La Fraternité Cannibale (roman) 5
Suite de ce qui précède : 4
12 juin 20**
Bonjour Bob,
Tu n’as fait qu’accuser réception de la livraison d’hier. Peu importe. Il est temps à présent de revenir aux suites, conséquences et séquelles, de l’affaire du pédophile. Je l’avais quelque peu oubliée, mais je n’étais pas quitte. Elle est revenue en force quand j’avais quatorze ans, jusqu’à penser au suicide.
Car enfin, n’a-t-il pas longtemps représenté l’issue la plus honorable pour une femme ou une fille abusée sexuellement ? Ne l’est-il pas encore aujourd’hui dans certaines cultures ? L’Église, mon Église, n’a-t-elle pas déclaré sainte une certaine Pélagie d’Antioche qui s’était tuée préventivement, avant même d’y passer ?
Alors que j’hésitais, un accident est venu m’apprendre que je n’avais pas peur de mourir, une leçon que j’ai retenue. C’était en voiture, sur une route de montagne, retour d’un pèlerinage. Papa était au volant, Maman à ses côtés, moi derrière. J’étais lourdement perturbée et donc eux aussi, sans forcément se rendre compte que cela venait de moi. Ils se disputaient affreusement. Certaines piques de ma mère me semblaient, comme bien souvent, carrément odieuses. J’aurais pu rétablir certains faits, mais je ne voulais pas m’en mêler. C’était comme si déjà je me sentais en-dehors. Lui était donc loin d’apporter toute l’attention qu’il aurait fallu à la conduite. Je devais être la seule à m’en rendre compte et pourtant je ne réagissais toujours pas. C’était comme si j’espérais ce qui allait suivre. Il a manqué un virage. J’ai vu arriver, très vite et pourtant assez lentement pour comprendre, un vrai précipice, le gouffre, la mort. Je me suis vraiment dit, pendant plusieurs secondes : « C’est fini, quatorze ans, c’est bien assez après tout ». Et la peur ne m’a absolument pas effleurée alors que mes parents hurlaient. C’était pour moi exaltant, un soulagement aussi. Au moment où je me disais qu’on ne nous récupérerait pas de suite, que des bêtes pourraient se servir dans ma carcasse et que c’était encore mieux… le véhicule s’est arrêté, juste à temps, dans un fracas de tôles froissées et branches cassées mais sans autre dommage. J’en ai été sinon déçue du moins déconcertée.
C’aurait été trop facile. Je devais y mettre un peu plus du mien. Déjà je prévoyais le scénario, le processus, de façon à être mangée puisque décidément j’étais sensibilisée à cet aspect des choses. Faute de mieux, j’espérais l’être par des bêtes qui m’inspiraient de la sympathie voire de l’admiration. Je pensais à François Villon : « Pies et corbeaux nous ont les yeux cavés, Et arraché la barbe et les sourcils… ». Mais pas dans le même esprit. Je comptais bien laisser un message d’explication, mais aussi faire en sorte qu’on ne découvre mes restes qu’au bout d’au moins une semaine. Pourquoi ce délai ? Pour que les corbeaux, les rongeurs, les insectes aussi, aient le temps de prélever leur part. Je tenais quand même à être retrouvée, sachant que c’est nécessaire au travail de deuil des proches. Donc, je pensais me rendre dans un coin de forêt bien caché, tout près d’un de ces énormes nids de Formica rufa, une grosse fourmi, qui me font irrésistiblement penser à une tombe majestueuse. Je comptais donc me mettre nue, je tenais déjà à mourir ainsi. J’ai hésité entre m’empoisonner avec une grosse dose de somnifère volée à mes parents, et m’ouvrir les veines. Et puis je me suis dit que l’un n’empêchait pas l’autre.
Avant de passer à l’acte, je l’ai dit pour l’essentiel à mon confesseur, non sans lui rappeler qu’il encourageait ma vénération pour les saints martyrs. Il a été bien évidemment horrifié. Ce ne serait pas donner ma vie mais la gaspiller, péché mortel dans tous les sens de l’expression. Pour lui, Pélagie avait témoigné de sa foi. Je n’étais pas en situation de mourir pour ma foi même si, avec la sinistre évolution du monde, cela pourrait ne pas tarder.
Le brave prêtre n’a jamais dû se douter qu’il a contribué à me pousser vers le cannibalisme plus que quiconque, en-dehors de ceux qui m’y ont invitée. Il continuait à juger que ce qui m’était arrivé était grave. Je ne comprenais toujours pas et donc c’était angoissant. Néanmoins, j’ai abandonné ou remis à plus tard mon idée de mettre fin à mes jours. Le problème n’en restait pas moins entier. Mes notes jusque-là très bonnes ont dramatiquement chuté au collège.
Je me suis apaisée à un moment en me disant qu’après tout j’étais encore physiquement vierge. Mais j’ai découvert alors que pour les garçons, qui n’ont pas de pucelage à perdre, ce peut être aussi grave. Ils ont eu aussi leurs martyrs pour cela, dument canonisés, par exemple un certain Pelayo ou Pélage, espagnol.
Je me souviens d’une époque où je ne voulais plus y penser, où je fuyais tout ce qui pouvait même de très loin rappeler le souvenir maudit, même la plus fortuite des associations d’idées. Mais là aussi, quand on prend l’habitude de fuir quelque chose il faut bien à chaque fois se demander pourquoi on le fait, et alors, fatalement… enfin, c’était un truc à me rendre folle, littéralement.
J’ai fini par m’en tirer. Par moi-même, personne ne m’a vraiment aidée. Il est vrai que je n’ai parlé de mon problème qu’au confesseur. Dans un premier temps, je me suis demandé comment je pourrais éviter que d’autres enfants, d’autres jeunes, subissent ce que je subissais. En rajouter dans la dénonciation et la diabolisation des pédophiles ? On n’avait vraiment pas besoin de moi pour ça. Déclic suivant, autre pas vers le salut ou du moins vers un peu plus de sérénité, n’est-ce pas un peu trop ? Est-ce qu’on n’enfonce pas la victime à force de rabâcher par principe qu’on lui a fait du mal ? Ne serait-ce pas une variante de ce qu’on appelle « effet nocebo », le contraire de l’« effet placebo », on subit les effets secondaires ennuyeux supposés d’un traitement parce qu’on y croit ? Et donc, est-ce qu’on ne m’avait pas enfoncée, moi ? Mais alors, en poussant le raisonnement jusqu’au bout, ne devrait-on pas réhabiliter la pédophilie comme on a réhabilité l’homosexualité ? Je me le suis demandé un moment, et puis un aspect m’a arrêtée net. Et les victimes qui se retrouvent esquintées physiquement à vie ? J’avais eu la chance d’y échapper, ce n’était pas une raison pour l’oublier. On ne peut pas prévoir jusqu’où un pédophile va aller. Il ne doit pas le savoir lui-même. Il restait à trouver un juste milieu. La conclusion, celle qui m’a vraiment tirée d’affaire, a été la suivante. Bien sûr, on doit continuer à dénoncer et traquer les pédophiles. Mais il ne faut pas obligatoirement considérer que la victime est traumatisée, cela dépend de beaucoup de choses. Donc, si physiquement il n’y a rien de grave, lui expliquer ce qu’on aurait dû m’expliquer à moi, qu’elle a eu de la chance et que, si elle s’est trouvée dans cette situation par imprudence, il ne faut pas recommencer. Je cherche des moyens de le faire savoir.
Je te laisse pour cette fois. J’ai encore quelque chose d’assez dur pour demain.
Amicalement,
Rose.
13 juin 20**
Bonjour Bob,
Ayant beaucoup parlé de ma mère je me dois de mentionner encore mon père. Avec lui aussi une histoire de cannibalisme s’est immiscée. Elle a fait partie de l’enchainement des causes, des catastrophes en l’occurrence, qui m’ont poussée à la FC.
Sa passion à lui, c’est ou c’était l’écriture, de romans, de nouvelles, de théâtre. Il n’a ou n’avait jamais renoncé à l’espoir de voir enfin son talent reconnu. Les refus d’éditeurs s’entassaient. J’en étais dépitée autant que lui. À l’instar d’une certaine Sophie de Ségur née Sonia Rostoptchina… revoilà mon pédantisme. Tu sais ce qu’il veut dire. J’arrive à quelque chose de terrible. Je pleure déjà.
Et donc Papa écrivait aussi des histoires pour ses enfants. Sur ses genoux puis à côté, j’aurai été son auditrice, puis sa lectrice, la plus enthousiaste. J’ai bien vite proposé des suites, des variations, puis mes histoires à moi. Il m’aidait, il me proposait à son tour des variations. Il m’expliquait le choix et l’ordre des mots pour rythmer la phrase, la façon de susciter à chaque étape la curiosité, de donner à voir, entendre et sentir, de rendre mes personnages cohérents, attachants si c’étaient des gentils ou détestables si c’étaient des méchants. Il me disait comment trouver une bonne chute pour conclure. Et aussi il corrigeait sévèrement mon français, et je m’appliquais autant que je pouvais, mieux qu’à l’école.
Cela a fini en cauchemar. Un jour, alors que j’allais vers mes dix-sept ans et que nous avions dépassé le stade des contes pour enfants, j’ai commis une histoire de cannibalisme. J’en frissonne à présent. Je ne sais plus par quels fantasmes malsains j’en étais arrivée là. J’ignorais encore jusqu’au nom de la Fraternité Cannibale. Plus précisément, il y avait une ogresse gentille. Elle arrivait à convaincre des gens qu’elle aimait de se laisser manger, et pour finir elle-même acceptait avec joie de disparaitre dans l’estomac d’autres gens qu’elle aimait. J’étais consciente de l’incongruité. J’hésitais à le montrer à Papa. Je me demandais comment le lui présenter. Maman est tombée dessus. J’ai subitement pris conscience, j’aurais pu me douter depuis bien longtemps, qu’elle n’avait jamais aimé notre complicité littéraire. Elle devait être à l’affut. La scène a été abominable et pourtant personne ne s’est, à proprement parler, fâché. Lui se demandait, devant moi, s’il ne convenait pas de me faire exorciser. Elle est arrivée à une autre conclusion. Sa Chantal chérie, sa petite sainte, ne pouvait pas avoir d’aussi vilaines idées par elle-même, donc c’était de sa faute à lui. C’était plutôt à lui de passer à l’exorcisme. Je ne serais pas étonnée d’apprendre qu’il y est réellement passé à mon insu. Bien sûr, ils ne vont pas me le dire à présent.
Je trouvais cela parfaitement injuste. Je le répétais, mais ni l’un ni l’autre ne m’écoutait. Papa et moi n’avons plus rien lu l’un de l’autre. Je n’ai même plus rien écrit dans ce cadre, et je me demande s’il ne s’est pas aussi arrêté. La blessure n’est pas fermée. Ni lui ni moi n’ose en reparler à présent. Nous ne sommes pas brouillés, nous faisons toujours attention l’un à l’autre, mais ce plaisir d’être ensemble, de faire des choses ensemble, n’est jamais revenu.
Et j’ai aussi cessé, totalement, de m’intéresser au jardin. Et puis, dès que j’ai pu prendre mon indépendance je l’ai prise, quitte à vivre très chichement. Sans me brouiller formellement avec eux, j’ai dès lors espacé autant que possible les visites et les contacts.
Par contre, l’initiation à l’écriture est restée. Mais à ce jour, comme celle au jardinage, elle a surtout servi la Fraternité Cannibale. J’espère que ce n’est pas définitif. Je compte un peu sur toi.
Amicalement,
Rose.
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