monothéiste, mais aussi dans Le Président Wilson, Freud s'acharne sur toutes les figures paternelles, Dieu en premier lieu, mais aussi ce pauvre président des Etats-Unis détesté dès les premières pages de la psychobiographie qu'il lui consacre parce que cet homme a passé son existence à aimer son père. [p209]

 

Onfray insiste sur les fluctuations des préconisations freudiennes, impossibles selon lui à assimiler à une amélioration progressive à partir d'une ligne directrice.

 

Où se trouve donc le vrai Freud ? Est-ce le vendeur de cocaïne décrétée substance à tout faire en 1885 ? Ou le promoteur de l'électrothérapie de 1886-87 ? Sinon le prescripteur des bains et massages hydrothérapiques pendant la même époque ? A moins qu'il s'agisse du marchand de rêve hypnotique de 1888 ? Auquel il faudrait ajouter le toucheur de front ? Que faire alors de l'ordonnance avec sonde urétrale et giclées d'eau froide  dans la verge de l'année 1910 ? [p271]

 

Dans les années 1890, Freud ne voit qu'une cause aux troubles psychiques, "hystériques", donc les comportements sexuels déviants. Seulement il est parfois difficile d'y échapper... 

 

Convenons que le passage à l'acte onaniste tout autant que son refoulement constituent de la même manière les névroses (...) Or qui échappe à l'alternative : se masturber ou ne pas se masturber, deux causes dissemblables d'une même pathologie ? [p339]

 

Onfray passe en revue les Cinq psychanalyses et montre que les cinq patients, "Dora", le "petit Hans", l'"Homme aux rats", le Président Schreber, l'"Homme aux loups", contestent les conclusions de Freud. J'ai signalé ailleurs le cas du Petit Hans. Onfray ajoute ceci :

 

A dix-neuf ans, au printemps 1922 Herbert Graf, alias le Petit Hans, visite Freud et affirme qu'il ne se souvient de rien. En vertu de la logique mise en place par Freud lui-même, ne pas se souvenir d'une chose prouve la vérité de cette chose... [p339]

 

Sur l'éthique de Freud :

 

Les historiens critiques, mais aussi les biographes autorisés dont Ernest Jones et Peter Gay, affirment que Freud ne respectait pas l'anonymat dans les correspondances, les congrès, les réunions d'analystes, dont la Société psychanalytique de Vienne. Il livrait les secrets du divan à qui bon lui semblait et n'a jamais gardé le silence dès qu'il s'agissait des détails croustillants de fantasmes sexuels, de vie intime et de secrets d'alcôve. Freud confie ainsi à Jones, puis à Ferenczi, les informations intimes livrées par leurs maitresses sur son divan. [p339]

 

L'avidité financière et le désir de célébrité sont aussi soutenus. L'auteur pointe également l'après-Freud, la façon dont ses héritiers ont élagué son histoire, éliminé des épisodes par trop gênants.

 

On cherchera en vain le nom même de Dollfuss dans les 1500 pages de La Vie et l'oeuvre de Sigmund Freud signée Ernest Jones... [p343]

 

Onfray enfonce le clou :

 

Allons voir du côté du chancelier Dollfus. Qui est-il ? En un mot : le créateur de l'austro-fascisme. Le 4 mars 1933, ce chrétien conservateur et nationaliste supprime la république et instaure le parti unique, il abolit la liberté de la presse, établit un état autoritaire (...) A Vienne, le 12 février 1934, les ouvriers déclenchent une émeute réprimée dans le sang par l'armée : on compte entre 1500 et 2000 morts et 5000 blessés... [p522].

 

Freud, Viennois, quand il en parle, se déclare indifférent, voire soutient Dollfus...

 

Car, selon son aveu, il n'attend rien de bien de ce côté-là du spectre politique... [p523]

 

(...) dans les mille cinq cents pages de la biographie d'Ernest Jones, le nom d'Emma Eckstein ne se trouve nulle part mentionné... [p343]

 

Explication : en 1895, cette femme souffrait de multiples hémorragies urétrales. Suivant sa lubie du moment, Freud prescrit une opération... du nez. Cela se passe mal, la patiente en restera défigurée et diminuée. Elle deviendra pourtant psychanalyste. Son problème initial sera résolu par la découverte et l'opération d'une tumeur non-cancéreuse. Freud n'en maintiendra pas moins jusqu'au bout son diagnostic d'hystérie (de "utérus", mais quand même...), qu'il a fait ce qu'il fallait, et que si l'"hystérie" est revenue c'est à cause de la dernière opération.

 

 

Grasset 2010



18/05/2025
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