Bouquinsblog

Frères de tranchées (Marc Ferro)

On connait le film (très mélo et plein d'erreurs historiques) Joyeux Noël sur une fraternisation entre soldats ennemis à l'occasion de la fête de Noël 1914. Voici un ouvrage plus sérieux, mieux documenté, qui montre que c'était banal, même s'il est difficile de mesurer l'ampleur du phénomène.

(...) Il n'est pas certain que les accords, souvent tolérés tacitement du côté des officiers, n'aient pas finalement "aidé" à prolonger le conflit. L'historien Christoph Jahr montre de façon convaincante que si celui-ci avait été mené d'un bout à l'autre conformément aux idées des différents états-majors, c'est-à-dire comme une guerre offensive implacable, il n'aurait probablement pas duré plus d'un an, car les armées se seraient mutuellement anéanties avant. [p180]

Les fêtes de fin de l'année 1914 auront donc été le premier déclencheur important. Mais il y avait déjà eu des évolutions. De chaque côté, des gens connaissaient la langue de l'ennemi. Au début, les soldats des deux camps pouvaient s'invectiver furieusement quand ils se côtoyaient sans avoir à tirer. Et puis cela devenait un jeu amusant, et la haine devenait complicité et empathie. On prenait conscience de la similitude des situations. Ce qui pouvait venir d'autres façons encore.

Sans doute pour remonter le moral des Français en leur prouvant que l'ennemi est affaibli, quelque chef fait lire, au rapport, des lettres de prisonniers allemands. L'effet obtenu est autre : "Elles sont les mêmes que les nôtres. La misère, le désespoir de la paix, la monstrueuse stupidité de toutes ces choses, ces malheureux sont comme nous. Les Boches ! Ils sont comme nous, et le malheur est pareil pour tous" (Etienne Tanty, 28 janvier 1915). [p121]

La musique a aussi joué, c'est le mot, un rôle important.

D'après Maurice Gandolphe, les Bretons formant une escouade de sa compagnie se sont mis un jour à danser à découvert sur un air d'accordéon venant des tranchées allemandes. Henry Nadel raconte une vraie fraternisation, assez longue et complexe par ses aspects, née d'une valse parisienne sifflée par un sergent français et reprise par "un siffleur d'en face".

"Merci, dit le Français.

- Il n'y a pas de quoi, à votre service", répond l'Allemand, ancien garçon de café à Paris. [p137]

Par la suite, les intempéries ont pu aussi susciter des trêves sauvages. Quand les tranchées étaient inondées des deux côtés, on en sortait des deux côtés, et à quoi bon se livrer à un carnage réciproque qui n'aurait arrangé personne ?

Parfois des officiers et même des généraux admettaient les fraternisations.

Le général de brigade Frederic Heyworth, dont la brigade englobait des unités comme le 2nd Scots Gards [unité d'élite donc] et le Gordon Highlanders, est tout aussi indulgent. Il écrit dans son journal à la date du 29 décembre : "Les Allemands étaient dehors pour réparer leur parapet, nous en avons fait autant et pas un coup de feu n'a été tiré"... [p61] 

Mais c'était l'exception. Que se passait-il quand les hommes prenaient gout à une trêve régulière et refusaient de la rompre ? Parfois ceci :

Les soldats anglais se refusant de leur côté à rompre la trêve, contrairement aux directives données, on sollicita l'artillerie française. Mais celle-ci se trouvait également dans un état d'esprit pacifique et cherchait avant tout à limiter les dégâts : "Un jour, un officier anglais se présenta et nous fit savoir que son état-major avait ordonné de tirer sur nos tranchées. Il nous invita donc à nous mettre à l'abri. C'est alors que l'artillerie (française !) commença à tirer de façon très intensive, mais sans nous infliger de pertes". [p201]

Cela pouvait aussi aller en justice. En janvier 1918, des soldats italiens sont pris à échanger du pain contre des cigarettes à un soldat autrichien qui s'était avancé, rapidement, à découvert. C'était vraisemblablement une habitude. Verdict, après acquittement de sous-officiers ayant pu convaincre qu'ils n'avaient rien vu (on ne cherchait donc pas la condamnation à tout va) :

(...) Quant aux deux soldats de garde, ils ont avoué leur faute. (...) Ils avaient pour mission d'ouvrir le feu sur l'ennemi (qu'il soit seul ou en groupe) dès que celui-ci se trouvait en mesure d'attaquer. Attendu cependant que les soldats n'ont pas compromis la sécurité de nos troupes en négligeant les ordres, le tribunal estime approprié de les condamner à sept ans de prison. En revanche, le soldat FU et le sous-officier DTG ont commis une véritable infraction aux ordres en lançant du pain à l'ennemi. (...) Cependant, le tribunal estime approprié de reconnaître des circonstances générales atténuantes aux deux accusés et prononce au lieu de la peine de mort une peine de prison s'élevant à vingt ans pour le soldat et à vingt ans et six mois avec dégradation pour le sous-officier... [p196]

On peut bien sûr penser qu'ils n'ont pas purgé l'intégralité de leurs peines...

Quant aux motivations, la politique n'est pas toujours loin. Récit d'un poilu :

Hier soir je parlais avec un qui parle le français. Il me dit : "Franzouse camarade, guerre capitaliste"...[p143]

La réprobation ne venait pas toujours de la hiérarchie. Récit d'un soldat gallois :

Au moment où nous avons traversé Armentières, les Françaises sont sorties sur le seuil de leurs maisons et ont commencé à nous invectiver pour avoir fraternisé avec les Allemands - elles ne mâchaient pas leurs mots. (...) La section ne mâcha pas ses mots non plus - employant six langues différentes. Si elles avaient pu comprendre, elles seraient rentrées chez elles pour cacher leur honte. [p55]

L'ouvrage décrit longuement les multiples ruses pour maintenir le contact malgré les hiérarchies :

Quand une menace plane sur la bonne entente, l'arrivée d'un officier ou l'ordre de reprendre le tir, on peut encore avoir recours à des signes explicites. Pour avertir un Allemand qui vient en visite de faire demi-tour et de rentrer dans sa tranchée parce que, un officier étant présent, on serait obligé de le retenir prisonnier. Pour signaler un bombardement : "C'est ce qui est arrivé ce matin", écrit, par exemple, un sergent du 88ème en juillet 17. "Ils nous ont fait signe qu'à 7h l'artillerie allait cracher et ça n'a pas raté, jusqu'à 11h elle a craché".[p143]

 La bonne volonté ne gagne pas toujours. La guerre est cruelle et certains s'ingénient à la rendre plus cruelle encore. Les trêves pour emporter les morts et blessés de chaque camp font partie des us et coutumes de la guerre depuis des siècles. Ce n'est pas de la fraternisation. Pourtant, un commandant français du nom de Bréant écrivit ceci, sans honte autant qu'on puisse en juger :

"Il n'y eut chez nous que deux blessés. Les Allemands, au contraire, eurent des tués et pas mal de blessés. Dans la matinée, deux sous-officiers et un soldat allemands s'approchèrent de la tranchée. Tous trois portaient le brassard et ils agitaient un drapeau blanc, très ample, avec la croix rouge. On les fit prisonniers. A un semblable adversaire on ne peut accorder trêve ni suspension d'armes (...) Et les morts restèrent sans sépulture à 50 mètres des tranchées, et les blessés achevèrent d'y mourir ; parfois on entend leurs plaintes..." [p124]

Le front de l'est a connu, au moins à partir de 1915, les mêmes fraternisations alors que les fêtes religieuses ne coïncidaient pas. Mais vers la fin elles ont été instrumentalisées... par les deux camps. Le commandement allemand a compris que pour dégager des effectifs pour l'ouest il valait mieux calmer le jeu, et c'était un moyen. Et les révolutionnaires russes parlaient, eux aussi, de "guerre capitaliste". Après la chute du Tsar, Lénine appelait ouvertement aux fraternisations : 

(...) Il est évident que les fraternisations constituent une initiative révolutionnaire des masses, qu'elle signifie l'éveil de leur conscience, l'esprit de courage des classes opprimées ; qu'elles sont, en d'autres mots un des noeuds de la chaine qui conduit à la révolution socialiste prolétarienne... [p236]

Toutefois, un mot d'ordre contraire viendra peu après de son propre mouvement, par le canal du journal Izvestia.

Si vous avez foi en votre Soviet que soit sacré pour vous son appel à mettre fin aux fraternisations. Le Soviet se tourne vers vous avec cet appel à sauver l'armée pour le salut de la révolution. [p241]

On connait la suite, le camp de la fraternisation et de la paix l'emportera quelques semaines plus tard dans une nouvelle révolution.

Perrin, 2005.



28/04/2015
0 Poster un commentaire

A découvrir aussi


Inscrivez-vous au blog

Soyez prévenu par email des prochaines mises à jour

Rejoignez les 94 autres membres