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Un homme (Oriana Fallaci)

Oriana Fallaci (1929-2006) était avant tout journaliste, spécialiste des interviews sans concessions (elle a enlevé le tchador qu'on lui avait imposé devant Khomeiny...), mais aussi romancière, essayiste. Elle est aussi morte d'un cancer et donc, comme Desproges, Malaparte, Lovecraft, Levine, Ginsberg, etc. (voir par ailleurs sur ce blog) sa façon de parler de la mort, donc de la vie, donc du sens de la vie, m'intéresse.

Un homme est largement consacré au poète Alexandros (ou Alekos) Panagoulis, leader de la résistance au régime des Colonels grecs, auteur d'un attentat manqué contre le chef de la Junte, qu'elle avait interviewé, puis épousé. C'est avant tout une affaire de deuil puisque Panagoulis est mort brutalement peu d'années après leur union, accident de voiture très suspect car les militaires ne lui avaient pas pardonné.

Un livre sur le héros qui se bat seul pour la liberté et la vérité, sans jamais capituler et qui pour cela meurt, tué par tout le monde : par les maîtres et les valets, part les violents et les indifférents [interview de l'auteur citée dans la quatrième de couverture].

Cela s'ouvre par les obsèques de Panagoulis. Et la foule qui y assiste, un peu étrangement décrite :

Et la pieuvre grossissait, se répandait spasmodiquement, à chaque spasme encore mille, dix mille, cent mille personnes. A deux heures de l'après-midi, ils étaient cinq cent mille. A trois heures, un million. A quatre heures, un million et demi. A cinq heures on ne les comptait plus. Ils ne venaient pas seulement de la ville, d'Athènes, ils arrivaient aussi de loin des campagnes de l'Attique et de l'Epire, des îles de la mer Egée. (p13)

Il est vrai qu'à ses yeux les intentions ne sont pas toutes pures :

Les valets du pouvoir, d'abord, les représentants de la bien-pensance culturelle et parlementaire, arrivés jusqu'au cratère sans difficulté, car la pieuvre leur laisse toujours un passage lorsqu'ils descendent des limousines, je-vous-en-prie-après-vous. Regarde-les [elle s'adresse au mort] avec leur air contrit, leur costume croisé gris, leur chemise immaculée, leurs ongles soignées, leur respectabilité à faire vomir. (p15)

Mais même avec les personnes venues avec les meilleures intentions, il y a comme un malaise :

Une femme, en larmes, qui tout en pleurant me suppliait : "Ne pleure pas". Une autre, défaite, qui tout en se désespérant me criait "courage". (p17)

Quant au transport jusqu'au cimetière :

Voyage interminable, avec ce cercueil de guingois et ton corps exposé comme un objet en vitrine, sauvagement, presque une invitation provocatrice et putassière : regarder sans toucher ! (p16)

Plus loin dans l'ouvrage :

L'histoire du monde nous a bien prouvé que lorsqu'un leader meurt, on en invente un nouveau, lorsqu'un homme d'action meurt, on en trouve un autre. Mais quand un poète au contraire meurt, quand un héros est éliminé, il se crée un vide impossible à combler et il faut attendre que les dieux le fassent ressusciter. Dieu sait où, Dieu sait quand. (p222)

Dionysos n'est pas un dieu heureux, il est même le dieu le plus tragique car c'est lui qui exprime le spasme de la vie, et l'inéluctable de la mort : Dionysos est un dieu qui meurt, qui naît et renaît pour être tué. Pour que son corps puisse modeler l'Homme, les Titans doivent le mettre en pièces et le cuire ; pour que pousse la plante qui donnera le vin l'Homme, Déméter doit enterrer ses restes suppliciés. Dionysos est la vie inséparable de la mort, la malédiction de la naissance, le refus inconscient de mourir. (p339)

Panagoulis n'est pas mort d'un cancer, lui. Or, voici qu'Oriana, qui ne sait pas encore qu'elle en mourra trente ans plus tard, compare leur amour à un cancer.

Si je mangeais dans un restaurant, je choisissais sans m'en rendre compte les plats que tu préférais et non ceux que je préférais, moi ; si je lisais le journal, je m'arrêtait toujours sur la nouvelle qui pouvait t'intéresser le plus, je la découpais et je te l'expédiais ; si tu me réveillais au coeur de la nuit avec un désir ou un coup de téléphone je faisais semblant d'être aussi réveillée qu'un pinson qui chante de bon matin. J'ai jeté avec rage la cigarette. Mais un amour comme celui-là n'était même pas une maladie, c'était un cancer ! (p379)

Et elle en tire une page de considérations sur le cancer.

Les malades du cancer ont une caractéristique lugubre : à peine ont-ils compris que le cancer a gagné ou est sur le point de gagner qu'ils cessent de lui opposer les médicaments, le bistouri, la volonté, et se laissent tuer en se soumettant, sans le maudire, sans lui reprocher le martyre qu'il leur impose. Ils l'appellent mon-mal, avec une indulgence affectueuse, comme s'il s'agissait d'un ami, un maître ou une possession dont ils ne peuvent plus se passer, et ce "mon" est dit parfois sur un ton suave : le ton que ma voix empruntait, à peine prononçais-je ton nom. (p380)

Bourgeois, 1981, pour la traduction française.




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