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La délation sous l'occupation (André Halimi)

Il s'agit essentiellement d'une très longue série de documents, avec juste ce qu'il faut de commentaires pour situer le contexte.

Et d'abord le rôle de la presse collaborationniste pour y inciter.

Le 28 août 1941, Au pilori prends le relais. Il publie la liste complète des signataires francs-maçons mis au ban des fonctions publiques par le Maréchal. Selon l'ordre alphabétique, 250 noms (suivis des adresses et professions) sont désignés à la vindicte publique chaque semaine. Les listes étant insérées au centre de l'hebdomadaire et donc facilement détachables, les lecteurs peuvent chacun se confectionner une "brochure", "arme indispensable et sûre pour combattre les tenants maçons de l'ancien régime"... (p42)

Le Cri du peuple du 11 novembre 1940
Traquons les gaulliste
Si vous prenez sur le fait un de ces gibiers de Londres, gardez-vous bien de discuter. La loi le punit : livrez-le à la loi. Traînez-le moi séance tenante chez le commissaire. Et, si le commissaire n'enregistre pas votre plainte, portez plainte contre le commissaire, n'ayez surtout ni remords ni scrupule. (p51)

Et donc cette presse reçoit, et publie, les dénonciations. Les délateurs peuvent aussi s'adresser aux diverses autorités, y compris allemandes.

Gisors, le 4 octobre 1942
Orstkommandantur, Gisors
Vous êtes prévenus que les nommés [une trentaine de noms] qui travaillent à la gare de Gisors ainsi qu'un ancien gendarme de... sont porteurs d'ordres secrets des Anglo-Américains et qu'ils sont en train de reconstituer le groupe communiste de Gisors (...). Mettez-les en prison si vous voulez qu'il n'arrive rien de fâcheux. Je crois que les dépôts de munitions qui sont à Gisors sont connus d'eux et pourraient subir un triste sort si ces individus restent libres.
Recevez salutations distinguées. (p59)

Une partie importante est bien sûr consacrée aux dénonciations de juifs, d'abord ceux qui auraient échappé au fichage, y compris le plus populaire chanteur de l'époque.

Réveil du peuple du 31 janvier 1941

Charles Trenet est de retour à Paris. Certains journaux, jadis, ont laissé entendre qu'il ferait sa rentrée au micro de Radio-Paris. Ce qui serait un peu farce, M. Trenet s'appelant, sauf erreur, Netter (dont Trenet est l'anagramme) et étant, paraît-il, petit-fils de rabbin. Patientons... (p93)

Puis ceux qui ne respectent pas les règles discriminatoires qu'on leur impose...

L'Appel du 3 septembre 1942
Le nommé Hanau, 14, rue de Palestine, représentant de la chocolaterie Meunier, porte l'étoile ou ne la porte pas selon l'heure et la couleur du ciel. Après 20 heures, pas d'étoile, ce qui lui permet d'être dehors, de même pour sa femme. Tous deux déménagent discrètement pour préparer leur départ en zone NONO [non occupée, plus favorable aux juifs... pour peu de temps] (...) A quand un sérieux coup de balai dans ce quartier ? (p123)

Autre infraction souvent dénoncée, des juifs qui utilisent des prête-noms pour continuer à tenir des commerces. Certains ne se contentent pas de dénoncer, ils jouent les détectives pour débusquer ces "camouflages".

Au pilori du 21 mars 1941
Comment on démolit un camouflage

La maison Ulmann, 3 rue de l'Eperon, est une maison de gros de matériel scolaire tenue par le père et la fille Ulmann qui s'étaient prudemment réfugiés en zone non occupée. Cependant, Melle Ulmann éprouva le besoin de rentrer à Paris pour reprendre son commerce. La maison Ulmann devient : "La coopérative ouvrière", changement de nom qui évita l'affiche jaune à la devanture.
Que les Ulmann sont encore propriétaires de cette affaire, je vais le prouver. (...)
- Allo, mademoiselle Ulmann ? Je vous téléphone de la part de la chambre syndicale pour vous informer qu'un commissaire gérant a été nommé et viendra prendre possession ce matin de la Coopérative ouvrière.
- Mais pourquoi ?
- Votre maison a sûrement été réputée juive.
- Il m'est impossible d'être au magasin ce matin. Je suis souffrante. (...) (p176)

Appel fallacieux mais qui atteint son but, piéger la malheureuse :

Melle Ulmann n'est pas surprise de la nomination d'un commissaire gérant. Melle Ulmann s'y attendait. Nous signalons cette attente de Mlle Ulmann à la chambre syndicale intéressée. A quand l'étiquette rouge au 3, rue de l'Eperon ? (p177)

Par la suite ce ne seront plus seulement les juifs "délinquants" qui seront poursuivis. Mais même internés dans des camps, prélude aux camps de la mort, ils peuvent faire l'objet de dénonciations, et aussi ceux qui se montrent trop bons avec eux. Lettre reçue par le Centre d'information antijuifs :

Monsieur,
C'est avec déférence que je me présente à vous. Je suis un gardien auxiliaire du camp de Pithiviers (d'israélites) (Loiret), mais avant tout, je suis un Français qui a les mêmes opinions que vous sur les juifs, et je suis écoeuré de voir notre commandant de camp, agir avec tant de cynisme. Depuis quatre mois que je suis dans ce camp, j'ai vu un bon nombre d'évasions, si on peut appeler cela évasions, facilitées par le Capitaine qui commande notre camp dans la ville de Pithiviers. Ces juifs vont voir leurs femmes principalement dans un hôtel (Hôtel du Gatinais). Le capitaine le sait et laisse faire. (...) (p239)

A la fin, une longue liste d'articles du Monde, sans autre commentaire qu'une présentation très générale de l'épuration qui a suivi :

Les journaux rendent compte des jugements. Dès sa parution en décembre 1944, Le Monde s'efforce de les rapporter sans passion, pour calmer les haines. Mises bout à bout, les sentences prononcées contre les délateurs se passent de commentaire. A elles seules, elles en disent long sur les logiques collectives et individuelles de la délation, ses usages sous l'occupation. (p278)

Echantillons :

Le Monde des 30-31 décembre 1945
La onzième section de la cour de justice de la Seine, présidée par M. Castel, a condamné hier à la peine de mort et à la dégradation nationale le sous-lieutenant Jean Giot, grand blessé de guerre, amputé des deux jambes, qui comparaissait étendu sur une civière, la poitrine barrée d'une brochette de décorations dont une croix de guerre à quatre palmes. C'est que cet engagé dans l'armée Leclerc avait été sous l'Occupation un policier tortionnaire implacable.
Soixante Français avaient été arrêtés par ses soins. C'est pourquoi le jury (...) (p295)

Parfois, à la délation s'était ajoutée la "collaboration horizontale" :

Le Monde du 7 avril 1945

La huitième section de la cour de justice de la Seine, présidée par M. Gaché, a condamné à vingt ans de travaux forcés une femme de Boulogne-sur-Mer, Antoinette Barbier, née Roussignol, dont le mari est prisonnier en Allemagne. Recevant chez elle des soldats allemands, et maîtresse de l'un d'eux, elle lui avait dénoncé, en octobre 1942, des ouvriers qui, disait-elle, avaient chanté La Marseillaise et L'Internationale, et ces ouvriers avaient été condamnés par le tribunal allemand de la rue Boissy-d'Anglas, les uns à deux mois, les autres à six mois de prison. (p283)

Cherche Midi, 2010



07/04/2019
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