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Enfin libre (Asia Bibi)

 

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C'est l'histoire d'une paysanne pakistanaise illettrée (elle le dit elle-même) condamnée à mort, plutôt deux fois qu'une, pour des propos blasphématoires qu'elle a toujours niés. Comment a-t-elle raconté alors ? En dictant à son entourage, après sa libération au bout de neuf ans, pour une journaliste française, Anne-Isabelle Tollet, qui l'avait constamment soutenue.

 

On lui remet une bassine pour une récolte de fruits. Elle gagnera 250 roupies en la remplissant.

 

En regardant l'immense récipient je me disais que je n'aurais jamais terminé avant le coucher du soleil. Je me rendais compte aussi, en regardant les bassines des autres femmes, que la mienne était plus grande. C'était une manière de me signifier que j'étais chrétienne et que je valais moins que les autres [p47].

 

Vient l'incident fatal. Elle a osé toucher, pour se désaltérer, la timbale que tout le monde utilise... et que les autres ne peuvent plus utiliser parce que le contact d'une chrétienne l'a rendue impure. Elle tente de se justifier, se fait très vite accuser de blasphème. En fait de blasphème, tout ce qu'elle reconnait est ceci :

 

― Aimez-vous les uns, les autres, c'est ce que nous enseigne Jésus. Je suis sûre que votre Prophète Mahomet serait d'accord avec lui [p48].

 

Elle se retrouve devant un tribunal, condamnée à mort. Ce qu'elle peut entendre en arrivant dans la prison, de ses codétenues, est :

 

― A mort la blasphématrice ! Blasphème, blasphème, à mort !

― Vos gueules, hurle le gardien, fermez vos gueules les bonnes femmes !

 

Mais ce gardien, Khalil, qu'elle subira pendant trois ans, n'est pas mieux disposé...

 

― La peine de mort ! Ouais, la mort, pour avoir insulté notre prophète ! Tu t'es prise pour qui, sale chienne ? (...) T'as entendu tes copines ? La prochaine fois que j'ouvrirai cette porte, ce sera pour te suspendre à une corde, inch'Allah ! 

 

Elle nous apprend au passage que d'autres ont eu encore moins de chance.

 

Souvent d'ailleurs, la foule est tellement électrisée par la haine qu'elle n'attend pas que les juges rendent leur verdict. Ca a été le cas pour Shazad et Shama, un couple de chrétiens (...) qui travaillaient dans un village près de chez nous. Ils ont été accusés d'avoir sali le Coran et leurs voisins ont appelé la police. Mais la police n'a pas eu le temps d'arriver, une foule très hostile composée de centaines et de centaines de personnes s'est abattue sur eux comme une énorme vague. Ces personnes les ont frappés avec une rage qui n'était pas humaine, et puis elles les ont brulés vifs et la police n'a rien pu faire [p65]. 

  

Une première "lueur d'espoir" vient d'une codétenue. Bouguina, musulmane, a un jour été violée par un voisin. Ayant commis l'imprudence de porter plainte, c'est elle qui s'est vue condamnée à cinq ans de prison.

 

― Asia, garde l'espoir. Dieu ne t'abandonnera pas. Tu n'es pas encore morte et tout peut arriver. La prière est une lumière [p56].

 

Et puis une nuit Asia entend hurler Bouguina, leurs cellules étant voisines. Elle hurle à son tour.

 

― Bouguina, Bouguina, que se passe-t-il ?

― A l'aide... Besoin... docteur.

J'arrivais à peine à distinguer ce qu'elle disait, c'était haché, mais j'ai compris qu'il y avait urgence, tant elle semblait se tordre de douleur. Entre deux hurlements, je l'entendais vomir, vomir sa bile, vomir ses tripes [p90].

 

Personne ne semble entendre, et bientôt il n'y a plus rien à entendre. Le lendemain, à la promenade, Asia cherche en vain Bouguina. Une vieille détenue lui explique froidement :

 

― On lui a mis du poison dans sa gamelle, ça arrive parfois, tu sais...

― Elle ne peut pas être morte, ce n'est pas juste ! Mais pourquoi ?

― Va savoir... [p92]

 

Et la vieille, incarcérée depuis vingt ans pour avoir tué son mari qui voulait l'asperger d'acide, et qui se trouve mieux en prison, conseille à Asia de se méfier de ce qu'on lui apporte à manger. Asia a d'ailleurs pu se croire empoisonnée à un moment, mais elle s'est rétablie.

 

Un jour, on la tire de sa cellule à une heure inhabituelle. Elle s'attend à être pendue, et d'ailleurs elle entend scander, depuis d'autres cellules :

 

― La corde, la corde !

 

En fait, elle se trouve face à un homme dont elle devine l'importance, et aussi la bienveillance. Il se présente :

 

― Bonjour Asia, je suis Salman Taseer, le gouverneur du Pendjab, et je connais ton histoire (...) Tu vas voir, Asia, on va te sortir de là [p96].

 

On comprendra mieux l'importance du personnage si on sait que le Pendjab pakistanais affiche 110 millions d'habitants au recensement de 2017. Il a aussi été ministre. Pour commencer, il va organiser une conférence de presse pour qu'elle puisse clamer son innocence. Elle ne sait pas ce qu'est une conférence de presse et n'ose pas le demander. Le moment venu, dans une lumière aveuglante pour ses yeux qui n'y sont plus habitués, elle n'a quand même pas de mal à répéter le plaidoyer qu'elle ressasse depuis le début :

 

― Je n'ai rien fait de mal, je respecte l'islam mais des femmes s'en sont prises à moi parce que j'ai bu dans le même puits qu'elles. Je suis chrétienne mais j'aime mon pays musulman, et maintenant la justice veut me tuer, alors que je suis innocente. Après la dispute, j'ai été battue par une foule déchainée, et les policiers m'ont jetée en prison. Le juge du tribunal de Nankana Sahib m'a condamnée à mort mais je suis innocente [p101].

 

Le gouverneur enchaine en attaquant la loi anti-blasphème qui vise aussi des musulmans et sert à toutes sortes de règlements de comptes personnels :

 

― (...) Cette loi du blasphème est indigne de notre pays et de notre grande religion. Nous, les héritiers d'Ali Jinnah, nous trahissons notre maitre en bafouant les principes sur lesquels il a édifié le pays [p102]. 

 

Asia apprend alors le symbolisme du drapeau pakistanais, voulu par le fondateur du pays : le vert pour l'Islam, le blanc pour les minorités. 

 

Mais deux mois plus tard Salman Taseer est abattu par son garde du corps, convaincu qu'il était blasphématoire de contester la loi sur le blasphème. Le meurtrier sera pendu après une longue procédure, et il sera considéré comme un martyr par beaucoup, sa tombe devenant lieu de pèlerinage.

 

Ce n'est donc pas le gouvernement qui en veut à Asia. Un jour, son gardien, constamment odieux, la tire brutalement de sa cellule.

 

― Lève-toi ! Ton copain chrétien a imposé de nouvelles règles. Tu vas changer de cellule et tu seras loin des autres. Mais ne te réjouis pas car, pour toi, c'est fini les promenades ! Tu ne mettras plus jamais le nez dehors, tu ne respireras que ton air putride et, tout ça, ce serait pour ta propre sécurité soi-disant... Mais si j'étais toi, je me méfierais. [p105]

 

L'arrêt des promenades était une précaution, tant elle était haïe comme "blasphématrice" par des codétenues comme par des gardiens. Le "copain chrétien" était rien moins que le Ministre des minorités. Il allait être assassiné quelques semaines après, lui aussi pour avoir contesté la loi anti-blasphème.

 

Un chapitre parle des papes. Benoit XVI a lancé un vibrant appel en sa faveur. L'effet n'a pas été celui escompté, c'est pourquoi Anne-Isabelle Tollet a écrit à son successeur :

 

"Très Saint-Père,

"Je vous demande solennellement de n'intervenir dans l'affaire Asia Bibi condamnée à mort au Pakistan, qu'en vous associant à vos homologues musulmans (...)

 

"En tant que journaliste, il est de mon devoir de rendre compte de la complexité de la situation. La communauté chrétienne n'a jamais abandonné Asia Bibi et je l'en remercie profondément. Mais si nous voulons sauver Asia Bibi, si tel est véritablement l'objectif, il ne faut pas risquer de renforcer les antagonismes chrétiens contre musulmans [p83-84].

 

Et le Pape François va se le tenir pour dit. Pour le coup, on comprend un peu mieux que ce pape ait pu déclarer le Coran "livre de paix" (un livre de paix qui promet les meilleures place du Paradis aux combattants en 4:95, règle le partage du butin fait à la guerre en 8:41, etc. etc.).

 

Pendant plusieurs semaines, après que sa condamnation à mort ait été confirmée, elle s'est trouvée à l'isolement total. Elle se figurait que c'était le prélude à la pendaison. En fait, c'était pour la protéger mais elle ne l'a appris que plus tard, par son mari.

 

Un commando de talibans avait essayé de venir me tuer ici même dans la prison. Ils avaient réussi à pénétrer à l'intérieur malgré les barrières, mais heureusement ils ont pu être capturés à temps par les gardiens. Dans leurs affaires, les autorités ont saisi des détonateurs, des grenades et des ceintures d'explosifs. Mais le plus inquiétant était sans doute qu'on avait découvert dans les sacs des terroristes des plans très détaillés de la prison, et ma cellule était entourée d'un cercle rouge [p148]. 

 

Elle estime avoir tenu le coup grâce au soutien moral de sa famille, et à sa foi chrétienne. Les deux se conjuguent dans cette prière qu'elle dit avoir improvisée après avoir pu fêter noël, par une faveur exceptionnelle, avec sa famille :

 

Mon Dieu, j'ai été si heureuse d'avoir pu célébrer la naissance du Seigneur dans la prison de Multan avec mon mari et mes enfants. J'aurais aimé être à Saint-Pierre pour Noël, et prier avec le Pape, mais j'ai confiance dans le plan de Dieu, et peut-être que cela se réalisera l'année prochaine. Je veux exprimer ma reconnaissance à tous les croyants qui prient pour moi et se battent pour ma liberté. Si je suis encore en vie, c'est grâce à la force que vos prière me donnent. [p119].

 

Sa condition s'améliore peu à peu. A la fin de sa détention, sa gardienne attitrée est une chrétienne qui lui lit des passages de la Bible. Mais quand elle en sort elle doit encore rester recluse sept mois dans un appartement, en compagnie de son mari mais sans pouvoir sortir. Enfin, en mai 2019, tous deux s'envolent pour le Canada, et gagnent une résidence qui doit rester secrète.

 

Rocher 2020.



18/04/2024
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