La Fraternité Cannibale (roman) 10
Suite de ce qui précède : 9
28 juin 20**
Bonjour Bob,
Le mercredi après le sacrifice de Lina, je travaillais sur une plantation écartée. Je me demande qui va être mangé après-demain. On m’a seulement dit que ce ne serait pas moi. Voici Louis, qui était arrivé avec moi. Surprise, je le vois nu pour la première fois. Je le suis aussi, c’est permis à cet endroit, mais c’est mon habitude à chaque fois que je le peux. Je remarque en riant :
― Ah ! Tu t’y mets ! Bravo, je suis sûre que tu vas y prendre gout… mais attention au soleil !
― Rose, j’ai rendu mes vêtements !
― Rendu tes vêtements ? Pourquoi ?
Il se crispe.
― Pourquoi est-ce qu’on rend ses vêtements ?
― On va te manger ?
― Oui, vendredi.
― Ah bon ? Mais tu m’as encore dit, il y a trois jours, que tu ne pourrais jamais…
Il se fait agressif, comme souvent ceux qui vont bientôt boire le poison :
― Est-ce que tu n’essaierais pas de me dissuader, des fois ?
Ce n’est pas loin d’une menace. Je me défends :
― Heu, non, certainement pas !
― Tu n’as plus envie de me voir ?
On marche sur des œufs dans ce genre de discussion. Et, alors que j’ai noué des liens durables avec Maéva et surtout Charlotte, je n’ai jamais aimé le côté manipulateur de Louis. Je fais face. Je demande, calmement, sérieusement :
― Qu’est-ce que tu attends de moi ?
― Rien de spécial. Je fais juste la tournée des adieux.
Il m’embrasse avec brusquerie. Il me laisse. De mon côté, je commence à me poser certaines questions que je ne me posais pas avant. C’était un germe. L’étape suivante de ma prise de conscience, ce dont je souhaite parler à présent, ce sera avec Charlotte. Entre Louis et elle, rien de très marquant. On a mangé successivement Chloé, puis David, puis Samuel, puis Sarah. Je reviendrai peut-être sur ces deux derniers. Puis Jordan avec la péripétie que tu sais, puis Stella comme je te l’ai raconté, puis Karine, puis Emilie. Enfin, Maéva dont j’ai failli prendre la place, mais qui s’est décidée in extremis à mourir à la mienne.
J’arrive donc à Charlotte, et à une étape importante de ma prise de conscience. Ce n’est pas qu’elle m’ait convaincue ou même ébranlée sur le moment. Elle aurait plutôt renforcé ma résolution de m’offrir en nourriture, pour en finir. Mais, comme tu l’as joliment dit une fois sur le forum, on ne voit jamais quelqu’un changer en direct ses convictions les plus fondamentales. La graine peut quand même être semée pour plus tard. Et donc, il s’est enclenché autre chose à partir de là.
Le lundi d’après son sacrifice, j’ai appris sans surprise, avec résignation, qu’on n’allait pas me manger de sitôt. Le lendemain, je travaillais avec d’autres à arracher des herbes dans le secteur qui avait été celui de Léo et Théo. J’étais de nouveau nue, la seule. Il est vrai qu’il ne faisait pas très chaud. Certains, sans aller jusqu’à se fâcher, me faisaient comprendre qu’ils en étaient gênés. Il y avait Kevin qui me lançait ses insanités habituelles. Enfin, c’était formellement toléré à cet endroit, et d’autres m’approuvaient et me défendaient sans pour autant oser m’imiter. Outre que je me sens mieux ainsi, c’était aussi pour moi une façon de montrer ma mauvaise humeur persistante. Ma situation était bizarre. Il avait bien été annoncé que ce n’était pas moi qui ne voulais plus être mangée. Et donc, émettre ouvertement des doutes là-dessus serait s’exposer à de sérieux ennuis. Mais on ne peut pas empêcher les gens de penser. Je voyais bien que certains se posaient toutes sortes de questions.
Voici que Ludo vient me trouver. Je me dis d’abord que c’est par voyeurisme. Je dois bien assumer ce que j’ai fait inscrire sur ma peau.
― Rose, ça va ?
― Bof. Est-ce qu’on va enfin me manger ?
― Ce n’est pas à l’ordre du jour.
― Alors qu’est-ce que tu me veux ? Te rincer l’œil ? Me draguer ? Tu sais que je ne veux pas de sexe, et surtout pas d’un TVM !
Les regards qu’il jetait régulièrement sur moi depuis un temps, toutes sortes de petites attentions, quelques avances très indirectes aussi, ne m’avaient pas échappé. Enfin, tu sais qu’il est arrivé à ses fins par la suite. Dès cette époque, il ne me laissait pas totalement indifférente, quoique sans aucune envie physique et pour cause. Je considérais avec le plus total mépris, je ne le cachais même pas, les filles qui faisaient tout pour devenir la partenaire attitrée d’un très vénéré. Des gars aussi d’ailleurs. Cela procure bien des avantages. Mais donc, pour moi, rien à faire, question de principe. Ou alors, qu’il se sacrifie ! Et s’il est désigné, profite de moi, et puis se désiste, je le dénoncerai pour viol, dans mes dernières volontés si j’ai à boire le poison à sa place !
― Rose, tu es donc toujours de mauvais poil ?
― Hé oui ! Toujours aussi rugueuse ! Enfin, en fille obéissante, pas plus.
― Soit, je ferai avec. Je suis venu te confier une autre tâche. Elle est ponctuelle pour le moment, mais pourrait bien devenir régulière pour peu que tu donnes satisfaction.
― Et donc ?
― Et donc Charlotte s’est sacrifiée, et il convient de mettre au point son évocation.
J’ai déjà un peu parlé des évocations, ces discours enregistrés à la gloire de celles et ceux qu’on a déjà mangés. Cela ne tombe pas du ciel, il y a toute une élaboration. Ce pourrait être dans mes cordes, mais une autre en est chargée. Je remarque :
― C’est le rôle de Fanny, non ?
― Oui, mais elle demande ton aide…
― Mon aide à moi ??
― Oui, ton aide à toi, et à personne d’autre. Qu’est-ce qui t’étonne ?
― Enfin, la semaine dernière, j’ai eu l’entretien avec elle pour mon évocation à moi, puisque j’étais sur le point d’être mangée. Ça s’est très mal passé.
― Rose, rien ne se passe parfaitement bien avec toi, mais rien ne se passe complètement mal non plus. Fanny, au bout d’un moment, en a eu marre que tu critiques toutes ses propositions et formulations. Donc, elle t’a suggéré de tout faire toute seule de A à Z. Tu as relevé le défi. Et elle a été époustouflée par le résultat, et nous le sommes tous !
― Pas de chance, ça ne servira pas…
― Tu ne veux plus qu’on te mange ?
― Si, quand même ! Qu’est-ce que je viens de te dire ??
― Alors ce n’est pas perdu. C’est d’ailleurs à ta disposition si tu souhaites actualiser. Maintenant, il y a le cas de Charlotte, particulièrement délicat comme tu le sais. Et il semble que tu aies été la dernière à avoir eu une discussion avec elle. Donc, Fanny t’attend pour l’assister. Elle est au local habituel. Vas-y de suite. Jeff, tu vas te passer d’elle jusqu’à nouvel ordre. On va t’envoyer quelqu’un d’autre.
Jeff était le grand manitou des cultures, pas seulement du verger. Il m’impressionnait par ses connaissances, il me plaisait par sa manière d’être. Et bien sûr il ne pouvait pas manquer de se rapprocher quand un TVM venait dans son domaine. Je grimace encore.
― Dommage, j’aime bien ce travail, cette ambiance…
― Et lui aussi est content de toi et même de ta bonne humeur…
Jeff éclate de rire. Mais il me confirme, aussitôt après, qu’il est effectivement content de moi, qu’il m’apprécie, rugosité comprise. Ludo conclut :
― Tu n’es donc pas toujours de mauvais poil, ni malheureuse. Va !
Je me rhabille donc, j’embrasse Jeff, et j’y vais. Fanny m’attend de pied ferme, dans une pièce étroite qui est à la fois sa chambre, son bureau, et aussi un entrepôt pour beaucoup de choses. Sauf pour les TVM, la place est rare dans les bâtiments en dur.
C’est une femme grande, mince, sèche, la quarantaine donc une des plus âgées. Je m’annonce en frappant. Elle m’invite à entrer.
― Bonjour Rose !
― Bonjour Fanny !
― On a dû te dire que c’est de l’évocation de Charlotte qu’il est question.
― On me l’a dit.
― Je n’ai rien pu lui demander puisqu’elle s’est isolée. Je n’y arrive pas. Et je sais que tu la connaissais assez bien. J’ai noté un certain nombre d’idées. Voici…
Elle me tend une série de brouillons. Je commence à lire. Au bout de quelques secondes, je pointe ce qui me semble une contre-vérité.
― Rose, je le sais, je l’ai dit. J’ai même dit qu’à peu près tout le monde le sait. Mais je ne suis pas TVM, je ne veux d’ailleurs surtout pas l’être. J’ai reçu l’ordre, alors en fille obéissante…
J’en ai vu d’autres avec les vidéos. Je n’insiste pas là-dessus. Encore quelques secondes et je relève une phrase de plus de quarante mots sans aucune virgule, puis une faute d’accord, puis une répétition de terme gênante, puis une formulation qui peut prêter à une confusion ennuyeuse.
― Rose, c’est le premier jet, et surtout tu sais bien que ce ne sera pas diffusé par écrit mais par audio.
J’insiste au moins sur le dernier point. La voici qui s’énerve :
― OK, tu es toujours aussi insupportable. Tu vas donc, comme pour la tienne, prendre tout ça et me proposer ta version d’ici demain soir !
L’entretien est terminé.
Je n’ai pas besoin de tout le délai. Dès le lendemain matin je lui remets ma copie, qu’elle prend avec un bref « merci Rose ! ». Il me semble alors inconcevable de collaborer durablement avec cette femme. Je vais, avec soulagement, proposer de nouveau mes services à Jeff. Il m’embrasse et me confie une serpe et un travail. Je me déshabille, et cette fois d’autres m’imitent. Je me mets à l’œuvre de bon cœur. Le soir, ma main droite exhibe deux ampoules saignantes, je suis physiquement épuisée, mais mon cœur est en joie.
Repas collectif, tout se passe normalement. Et puis, comme toujours après le souper sauf le vendredi, c’est la séance d’évocations. J’ai déjà oublié que le mercredi, au plus tard le jeudi, on parle de celui ou celle qui a offert en dernier sa vie et sa chair. Et voici que, d’un seul coup, je peux entendre ma prose au sujet de Charlotte. C’est lu au mot près, jusqu’à un accord de verbe fautif qui m’a échappé. Je crois bien que rien n’a été ni retranché ni ajouté. Donc la fameuse contre-vérité imposée n’y est pas. J’ai trouvé bien mieux, et véridique quoique interprété de façon pas très honnête, pour faire passer la même idée. En très bref car je n’ai pas tout retenu, Charlotte était tiraillée entre sa conviction cannibale et un certain sentiment de justice et d’humanité. Mais elle a toujours su surmonter la tentation de la rébellion, en tout cas ne rien faire d’irréparable. Et je peux voir que l’assistance est impressionnée. En principe, comme je l’ai déjà mentionné, on doit se taire à ce moment. Mais c’est quand même moins rigoureux que lors des sacrifices. Je peux donc saisir quelques apartés : « C’est beau ! ». Ou : « Fanny s’est surpassée ! ». Je savoure. Je préfère qu’on ignore ma contribution.
À la fin, voici Ludo qui vient me parler.
― Rose, bravo ! Tu peux être fière de toi !
― Merci, mais je me vois mal remplacer Fanny.
― Pourtant elle le voit bien, elle. C’est une des plus anciennes. Elle se dit qu’il est temps pour elle de passer à la phase suivante.
C’est là un des euphémismes pour se sacrifier et boire le poison. Il ajoute :
― Tu devrais aller la voir, là, de suite. Elle se couche tard.
J’y vais, sans enthousiasme. J’ai pourtant eu le temps d’y réfléchir. Fanny est loin d’être pour moi une mauvaise personne. Nous avons en commun un certain esprit caustique. Pourtant nos caractères s’accordent mal. Je m’attends à la trouver déprimée, elle se montre égale à elle-même. Je lui explique sans détour la raison de ma visite, et donc ce que m’a dit Ludo.
― Rose, c’est tout ce qu’il t’a dit ?
― C’est tout, je t’assure.
― Donc, si j’ai bien compris, il pense que j’envisage de me sacrifier.
― C’est en tout cas ce que j’ai compris, moi.
― Bien, alors je vais te dire exactement où j’en suis, et qu’il ne peut pas ignorer. J’ai promis de proposer ma vie et ma chair, et si je suis désignée d’aller au bout et de boire le bol. Mais à une condition impérative. Je te prends toi aussi à témoin !
― Quelle condition ?
― Qu’au moins un vendredi s’écoule sans qu’on mange qui que ce soit, sans sacrifice…
Elle me devient bien plus sympathique, même si je ne partage pas ce point de vue. Je réponds sans hésiter :
― Ah ! Je comprends qu’on puisse adopter cette ligne. J’ai déjà entendu quelqu’un dire la même chose. Ça ne m’a pas choquée, ça ne me choque pas non plus venant de toi. Mais alors je te réponds de la même façon. Ça n’arrivera pas de mon vivant. Tu sais que je me propose déjà. Tu sais que ce n’est pas de ma faute si on ne m’a pas mangée vendredi dernier. Et ce n’était même pas la première fois.
― Rose, tu es quand même un phénomène…
― Je sais, Charlotte me l’a encore dit récemment. Moi qui pensais être dans la norme en arrivant ici…
― Cela posé, je ne crois pas que tu boives le poison de sitôt.
― Pourquoi ? Je me sens plus que jamais prête à mourir. Et depuis un moment les candidatures ne se bousculent pas.
Elle m’accorde un de ses rares sourires :
― À cause de Ludo ! Ne me dis pas que tu ne comprends pas.
Je souris à mon tour, je m’exalte aussi :
― Oh si ! Je comprends ! Mais il peut courir !
― Attention, ma petite ! À la longue, la frustration, le dépit…
― Peut-être, mais alors… puisse ma mort être belle et puisse ma viande être bonne !
Elle arbore cet air sceptique qui revient à chaque fois que je parle de ma détermination. Mais elle ne veut plus en discuter et moi non plus.
― Rose, quoi qu’il en soit, si on suit cette ligne et sauf accident toujours possible, tu vas mourir avant moi. C’est un peu gênant pour que tu me succèdes, non ?
― C’est vrai. Mais je n’ai rien demandé !
C’est pratiquement ce qu’elle attend. Elle conclut :
― Bon, alors si tu en es d’accord on va appliquer un principe militaire, attendre le contrordre pour exécuter l’ordre. Enfin, plus simplement, attendre et en rester là pour le moment. On verra bien s’ils insistent.
― Je suis d’accord.
Elle en est manifestement soulagée. Elle y tient quand même, à ce job. Nous nous souhaitons mutuellement une bonne nuit, nous nous embrassons, je la laisse pour regagner ma couche. C’est ce que je vais faire aussi présentement. Et donc la suite demain.
Amicalement,
Rose.
29 juin 20**
Bonjour Bob,
Tu n’as pas commenté, je reprends mon récit.
Les vendredis d’après on a mangé des malades incurables, Greg et Tania, arrivés depuis peu. Je les avais à peine vus. Les symptômes, à la fois physiques et psychiques, se ressemblaient. Beaucoup de gens s’interrogeaient. Le vœu de Charlotte semblait avoir finalement un impact conséquent. Le vendredi encore après, deux personnes ont successivement flanché. Ce fut, on ne peut plus littéralement et mathématiquement, moins une que j’y passe. Car je proposais toujours ma vie et ma chair, par habitude, discrètement car on m’avait reproché de trop le faire savoir. Et donc à chaque fois que quelqu’un, au dernier moment, reprenait sa vie, j’étais la première à m’avancer… et cela décidait quelqu’un d’autre. En l’occurrence, à la surprise générale et à la mienne en particulier, Kevin. Et il est allé au bout. Fanny m’a encore sollicitée pour son évocation. Je ne me souviens plus de ce que j’ai proposé, sinon que je n’y croyais pas moi-même. Pourtant ça a été accepté tel quel.
Je pensais néanmoins que mon tour approchait, plaise ou non à Ludo, car personne d’autre ne se manifestait.
Certains commençaient à préconiser discrètement ce qu’on appelait « l’expérience » ou « le moratoire ». Y compris donc Fanny, à sa façon, comme je te l’ai dit. Donc, décider qu’un vendredi s’écoulerait, jusqu’à l’heure fatidique de minuit, sans sacrifice. N’était-ce pas envisagé implicitement depuis le début ? Ne rappelait-on pas, lors de chaque cérémonial, que s’il ne se présentait personne on ne mangerait personne ?
C’était encore marginal. Beaucoup s’en effrayaient. On prophétisait jusqu’à des catastrophes planétaires si cela se produisait. Charlotte n’était plus là pour rappeler le précédent des Aztèques, et je l’avais un peu oublié pour ma part.
À un moment, voici que Ludo, à ma grande surprise, vient me demander mon avis « sincère » sur l’idée. C’est à la fois sincèrement et en fille obéissante que je réponds :
― Je n’ai rien contre. Des fois, je préférerais que la personne flanche, tellement elle a l’air d’y aller à reculons. Mais aussi, je me demande comment on a bien pu en arriver là. Je me rappelle, il y a cinq ou six mois, c’aurait été impensable. Il y avait plus de volontaires qu’il n’en fallait, et ils savaient très bien mourir.
― Il y a eu comme une période de plénitude. On avait pris le parti de manger vraiment les meilleurs à tout point de vue, les plus ardents dans leur foi cannibale donc les plus motivés, les plus généreux, les plus dévoués, et cetera, qui ne faisaient pas de conneries dans leurs derniers jours et mouraient magnifiquement. Juliette, Florian, Manon… on pensait que le réservoir se renouvellerait avec l’émulation. Mais on s’est assez vite retrouvé à court. Il a fallu accepter le sacrifice de personnes de plus en plus mal embouchées, ou dérangées, ou hésitantes. Enfin, si je comprends bien, l’idée d’un moratoire ne t’effraye pas…
― Non, mais on doit d’abord me manger, et pour ça je dois mourir. Donc ça ne doit pas arriver de mon vivant. Et toi ?
Il réfléchit. À ce qu’il pense vraiment ? À ce qu’il a le droit de me dire ou pas ? Je ne peux pas le savoir. Il finit par lâcher :
― Je suis partagé. J’ai envie de dire comme toi. J’ai envie aussi de le voir, ce moratoire. Mais attention, ce ne sera pas simple après. Des gens s’imaginent qu’on va une fois pour toutes jeter le cannibalisme à la poubelle. Et après, encore une fois ? Tu crois qu’on peut partir d’ici facilement ? Nous sommes sur le territoire d’un état souverain, séparé de son plus proche voisin par des centaines de kilomètres d’océan, et…
Il en est donc à envisager la fuite, la désertion. Voici qu’un autre TVM l’interrompt. Il devait nous écouter.
― Ludo, on te cherche ! On t’attend au comité…
Et ce pauvre Ludo se met à pâlir, et il s’en va, précipitamment, sans même me regarder. L’autre se tourne vers moi. Je m’attends à la suite des explications embarrassées. Il hésite, et puis il lâche :
― Rose, je ne te commande rien, mais tu devrais te préparer…
Et le voici qui hésite, qui devient comme timide. C’est le dernier que je m’attendrais à voir rougir, et pourtant il rougit, et il n’y arrive pas. Je demande, calmement :
― Me préparer à quoi, très vénéré maitre ?
Il sait que je n’emploie plus cette expression que par ironie. Généralement il me la fait payer… pas très cher, une demi-heure d’une corvée qu’il me sait désagréable, mais, pour le principe, payer. Cette fois il se décide seulement à compléter sa phrase :
― À te sacrifier, à mourir…
― Je suis toujours prête ! Je suis venue pour m’offrir en nourriture et si ça ne tenait qu’à moi ce serait déjà fait.
― Attention à la présomption…
Mais de nouveau il n’arrive pas à en dire plus. Il me laisse. Je te laisse aussi, pour d’autres raisons. La suite demain.
Amicalement,
Rose.
30 juin 20**
Bonjour Bob,
Juste deux jours après ce que je t’ai relaté hier, voici qu’on me demande encore d’assister Fanny. J’y vais, toujours sans enthousiasme. Nous relisons, ensemble, un certain nombre de textes qui ont évolué. Car même les évocations les plus anciennes, de bien avant mon arrivée, sont parfois retravaillées voire entièrement récrites. Les causes peuvent être multiples. Par exemple, une chose qui était permise ne l’est plus, ou l’inverse. Il ne faut pas que les nouveaux soient déconcertés. À ma surprise, contrairement à ce qui s’est passé pour mon entretien à moi et l’évocation de Charlotte, elle accepte mes suggestions. J’aurais envie d’écrire « en fille obéissante »… enfin, je l’ai écrit mais j’y ai mis des guillemets. Je ne sais pas exactement ce qui s’est passé dans la tête de Fanny. Je subodore qu’on lui a sérieusement soufflé dans les bronches.
Donc elle veut bien couper les phrases trop longues, placer des termes et expressions plus adaptés, supprimer les redondances, les répétitions de mots, les formulations ambiguës, les lourdeurs, et cetera. Enfin, parfois elle défend ses choix et arrive à me convaincre que j’ai tort. Il y a encore quelques contre-vérités ennuyeuses, mais cela a déjà été diffusé et nous n’y pouvons rien ni l’une ni l’autre. Nous arrivons au bout, je la laisse. Nous n’avons pas du tout parlé d’une éventuelle suite de notre collaboration.
Dans les heures suivantes, voici que successivement un très vénéré et une très vénérée, qui d’ordinaire me regardent de haut, me sourient en me croisant. Je n’ai pas besoin de plus d’indications. On manque de candidats pour le vendredi suivant. Je le suis toujours pour ma part, et donc on compte sur moi. J’aimerais en parler à Ludo. Je ne le trouve pas.
Je suis à jour de mes diverses tâches. Je vais me recueillir devant le panneau du souvenir, espérant à nouveau y trouver la sérénité. J’apprends qu’une certaine Elsa va offrir sa vie et sa chair pour vendredi. Le rituel d’acceptation s’est déroulé très vite. Une autre que moi s’est chargée de la vidéo. C’est pour moi une surprise, cette fille étant a priori réfractaire au sacrifice. Mais ce n’est pas la première. Je n’ai guère le temps d’y réfléchir. Fanny me fait venir, toutes affaires cessantes. Elle lance, de suite :
― Elsa accepte l’entretien, elle le demande même… et c’est toi qui vas le mener !
Je ne suis vraiment pas à mon aise, mais je ne discute pas. En fille obéissante, j’écoute quelques minutes d’explications et de recommandations. Elsa se présente bien avant que j’aie pu poser toutes mes questions, et sa volonté est sacrée. On ne doit même pas la faire patienter. Elle a rendu ses vêtements, ce qui est devenu rare et marque pour moi une certaine détermination. C’est la première fois que je la vois nue d’aussi près. Elle se laisse embrasser, plutôt passivement. Elle me semble sereine. Peut-être un peu moqueuse, mais c’est sa nature. Surtout, on accepte bien pire de qui va donner sa vie.
L’entretien aura duré moins d’une minute. Elle me lance subitement :
― Alors comme ça, tu m’envies, Rose ?
― Oui, je t’envie.
― Très bien. Tu es comestible, il me semble. Je me désiste et je te laisse la place !
Et elle quitte la pièce. Je me tourne, complètement catastrophée, vers Fanny. Elle garde son calme. Elle commente :
― Rose, qu’est-ce que je t’ai dit ? Pas de jugement, pas d’encouragement ni de découragement. Ce n’est pas ton rôle.
Je pique ma petite crise :
― Je… en tout cas je suis bien comestible, et prête à prendre la place ! Je suis ici pour ça, pas pour cette histoire d’évocation… sauf la mienne, mais tu sais qu’elle est déjà prête. Et je trouve très choquant que des gens qui ne sont pas plus motivés que ça passent avant ! Si je suis la seule à vraiment vouloir être mangée, qu’on ne mange que moi ! Je dois pouvoir me passer assez facilement de chair humaine si je suis morte.
― Ce n’est pas à moi d’en décider. Je ne suis pas maitresse. Bon, il faut voir si elle ne va pas se raviser. Toi, arrange-toi pour qu’on te trouve rapidement si besoin !
Elle sort, moi aussi. Je n’ai pas à l’accompagner. En fille obéissante, pour qu’on puisse donc me retrouver, je reste sur place. Il y a un siège. Au bout de peut-être une demi-heure, je revois Elsa. Elle s’est rhabillée. Elle me regarde de loin avec le même air moqueur, et puis elle va à son travail habituel. Vais-je décidément être mangée demain ? Dans ce cas il pourrait bien ne plus y avoir personne le vendredi suivant. Et celui d’encore après Fanny pourrait bien avoir à tenir ses engagements, ou à les renier. Mais ce ne sera plus mon problème. Je pense en avoir au moins fini avec les évocations d’autrui. Erreur. Presque aussitôt, Fanny m’appelle à nouveau :
― Elle maintient son désistement. Elle se serait probablement désistée de toute façon, et dans ce cas le plus tôt est le mieux.
― Donc c’est mon tour, très bien ! Puisse ma mort être belle…
― Pas encore ! On a demandé, sans y croire et surtout pas moi, aux premières personnes qui passaient dans les parages. Rachel a accepté. Elle non plus n’avait jamais fait acte de candidature. C’est de nouveau à toi de prendre en charge l’entretien. Je serai présente mais je ne devrais pas avoir à intervenir.
― Je ne crois pas être faite pour ça… je ne l’ai pas demandé, d’ailleurs…
― Allons, allons ! C’est en faisant des erreurs qu’on apprend. Tu crois que je n’en ai pas faites, au début, moi ?
― On est un peu en situation de crise, non ?
― Il y en a eu de bien pires. Ça passera d’une manière ou d’une autre.
Et donc c’est le tour de Rachel, elle aussi à la veille de son sacrifice. Et cela vient seulement d’être décidé. Elle n’imaginait pas, en se levant ce matin, qu’elle allait mourir le lendemain à moins de refuser. Pourtant elle acceptait ce qu’elle n’avait jamais demandé. Je la fréquentais peu. Nous n’avions guère échangé auparavant que des banalités à l’occasion de tâches ou loisirs communs. Je la trouvais attendrissante, mignonne aussi. Elle est plus petite que moi. Elle arrive en robe noire plutôt longue, peu adaptée à la chaleur. Mais bien sûr, elle est libre sur ce point.
Je n’aurais pas risqué de lui dire « je t’envie ». Pas seulement en raison de l’expérience précédente, aussi parce qu’elle semblait plus triste qu’autre chose. Au début, néanmoins, tout s’est passé normalement.
Elle est paisible, elle joue le jeu. Elle insiste avec force sur son amour des autres, que donc il conviendra de mettre en valeur. Ensemble nous cherchons les souvenirs, les mots, les expressions, les plus appropriés. Le courant passe bien entre nous deux. Fanny n’intervient absolument pas. Et puis, peu à peu, un malaise s’installe. De l’amour, Rachel en est aussi demandeuse. Je finis par me rendre compte que c’est de moi qu’elle l’attend. Elle y a droit puisqu’elle va donner sa vie. Elle pourrait aussi bien me réclamer du sexe. Je me figure un moment que ce sera le cas. J’y suis aussi prête, mais c’est plutôt de la tendresse. D’un autre côté, cette mission particulière exige de moi une certaine neutralité, et l’entretien précédent me l’a rappelé de façon cuisante. D’une manière générale, il est malsain de trop s’attacher à celles et ceux qui vont donner leur vie. J’en sais déjà quelque chose avec Charlotte et d’autres.
Conflit de devoirs ? Je fais très vite mon choix. Je la serre contre moi, nous pleurons toutes les deux. Fanny reste impassible. L’entretien continue. Le plus déconcertant, c’est que Rachel me dit à un moment qu’elle n’a aucun souvenir d’avoir accepté. Pourtant cela s’est produit juste quelques heures avant. Je le lui fais répéter dans mon désarroi, elle le répète. Je me dis en moi-même : « Toi, tu vas flancher… alors s’il n’y a pas de candidature de dernière minute c’est moi qu’on va manger… soit, et que ma mort soit belle et que ma viande soit bonne… ». Mais pas question de l’exprimer. Nous parlons encore de la meilleure façon d’évoquer cet amour de l’humanité qui donc la brule. À la fin, puisqu’il faut bien conclure, elle me demande, en tremblant, à moi personnellement, si je peux lui tenir la main pendant son agonie. Cela me renforce dans l’idée qu’elle n’ira pas au bout. Néanmoins je m’y engage, et de tout mon cœur. Nous finissons de mettre au point le texte, nous nous embrassons, nous nous quittons.
Je reste persuadée qu’elle va flancher, que mon tour va arriver. Je m’acquitte consciencieusement de certaines tâches. Et puis je vais trouver Zoé, dans son repaire, pour encore mieux me préparer à me sacrifier et mourir. Rachel m’a devancée, d’elle-même. Elle y est pour la première fois. Les deux m’invitent à profiter de la séance. Je reste donc. Nous répétons le rituel en échangeant souvent les rôles, sacrifiée et ordonnateur. Zoé nous conseille.
Le lendemain, Rachel a bien bu le poison. Alors seulement elle a retiré sa robe noire pour s’allonger et mourir nue, comme je le lui avais conseillé. Et comme convenu je lui ai tenu la main. C’était la deuxième fois que je le faisais, mais Martin avait attendu la mort sans rien dire ni rien manifester. Je ne pourrai jamais oublier ce que j’ai entendu cette fois quand le chant s’est arrêté :
― Je me suis sacrifiée comme il faut, n’est-ce pas ?
― Oui, Rachel, parfaitement, bénie sois-tu. J’espère faire aussi bien quand ce sera mon tour.
C’est relativement vrai : il lui est arrivé de trembler, bredouiller. Sans doute l’a-t-elle oublié aussi. Mais ce n’est pas non plus un mensonge caractérisé. Et pas question de la peiner alors qu’elle vit ses derniers instants. Elle murmure encore :
― Donc ma viande sera très bonne…
― Oui, Rachel, bénie sois-tu.
Elle n’était pas la seule à croire qu’il y a une relation entre le sacrifice plus ou moins réussi et le gout de la chair. Ce n’est pas vraiment un mensonge puisqu’on ne peut pas prouver que c’est faux. D’ailleurs je suis moins à l’aise quand la personne ne s’est pas bien sacrifiée. J’ai davantage besoin de me dire que je serai mangée moi-même. La chair humaine me donne moins de plaisir.
Elle ferme alors les yeux. Je pense qu’elle ne dira plus rien. Mais elle me demande encore, d’une voix plus faible :
― Rose, mon agonie, elle est réussie aussi, n’est-ce pas ?
― Oui, Rachel, bénie sois-tu.
― Je ne peux plus la gâcher en disant des choses ?
― Certainement pas.
― Je ne voulais pas… je n’ai jamais voulu, jamais…
Elle est morte aussitôt après. L’ordonnateur l’a annoncé, invitant, dans les termes habituels, qui le souhaitait à s’en assurer. Personne ne s’est présenté. Cela se faisait d’ailleurs de moins en moins. On l’a emportée.
Et moi de m’interroger. Parlait-elle vraiment de son sacrifice ? Elle ne pouvait pas ignorer qu’elle remplaçait au pied levé une fille qui subitement ne voulait plus, qui avait retrouvé son quotidien, ni plus, ni moins. Nous en avions discuté aussi. Pourquoi avait-elle tellement tenu à bien se sacrifier et bien mourir si elle ne voulait pas ? On l’a mangée, et bénie soit-elle à jamais. Je croyais à ce stade que c’était un cas très particulier ou que j’avais mal entendu. J’en ai parlé à Fanny au moment de compléter l’évocation. Elle m’a dit que c’est courant, que des gens ne se souviennent pas d’avoir accepté, ni de se sacrifier ni, bien souvent, de se joindre à la Fraternité Cannibale et de venir sur cette ile. Et pourtant ils vont au bout, à la mort. C’est ainsi. Cela m’a terriblement déconcertée voire angoissée sur le moment. Je finis par me dire que cette amnésie apparente, c’est de la modestie et de la pudeur.
Je te laisse.
Amicalement,
Rose.
Même jour peu après…
Rebonjour Bob,
Ta réaction m’a d’abord fait bondir. Et en me relisant je me rends compte que j’ai, en effet, écrit un peu comme si j’y croyais. Cela m’arrive parfois, tu sais, d’y croire encore, d’oublier toute la suite. Il n’y a pas si longtemps que j’en suis sortie. Certains conditionnements sont tenaces, jusqu’à me demander parfois, en me réveillant le matin, si on ne va pas enfin me manger. Je peux quand même t’assurer que, dans mon esprit, « je finis par me dire » était au passé simple. Il est vrai que je l’emploie peu.
Bien entendu, j’en ai appris beaucoup depuis, y compris sur les causes de cette « modestie » et de cette « pudeur ».
Amicalement,
Rose.
1er juillet 20**
Bonjour Bob,
Je dois dire que toutes ces péripéties m’ont fait sérieusement douter à un moment, que j’étais très près de me rebeller. Je n’étais pas loin de remettre en cause le principe même du cannibalisme, quitte, n’ayant pas plus envie de vivre longtemps, à ce qu’on se débarrasse de moi autrement qu’en me mangeant.
Oui, je sais, Dieu merci j’ai fini par en sortir et à rester en vie au moins pour le moment.
Maintenant, je vais te raconter une évocation qui s’est révélée par la suite largement décisive au moins pour mon cheminement personnel. C’est celle de Tonio, un TVM de longue date. Il n’était pas forcément ou pas toujours méchant, mais terriblement présomptueux, arrogant, désagréable. C’était le seul à exiger qu’on ne lui adresse la parole, systématiquement, que par : « Très Vénéré Maitre… », le seul aussi à ne jamais s’abaisser à un travail de ses mains. Arrive le moment de l’entretien coutumier, le matin même. Je me sens terriblement mal à l’aise. Ce n’est pourtant pas difficile. Je n’ai aucune initiative à prendre. Il dicte tout, il n’écoute pas mes remarques. En bref, tout ce qui marche bien ici, c’est grâce à lui. Tout ce qui va mal, c’est qu’on ne l’écoute pas assez. Il « ose espérer » que l’on tiendra mieux compte de ses dernières volontés, puisqu’on vient enfin de l’autoriser à se sacrifier.
Et il dit des choses peu amènes sur ses chers collègues. Par exemple, non seulement Ludo est amoureux de moi, ce que je sais, mais c’est un obsédé qui pourrait bien me violer un jour. Il remarque beaucoup de choses, mais sa façon de les dire n’est pas toujours appropriée. Néanmoins on va le manger, donc on ne peut que l’écouter.
Comme d’habitude, je rédige le résultat sur un traitement de texte, je l’imprime. Mais cette fois cela ne me doit pratiquement rien. Et je le trouve, sur bien des points, carrément inepte. Je lui propose de relire comme il convient. Il apporte quelques corrections qui le rendent encore plus inepte. Je n’insiste pas, mais je vais trouver Fanny pour lui montrer. Elle reste égale à elle-même.
― Ma petite, sa volonté est doublement sacrée, d’abord comme Très Vénéré Maitre, ensuite comme notre prochaine source de protéines animales.
Elle ne cache pas l’aversion et le mépris que lui inspirent le personnage. Mes scrupules, ce sont bien des scrupules, ne sont pas apaisés. Je vais trouver Ludo.
― Rose, tu tombes bien, je te cherchais justement !
― Ah ? J’étais occupée avec l’évocation. Je voudrais que tu la lises…
Il ne fait que parcourir et conclut encore plus brièvement :
― Sa volonté est sacrée.
Et puis, sans autrement commenter le texte :
― Je te cherche pour autre chose.
À sa mine, je devine que c’est un peu délicat. Ou bien il va tenter une nouvelle approche très détournée pour obtenir mes faveurs, ou bien il y a une demande inhabituelle. Mais l’attente ne dure pas longtemps.
― Rose, tu vas te joindre à l’équipe de dépeçage…
― Heu, tu ne sais pas que j’en ai été exclue ?
― Tu n’en as pas été exclue, tu as été dispensée à ta demande.
― Ah ? Je ne l’ai pas vraiment vécu comme ça. Mais c’est vrai que je le faisais plutôt par devoir, parce qu’il faut bien que quelqu’un le fasse. Tout ce qui peut gicler d’un cadavre humain qu’on découpe, moi…
― Et à ce moment d’autres personnes se sont spontanément proposées…
― Et donc, pourquoi maintenant ?
― Tu y seras pour prendre une vidéo.
― Je croyais qu’il y avait assez de vidéos de dépeçage…
― Mais pas de dépeçage de TVM.
― Ah ! Je comprends. C’est pour contrer la rumeur des évacuations par le souterrain.
― Voilà. Elle revient encore et contribue à ce climat malsain. On compte sur toi pour que des gros plans ne laissent aucune place au doute. N’hésite pas à donner quelques directives aux dépeceurs, ils seront prévenus. On t’a choisie justement parce que tu connais leur travail.
― OK.
Et donc, Tonio s’est sacrifié, pas de la plus belle manière. J’ai trouvé vraiment trop désinvolte, peu digne d’un maitre, sa façon d’accomplir le rituel, et son agonie. Si quelqu’un l’avait vu sans savoir ce qui se jouait et sans comprendre les paroles, ce quelqu’un n’aurait jamais pu imaginer que cet homme se donnait la mort. Je ne pouvais m’empêcher de comparer avec Rachel, qui à quelques moments de faiblesse près avait été admirable.
Cette fois, beaucoup de gens se sont avancés, et même bousculés de façon peu digne, pour vérifier le décès. Et on a découvert sa poitrine puisqu’il était resté habillé, et on l’a longuement palpée voire malmenée. Je savais déjà que, dans l’esprit de plusieurs, ce n’était pas totalement probant. Cela me choquait. Mais j’étais encore en charge d’un caméscope. Je ne pouvais que continuer à remplir consciencieusement mon office, en fille obéissante, et encore après jusqu’à la fin du dépeçage.
Je vais conclure là-dessus pour aujourd’hui.
Amicalement,
Rose.
2 juillet 20**
Bonjour Bob,
Je continue donc avec les évocations. Ce sera mon fil conducteur.
Il y a eu ainsi celle de Magali, un cas très particulier, et même singulier, mais qui m’a secouée. Donc elle se présente pour l’entretien. Il n’y a que nous deux. Elle lance d’entrée de jeu, avec passion, qu’elle va se sacrifier non par amour mais le contraire, par haine. Et elle a vraiment employé ce mot avec toute la vigueur qu’on peut y mettre. Je le lui fais répéter et elle le répète. J’ai déjà vu des haines inexpiables à la FC, mais pas à ce point. Interloquée, je lui demande qui elle hait. Elle n’est pas comme ce Karl qui avait été mangé avant mon arrivée. Pour elle, c’est seulement un certain maitre. Enfin, elle insiste pour que ce soit dit dans son évocation, et surtout que l’on étale et publie les turpitudes de sa bête noire. Je les juge, sur le moment, largement délirantes. J’en suis moins sûre aujourd’hui, passons.
Et donc elle l’a réclamé pour sa dernière nuit. Ne pouvant se dérober, il a vécu un enfer. Le pire, qui l’a empêché d’aller au bout, elle l’a mordu gravement sur les parties les plus sensibles. Il a fallu l’envoyer à l’hôpital (comme je l’ai déjà dit, le centre est pourtant bien équipé sur le plan médical). Enfin, elle prétendait que c’était accidentel, elle ne voulait que sucer. Personne n’était dupe.
J’ai cru comprendre qu’on s’est sérieusement posé la question de savoir si on pouvait accepter le sacrifice d’une telle personne, si elle était vraiment digne d’être mangée. Mais les volontaires ne se pressaient toujours pas à part moi, et avec la meilleure volonté je ne peux mourir qu’une fois. Et disqualifier quelqu’un au dernier moment ne serait vraiment pas un encouragement.
Elle a encore martelé ses griefs en déclarant ses dernières volontés. Enfin, elle a montré la plus grande détermination dans son sacrifice, résolument bu le poison. Elle s’est alors mise nue puis allongée calmement. Il se dit que jusqu’à son dernier souffle elle a ressassé ses accusations. J’en ai référé à la hiérarchie. Il a bien sûr été conclu qu’on ne pouvait pas tenir compte d’une volonté comme celle-là, même si c’était la toute dernière. Donc son évocation la présentait comme particulièrement douce et gentille, ce qu’elle était effectivement le plus souvent y compris pour moi. Elle m’aimait bien et j’arrivais à le lui rendre. On l’a diffusée une seule fois. Elle a fait rire.
Et puis encore une évocation, qui cette fois a abouti au désistement. Frank a rendu ses vêtements et ne semble pas pour autant déterminé. Je me sens mal à l’aise. Je me demande comment entrer dans le vif du sujet. Il s’en charge. Il me dit qu’il va se sacrifier à cause d’une faute qu’il ne pourrait pas expier autrement. Il avoue avoir peur de la mort, mais il n’est pas question pour lui de vivre avec cette honte. Cela m’intrigue, je lui demande s’il veut bien me raconter. Je précise que rien ne l’y oblige. Il se croit obligé. J’apprends donc, atterrée, qu’il a manqué de respect à des TVM. Je lui demande de raconter, il raconte. J’ai beau devoir rester neutre, je ne peux pas m’empêcher de lui lancer :
― Frank, je leur ai dit bien pire à l’occasion. Je n’en ai aucun remord.
Je lui cite quelques exemples. Il ouvre de grands yeux. Il objecte :
― Mais si je me désiste, est-ce qu’on va trouver quelqu’un pour me remplacer ?
Car lui aussi est convaincu que, si vraiment personne ne donne sa vie un vendredi, la catastrophe sera planétaire ou peu s’en faut. Et je n’ai pas à le lui ôter de la tête. Je réponds sans hésiter :
― Oui, au moins moi, et je suis prête.
― Prête à mourir ?
― Bien sûr, prête à mourir. Mais pas parce que je leur aurai dit des choses désagréables. Pour qu’on me mange, pour que toi aussi tu me manges, pour faire du bien à l’humanité.
Il m’embrasse, et il me laisse pour annoncer son désistement et se rhabiller.
Je te laisse aussi.
Amicalement,
Rose.
3 juillet 20**
Bonjour Bob,
Je continue sur les évocations. Après, voici Léa. Elle aussi avait longtemps été réfractaire au sacrifice. Elle venait seulement de se décider. Je savais que c’était une fille instable, qui parfois se mettait à délirer. Je parle de délire au sens le plus fort, le plus strictement psychopathologique : un fantasme incongru prend subitement le dessus sur toute réalité, dans une tension émotionnelle extrême.
Elle se présente pour l’entretien. Elle est calme. Je sais quand même qu’on marche constamment sur des œufs avec elle. Donc j’y vais prudemment… mais il arrive, décidément, que ce qu’on fait pour éviter une chose provoque précisément cette chose. Quoi qu’il en soit, je crois bien que ce sont mes maladroites précautions oratoires qui la font subitement entrer en crise. Elle prétend que c’est de ma faute. Quoi donc ? Elle me quitte en hurlant. Je me dis qu’elle va, forcément, se désister d’une manière ou d’une autre. Et donc, vu que les volontaires ne se bousculent toujours pas, on va peut-être bien enfin me manger, moi. Je vais même encore voir Zoé qui éclate de rire :
― Ma chérie, tu es archi-prête ! Et puis tu te trompes. Léa va bien se sacrifier… enfin, bien, pas tant que ça, mais elle va boire le bol. Tu sais, depuis le temps, j’ai appris à sentir ces choses.
En effet, le vendredi suivant, Léa va jusqu’au bout, jusqu’à avaler résolument le poison, se mettre nue et s’allonger tranquillement. Mais parmi ses dernières volontés il y a celle-ci qui me touche personnellement, et moi seule : je ne dois rien manger d’elle. Moi qui considérais l’attitude de Magali comme un cas extrême autant qu’exceptionnel, je découvre que je peux subir quelque chose d’approchant, et une semaine après.
Une dernière volonté est sacrée tant qu’elle est possible sans inconvénient grave et n’en contredit pas d’autres. Vu qu’elle n’a pas pensé à me faire jeuner, je reçois le menu habituel, agrémenté d’ailleurs d’une large part de ma friandise préférée. Lola est toujours responsable cuisine, toujours attentionnée avec moi. Elle n’est pas la seule, mais c’est loin d’être général. Je prends conscience que je suis moins aimée que je le pensais par beaucoup de gens. On ne me dit rien, mais je vois les visages. Tous ne se montrent pas, loin s’en faut, consternés par ce qui m’arrive. Ne suis-je pas celle qui veut toujours être mangée et qu’on ne mange jamais ? L’affaire Charlotte a laissé des traces dans certains esprits. Et je me dis, une fois de plus, vivement qu’on me mange.
Je te laisse.
Amicalement,
Rose.
4 juillet 20**
Bonjour Bob,
Une autre évocation me laisse, encore aujourd’hui, un gout encore plus amer. Pourtant, d’une certaine façon, c’est exactement le contraire. Elle aurait pu me réconforter. Romain était là depuis des années, depuis bien plus longtemps que moi. Il ne se proposait jamais en nourriture. Et rien que pour cela on le méprisait, y compris des filles aussi anciennes qui ne se proposaient pas davantage. En outre, malgré une évidente bonne volonté, il était peu utile car peu doué manuellement ou intellectuellement. Sa conversation était pauvre, son visage ingrat, et cetera. Sa principale qualité était son infinie capacité de résignation. Il m’émouvait. J’avais déjà tenté de gagner sa confiance, de le faire parler, sans grand succès.
Pourquoi alors, subitement, proposait-il sa viande ? Voici qu’il se présente, lui aussi, pour l’entretien. Il a rendu ses vêtements. Je le mets à l’aise autant que je peux, et puis je lui pose directement la question. Je retranscris notre discussion autant que je m’en souviens, étant entendu que son élocution était plus laborieuse et que je ne crois pas utile de le rendre. Et donc je lui demande :
― Romain, pourquoi maintenant ?
Il reste muet, tétanisé. J’ajoute bien vite :
― OK, tu n’es pas tenu de répondre. Si cet entretien t’ennuie, tu peux l’arrêter quand tu veux, je ne t’en voudrai pas. Je sais quand même comment montrer, sans tricher, que tu étais quelqu’un de bien. J’ai déjà préparé quelque chose, tiens…
Je lui tends les papiers. Il ne les regarde même pas. Il proteste :
― Mais si, je veux répondre !
― Soit. Et donc ?
― C’est qu’autrement c’est toi qu’on mangerait…
Je suis prise de court. C’est pourtant vrai, et je le sais. On m’a prévenue honnêtement que s’il se désiste ce sera moi. Et je continue de me préparer intérieurement à bien mourir. Il me faut quelques secondes pour arriver à dire :
― Et alors ? Ma viande doit être aussi bonne qu’une autre, et je l’offre de bon cœur. J’ai pris toutes mes dispositions depuis longtemps. Je n’ai absolument pas peur de la mort. Je crois bien d’ailleurs que tu ne retarderas mon sacrifice que d’une semaine. De toute manière, je pourrais toujours refuser. Et pourquoi moi et pas toutes celles et tous ceux qu’on a mangés depuis que tu es ici et comestible ? Tu sais, il y en avait beaucoup pour qui c’était bien plus dur que ce sera pour moi.
― Toi, tu es une sainte.
Il l’a dit on ne peut plus sérieusement, gravement. Je réagis cette fois de suite :
― Pardon ??
― Tu es une sainte. Tu es la seule personne valable. Je veux être mangé avant toi. Je m’étais déjà proposé quand tu as été désignée, et puis il y a eu Charlotte.
― Pourquoi ne pas te proposer, comme moi, quand quelqu’un flanche ? Surtout qu’on m’a désignée une fois et que j’aurais été mangée si la personne ne s’était pas reprise. Tu n’as pas bougé.
― Je ne regarde jamais les sacrifices. Je n’écoute pas non plus.
― C’est une faute. Ça t’aiderait à bien mourir. C’est important.
― Zoé m’a tout expliqué. Elle m’a montré des vidéos. Elle m’a fait répéter. Elle dit que je suis prêt. Mais je crois bien que je vais demander, dans mes dernières volontés, qu’on ne te laisse jamais te sacrifier.
― Romain, tu devrais savoir, depuis le temps, que ça ne marche pas, que ce n’est pas valable. Ça fait partie des exceptions. Il n’y a pas très longtemps, Samuel a demandé, dans ses dernières volontés à lui, que Sarah ne se sacrifie jamais. Il ne demandait rien d’autre. Il ne s’était jamais proposé auparavant, elle non plus. Pourtant, le vendredi suivant, c’est elle qu’on a mangée.
Il s’obstine :
― Tu es une sainte. Au moins, je ne veux pas voir ça…
― Le sacrifice et la mort d’une sainte doivent être encore plus intéressants à voir, non ?
― Moi, je ne veux pas le voir !
― Romain, je crois que tu te fais beaucoup d’illusions sur moi.
Je lui raconte certaines de mes frasques les moins édifiantes. J’en rajoute même. Ce n’est pas Frank, il reste inébranlable.
― Tu es une sainte, tu n’as jamais méprisé personne.
À quoi bon lui dire que, si en effet je ne méprise jamais les malheureux comme lui, il m’arrive de ne pas me gêner avec d’autres, y compris certains TVM ? Je lui parle de Juliette, pour moi une référence absolue en matière de sainteté. Mais pas pour lui, il considère qu’elle le méprisait. J’en viens à lui demander :
― Romain, tu sais ce que c’est, la sainteté ?
Il bredouille quelques vagues généralités. Alors, surprise moi-même d’avoir aussi bien retenu mon catéchisme, plus pédante que jamais, je me lance dans un cours sur la sainteté, le processus de canonisation, chez les cathos. J’explique les étapes, les enquêtes, l’héroïcité des vertus. Cela m’amène à détailler les quatre vertus cardinales et les trois vertus théologales, exemples à l’appui. À peu près n’importe qui d’autre s’en agacerait ou s’en moquerait. Mais il écoute religieusement, c’est le mot. Et à chaque vertu il affirme péremptoirement que je suis bien une sainte. Je lui parle des miracles à accomplir obligatoirement après sa mort. Donc, je dois mourir pour rendre ma sainteté effective. Et je ne demande pas mieux que de mourir pour, d’abord, être mangée. Mais il en conclut tout autre chose, et cette fois il articule parfaitement :
― Rose, tu es une sainte donc si je me sacrifie pour toi je serai un saint. Tu as bien dit que pour les martyrs c’est plus facile ? Et donc, les miracles que tu comptes faire, tu n’as qu’à me les dire. Je les ferai pour toi.
Je n’ai plus qu’à citer des intentions qui vaillent la peine qu’on donne sa vie. Enfin, il me laisse, et je me rends compte que nous n’avons pas du tout parlé de ce qui faisait l’objet de l’entretien : comment il conviendrait de célébrer sa mémoire.
Et il s’est sacrifié, et ses dernières volontés reprenaient pratiquement mot pour mot ma liste de vœux pieux. J’avoue ne pas m’être renseignée depuis pour savoir s’il y avait eu ou non des améliorations significatives concernant ces choses à partir de ce vendredi-là dans le monde.
Et, contrairement à ce qu’on m’avait laissé entendre, je n’ai pas été désignée pour le vendredi suivant. Mais presque.
Je te laisse.
Amicalement,
Rose.
5 juillet 20**
Bonjour Bob,
Deux jours après, Ludo m’a fait venir dans les locaux des TVM. C’était donc quelque chose d’important, décisif même. Il n’y avait que nous deux.
Il m’embrasse avec une ardeur inhabituelle, beaucoup de nervosité aussi. Il s’efforce néanmoins de la cacher.
― Rose, ça va ?
― Ça va, mais… vivement qu’on me mange !
― Je veux justement te parler de ça…
Je me sens soudain très excitée, et pas du tout effrayée. Enfin !
― Pour vendredi prochain ?
― Non, celui d’après.
― Au point où j’en suis, une semaine de plus ou de moins à vivre… j’ose espérer qu’on ne fera pas comme avec Charlotte !
― Non, d’autant qu’avec le recul on a fini par conclure que c’était une très mauvaise idée.
― Bon, qui, alors, vendredi prochain ?
― Moi.
Des émotions contrastées me saisissent. J’arrive à remarquer :
― Heu, je ne te savais pas candidat, du moins pour l’immédiat…
― Rose, tu sais bien que pour nous il faut l’accord du Centre Suprême ! Je le demandais depuis longtemps. Maintenant, je vais t’expliquer plus en détail. À l’heure du sacrifice, de mon sacrifice, il y aura deux personnes sur l’estrade et seulement deux, toi et moi, tous les deux nus. L’ordonnatrice et les préposés à la vidéo seront plus loin, en position dominante. On va redisposer l’installation pour cela. Nous nous embrasserons, et puis on accomplira le rituel de ton acceptation pour sept jours après. Nous nous embrasserons une deuxième fois. On accomplira le rituel du sacrifice. Tu m’embrasseras une troisième fois au nom de la communauté, et tu me remettras le bol. Dès que je l’aurai bu, tu quitteras l’estrade pour te joindre à l’assistance.
― Ah bon ?
― Oui, Rose. On s’est rendu compte qu’il n’est pas bon que des gens voient de trop près la personne mourir, à moins qu’elle le souhaite. Je ne le souhaite pas. Quand ma viande arrivera, tu seras la première servie. Et bien sûr, tu auras quartier libre comme il se doit, avec ta volonté sacrée, jusqu’à ton propre sacrifice. Des répétitions sont prévues dans les jours qui viennent. C’est une nouvelle ère qui commence, il ne faudra pas la manquer. C’est une marque de confiance qu’on nous fait à tous les deux. Nous nous devons d’être exemplaires.
― Et après moi, sait-on qui ce sera ?
― Probablement Zoé…
― Ah ! Elle a donc de la suite dans les idées, celle-là.
Je m’arrête pour aujourd’hui. J’ai encore besoin d’y penser.
Amicalement,
Rose.
6 juillet 20**.
Bonjour Bob,
Comme je pouvais m’y attendre, dès l’annonce de sa désignation Ludo a usé de ses nouvelles prérogatives pour m’installer d’autorité dans son lit. Car il avait une vraie chambre avec un vrai lit. À l’heure convenue je l’y rejoins. Je le trouve allongé, inerte, encore habillé. Je le regarde à peine. Je me mets nue, plutôt pour lui rappeler qu’il peut disposer de moi mais que je souhaite que ce soit rapide.
Il est alors pris d’un scrupule.
― Rose, on n’a jamais vu de TVM flancher et je ne veux surtout pas être le premier. Mais imaginons… est-ce que tu me dénonces pour viol, vraiment ?
Je l’en ai prévenu comme d’habitude, par principe, mais peut-être avec moins de conviction. Il m’a juré depuis, et je le crois, que si j’avais répondu par l’affirmative il ne m’aurait pas touchée. Il m’aurait invitée à me rhabiller et à le laisser, ayant une autre fille en vue. Mais ma réaction est tout autre. Elle me surprend moi-même. Je me jette sur lui, je le déshabille quasiment de force. La suite est classique, inutile de détailler… et pourtant très différente pour moi, quelque chose d’énorme, fabuleux. Il est le premier à commenter, sur un ton à la fois émerveillé et suspicieux…
― Rose, de deux choses l’une, ou tu es vraiment très douée pour simuler, ou tu m’as menti…
Il me faut encore quelques secondes pour arriver à répondre :
― Ni l’un ni l’autre, je te le jure ! C’est vraiment la première fois de ma vie !
― Ton premier orgasme donc.
― Ben oui…
Je le couvre de baisers passionnés. Il demande subitement.
― Mais alors, es-tu toujours disposée à te sacrifier ?
Sur le moment, je crois qu’il s’inquiète. Il me dira plus tard qu’il espérait une réponse négative, qu’il entrevoyait déjà, subitement, une révolte et une fuite. Mais ce n’était pas encore assez mûr dans son esprit pour oser le dire, même à moi et même à ce moment. Je suis toujours sur mon nuage. Je réponds spontanément :
― Absolument ! Il me semble que ça m’aidera à encore mieux mourir, d’avoir enfin ressenti ça ! J’aurais moins le sentiment que la vie a été injuste avec moi. Je n’ai pas oublié la vidéo sur Marie. Ça vient à point, ça doit être un signe.
Nous avons encore couché ensemble, chaque nuit. On nous a même déclarés très formellement, à sa demande et donc selon sa volonté sacrée, partenaires attitrés. Autant dire qu’on nous mariait, et pour moi c’était une interdiction supplémentaire de flancher. Le vendredi suivant, tout s’est passé comme prévu. Nous avions d’ailleurs répété, très sérieusement. Ludo a bien bu le bol. En fille obéissante, même si ma volonté était déjà sacrée, je me suis fondue dans l’assistance pour chanter le chant comme les autres, avec une ferveur particulière. Je crois me souvenir d’une main baladeuse, profitant de ma nudité. En d’autres temps j’aurais pu me plaindre et obtenir une sévère punition du coupable. Elle m’a tout bonnement laissée indifférente.
J’ai trouvé un seul moment un peu déplaisant. Comme pour Tonio, bien des gens ont jugé bon de s’assurer du décès. J’ai simplement regardé ailleurs.
Je te laisse là-dessus pour aujourd’hui.
Amicalement,
Rose.
7 juillet 20**.
Bonjour Bob,
Mais oui, je suis consciente de t’avoir raconté le sacrifice de Ludo, alors qu’il lisait par-dessus mon épaule et s’amusait beaucoup. C’était pour voir si tu suivais, parce que depuis quelques jours tu ne commentais plus !
Le lendemain, sans m’être à aucun moment rhabillée, j’ai solennellement restitué l’ensemble de ma garde-robe à la communauté. Étant moins que jamais adepte du « après moi le déluge », comme après ma première désignation, j’ai passé une bonne partie de mon temps à m’assurer que mes diverses tâches et responsabilités seraient reprises aussi bien que possible.
Et donc, j’ai longuement discuté avec Fanny. Mais, plus à son initiative qu’à la mienne, nous avons aussi parlé de cette idée de « moratoire », d’attendre qu’un vendredi s’écoule sans sacrifice.
Je savais qu’elle avait fait des émules, que donc cela gagnait irrésistiblement du terrain. Denis ne se cachait plus non plus pour le soutenir, même s’il n’osait toujours pas me le dire en face. Le très influençable Frank s’y était rallié depuis que j’avais apaisé sa conscience. Les TVM semblaient baisser les bras. D’ailleurs on les voyait moins que d’ordinaire. Et, d’une certaine façon, moi aussi je baissais les bras pour cela.
Et donc, Fanny ne craint pas de se livrer, ouvertement, à une sorte de prosélytisme, jouant aussi sur les sentiments. Je renonce à la sermonner comme j’ai sermonné Charlotte. J’en arrive à lui rappeler :
― Je te l’ai déjà dit, l’idée d’être la dernière mangée ne me fait pas peur. Je dirai même qu’elle me plait… cela posé, je sais que Zoé est volontaire.
― Mais après, plus personne… et entre nous il ne m’étonnerait pas autrement qu’elle flanche.
― Dans ce cas je peux être vraiment la dernière. Et alors ?
― Rose, j’ai cru comprendre qu’il t’est arrivé quelque chose, disons, d’intéressant avec Ludo…
― Raison de plus pour le suivre !
Je suis sincère. Je ne veux d’ailleurs plus de sexe, alors que je pourrais l’obtenir de qui bon me semble, dans les limites des capacités physiques des personnes. Je me sens rassasiée dans cette vie. Je me figure que j’ai rendez-vous avec mon partenaire attitré pour un orgasme éternel par-delà la mort. Fanny, résignée, reprend tristement après un temps :
― Enfin, je n’ai pas à te dicter ta conduite, et je vois bien que tu ne dévieras pas, mais…
― Mais quoi ?
Elle se met à parler encore plus bas.
― Est-ce que tes dernières volontés ne pourraient pas s’inspirer de celles de Charlotte ?
― Je vais y réfléchir. Maintenant, je veux rester seule.
Avec cet espoir que je lui laisse, elle se conforme à ma volonté sacrée.
J’ai ensuite un entretien avec l’ordonnateur en chef, le maitre des sacrifices, qu’on voit rarement. Je me retrouve dans son bureau. Il me congratule, il me bénit. Pour parler plus vulgairement, il me passe la pommade. Et puis il lance :
― Rose, la dernière fois tu avais demandé à ce qu’on renforce le poison pour que tu meures plus vite. On ne peut pas te le refuser, mais je trouve que ce serait dommage.
― C’était pour pouvoir former quelqu’un d’autre au dépeçage, puisqu’il y aurait une dépeceuse de moins, en disposant plus vite et plus longtemps de mon corps.
― Bonne initiative… en son temps. Mais former des gens au dépeçage n’est plus à l’ordre du jour. Ce qui l’est, c’est, premièrement, qu’il n’est plus question de différer ton sacrifice. Tu dois mourir, quand bien même dix personnes se proposeraient… et d’ailleurs il y en a eu une. Ce n’est pas qu’on ne t’aime pas, c’est le résultat d’une situation à laquelle tu as beaucoup contribué.
― Si ça n’avait tenu qu’à moi…
― Deux fois déjà ça a été programmé, et puis annulé…
― Pas de ma faute…
― Je le sais. Mais tout le monde ne l’a pas admis. Ça a pourri l’atmosphère.
― Ah ça ! J’en sais quelque chose ! Mais pas de ma faute non plus.
― Deuxièmement, il est encore plus important que tu sois exemplaire dans le climat actuel…
― Je n’en finis pas de répéter…
― Attention à la présomption. Tu ne répètes pas jusqu’à la mort.
― Si je répète jusqu’à la mort je fais comment, après, pour me sacrifier ?
Il a l’habitude de telles répliques avec moi. Il sourit et répond :
― C’est bien, tu restes égale à toi-même, c’est bon signe. Mais donc il n’est pas souhaitable que tu meures plus vite que la normale. Tu ne dois pas accélérer ou bloquer ta respiration, par exemple, c’est un peu décourageant pour l’assistance.
― Ah bon ? J’en ai entendu qui disaient le contraire.
― Crois-moi, on en a fait, des sondages. Et donc, bien entendu, tu dois encore moins te trémousser après avoir bu le poison. Tu dois t’allonger calmement pour mourir calmement.
― Je ne l’ai jamais envisagé autrement.
― Enfin, tu souhaites donc rendre ton sacrifice particulièrement utile.
― Oui.
― Il est bien entendu que le but essentiel reste de te donner en nourriture, et que le mieux peut être l’ennemi du bien. Cela posé, on peut envisager une expérimentation, qui serait annoncée comme telle pour renforcer l’exemplarité. Accepterais-tu des électrodes de captage sur ton corps, comme aux temps héroïques où on testait tout ?
― Heu, je tiens quand même à rester parfaitement nue jusqu’à la mort. Je trouve que c’est important y compris pour la beauté de l’agonie. S’il y a quoi que ce soit sur ma peau, je ne suis pas nue.
― Je n’insiste pas. On peut traiter cela autrement, par exemple convenir d’un signe discret, clignement d’œil par exemple, quand ta vue se brouille, ou quand tu n’entends plus.
― Heu, je ne le sens pas.
― Je n’insiste pas. Je ne fais qu’explorer les moyens de satisfaire ta demande. Il y a une autre possibilité, qui requiert aussi ta pleine adhésion. Pas une nouveauté, mais la dernière fois c’était avec Stella, si tu te rappelles…
― Et comment ! On m’a écartée du dépeçage.
― Normal, tu t’étais proposée comme elle. Il convenait de te laisser digérer les émotions. Enfin, tu vas comprendre. Mais attention, que tu acceptes ou pas tu devras le garder pour toi.
― OK.
― Et donc, on savait que Denis n’était toujours pas fiable. Et même s’il n’avait pas flanché elle se serait sacrifiée le vendredi d’après. On la préparait. Donc on a convenu d’une chose avec elle. On l’a déclarée morte un peu avant qu’elle le soit, on l’a emmenée. Et puis, au lieu de la dépecer de suite, on lui a administré un contre-poison, qui l’a ranimée. Elle l’avait accepté, comme d’autres avant elle. Elle a pu répondre à des questions, dire des choses, juste quelques minutes. Ça aurait quand même pu durer un peu plus. C’est elle qui a demandé qu’on abrège, qu’on lui fasse l’injection mortelle qui était prévue de toute façon. L’essentiel était quand même de la manger. On peut te montrer la vidéo, à condition encore une fois que tu gardes tout ça pour toi. Alors ?
― Heu, je suis prête à mourir mais je préfère ne pas me compliquer la mort.
― Je te comprends ! Mais j’ai fait le tour des possibilités.
― J’ai souvent entendu dire que le meilleur moment pour mourir en beauté, c’est quand le chant s’arrête. J’aimerais me conditionner pour ça, partir juste après la dernière note, à la seconde près à la limite. Si ça ne marche pas, ça aura quand même fait avancer la connaissance, non ?
― Donc quand même bloquer ta respiration ? Attention, si ton cœur n’est pas encore assez affaibli tu ne tiendras pas, tu souffleras très fort, et ça se verra.
― Si je me conditionne bien, ça ne devrait pas être nécessaire. C’est une expérimentation.
― Soit. Je t’invite quand même à y réfléchir. Si tu restes décidée on l’annoncera au dernier moment, en précisant bien que c’est une expérience. Si tu n’y arrives pas, ça ne doit pas être vu comme un échec. Mais après tout, peut-être que cela enclenchera une émulation, qui sait ?
― OK. Maintenant, encore ce matin j’ai entendu parler, de loin, du souterrain. Je trouve ça lamentable. Je sais qu’à une époque, bien avant mon arrivée, on exposait la tête coupée. Pourquoi ne pas exposer la mienne ?
― On n’y a pas renoncé sans raison. Rose, s’il te plait, ne pense pas à ça. Ça ne t’aidera pas à bien mourir. On estime à présent que si des gens ont envie d’y croire, au souterrain, il vaut mieux ne pas insister.
Je marque un instant ma surprise. Je vais donc embrasser des gens qui ne croiront pas à ma mort imminente mais feront comme si. Néanmoins, je digère. Je ne vais pas jusqu’à me demander si parfois des gens avalent le poison en se figurant que c’est un somnifère. Les conditionnements sont solides. Je reprends :
― OK. Je peux parler de mon dépeçage ?
― Tu peux parler de ce que tu veux, voyons !
Il semble néanmoins contrarié voire inquiet. Je suis mon idée :
― Un jour, un gars a demandé, et ça a été accepté, premièrement à être dépecé par moi, deuxièmement que je sois seule pour le faire, troisièmement, que je sois nue, quatrièmement, qu’une vidéo soit prise…
― Heu, tu demanderais tout ça ??
― Certainement pas ! Je l’ai vécu comme une épreuve et je ne veux infliger d’épreuve inutile à personne ! Je n’en ai pas besoin pour mourir.
― Alors quoi ?
― Je tiens à ce que ça se passe le mieux possible…
― Rose, tu as plusieurs fois rappelé à d’autres qu’on ne peut se sacrifier valablement qu’en sachant qu’on va cesser de vivre. Tu seras morte à ce moment. Tu es bien placée pour savoir qu’on s’en assure très sérieusement. Ce ne sera plus ton problème, qui est de mourir le mieux possible. Tu as bien sûr le droit de t’en soucier, mais ce serait vu, par l’équipe dépeçage et aussi par moi, comme la marque d’un manque de confiance.
― Je n’insiste pas. Mais au minimum, je voudrais savoir qui ce sera, de préférence des gens que j’ai formés au dépeçage, et les embrasser particulièrement. Eux, au moins, ne douteront pas de ma mort.
― Rose, tu ne sais peut-être pas que, depuis que justement tu n’es plus dépeceuse, les règles ont évolué. C’est en partie à cause de toi d’ailleurs, de ce qu’il faut bien appeler ta défaillance avec Charlotte. On choisit au dernier moment les personnes, après entretien et en fonction de leur disposition d’esprit. On peut faire une dérogation pour toi, mais ce serait gênant. Par contre, tu sais qu’on peut les libérer de leur travail actuel et les convoquer pour que tu leur adresses tes adieux, ensemble ou séparément, selon ta préférence. Autant pour l’équipe vidéo et les autres, et même qui tu voudras. Tu pourrais accessoirement en profiter pour leur rappeler qu’eux aussi ils sont comestibles…
Devant mon air indigné il précise bien vite :
― Sans aucune pression bien entendu…
― Je regrette, j’estime n’avoir absolument pas à dire qui il est souhaitable de manger ou pas, en-dehors de moi. Si je suis la dernière, je serai morte.
Il cache, plutôt mal, une certaine irritation :
― Soit. Et donc, s’agissant de ton dépeçage, que demandes-tu en définitive ?
― Rien de spécial, finalement ! J’irai trouver et embrasser les personnes par mes propres moyens. J’ai déjà commencé d’ailleurs. Et j’embrasserai encore tout le monde juste avant de monter sur l’estrade.
J’ai alors usé de ma volonté sacrée pour prendre congé de lui, subitement, en prétextant un besoin. Pour bien marquer le coup je ne suis même pas passée par les toilettes, toutes proches et à sa vue. Je suis allée nager, cette fois sans boire la tasse. Le souvenir de Ludo aidant, cela a suffi pour me rendre en quelques minutes ma sérénité un instant compromise. J’étais vraiment prête.
C’est sans beaucoup d’émotion, sereinement, que j’ai parachevé mon évocation. J’ai choisi les photos pour le panneau du souvenir. J’ai mis à contribution le meilleur photographe de la communauté pour en prendre d’autres. J’ai entendu, pour la dernière fois dans mon esprit, l’évocation d’une personne mangée des mois auparavant. J’ai contemplé mon dernier coucher de soleil, dormi pour la dernière fois, fort bien. J’ai contemplé encore mon dernier lever de soleil, nagé pour la dernière fois, utilisé un caméscope, par jeu, pour la dernière fois. J’ai regardé pour la dernière fois, longuement, le panneau du souvenir, surtout les photos nouvellement posées de Ludo, et la place qui m’était réservée à son côté. Je me suis attardée également sur mon effigie ornant la poitrine de Julien, et cette fois j’en étais fière. J’y voyais un signe de plus que tout était accompli, comme dit Jésus sur la croix… à ceci près que pour moi c’était loin d’être une croix. J’ai savouré mon dernier repas avant de constituer moi-même un repas. C’était personnalisé, Lola s’était encore surpassée pour me gâter. Et pourtant j’ai cru bon de lui faire une remarque, qui me semble à présent surréaliste mais que j’ai formulée sérieusement :
― Lola, ça, excuse-moi, ce n’est pas idéal pour le gout de ma viande…
― Voyons, Rose, si tu es scrupuleuse et perfectionniste à ce point tu peux attendre le dernier moment. Tu seras morte avant de l’assimiler ! Un des premiers effets du poison, c’est d’arrêter les processus de digestion. Tu as dépecé, tu sais comment on traitera ton tube digestif et son contenu. Enfin, je sais que tu adores ça, j’y ai mis tout mon cœur. Ça me ferait de la peine que tu le boudes…
― Bon, d’accord, je ne veux surtout pas te faire de peine, ni à personne d’ailleurs. J’espère que tu cuisineras ma viande avec autant de zèle…
― Rose, excuse-moi, il ne doit pas y avoir de favoritisme sur ce plan.
Je le savais. Je venais donc d’entendre mon tout dernier rappel à l’ordre. Il m’a fait sourire, et l’embrasser. Je prenais encore un peu plus conscience que ma vie allait s’arrêter. Et non, je n’avais toujours pas peur, même en pensant à la peur.
Et donc je me suis sacrifiée dans les règles, sans aucune hésitation, seulement préoccupée de bien jouer ce dernier rôle de ma vie. Zoé devait comme annoncé me succéder et donc elle m’accompagnait sur l’estrade comme j’avais accompagné Ludo. Elle me soufflait parfois, à voix très basse, des choses comme : « Ma chérie, tiens-toi plus droite… ». Et pour la dernière fois je me suis comportée en fille obéissante.
Quant à mes dernières volontés, j’ai opté pour une sorte de compromis. Autant dire que je m’en lavais les mains. J’en éprouve à présent du remord, mais je ne peux plus rien y changer. Quod dixi, dixi. Encore mon pédantisme. Enfin, ce que j’ai dit, je l’ai dit, à savoir :
― Je vous aime toutes et tous. C’est un bonheur pour moi de mourir pour vous. Je vous souhaite, de tout mon cœur, à toutes et à tous, de trouver autant que possible la paix, la joie, la sérénité. Cela posé, j’ai beaucoup entendu parler de moratoire depuis quelques temps. J’ai toujours dit que cela ne doit se faire qu’après m’avoir mangée. Vous allez me manger, je m’en réjouis. Après, que chacune et chacun décide selon sa conscience…
Et j’ai fait le signe rituel à Zoé. Elle m’a tendu le bol. Je l’ai bu, tranquillement. Je me suis allongée en me fixant comme convenu ce que je pensais être le dernier but de ma vie : rendre si je pouvais le dernier soupir au moment précis où le chant s’arrêterait. Car l’idée avait été retenue. On l’avait annoncé en le présentant comme une ultime expérience, qui n’engageait que moi mais pouvait être instructive quel qu’en fût le résultat. En fait, la vue et l’ouïe se sont brouillées bien avant. Quoi qu’il en soit, j’ai largement raté cet objectif puisque je suis vivante et je t’écris. Il me reste à te raconter mon réveil, laborieux. Tu voudras bien attendre demain.
Amicalement,
Rose.
Suite 11
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