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Nous n'avons jamais lu le Coran (Youssef Seddik)

Youssef Seddik est un pieux musulman, en tout cas je ne vois pas de raison sérieuse d'en douter. Notamment, il parle avec beaucoup de conviction et d'éloquence de la beauté et de la profondeur du texte coranique en arabe.

Le fragment [sourate 53 L'étoile] se révèle être un sommet du genre, bâti dans l'oraculaire rythmé, mesurant les effets harmoniques de consonance et de dissonance, mettant au service de la plaidoirie les ressources de l'ironie, de l'apostrophe, du raisonnement "par l'absurde". (p234)

Jamais il ne met en doute la sincérité du Prophète et l'authenticité de la Révélation. Et pourtant, emporté peut-on croire par sa conviction qu'il faut dépasser les exégèses traditionnelles, il n'en finit pas d'étaler lourdement, sans ménagement, tout ce qui met en question les deux processus, celui de la captation par le Prophète, et celui de la fixation définitive par Uthmân, soutenant l'authenticité, généralement contestée, des hadiths invoqués.

Sur la captation, tout y passe, et d'abord les fameux versets sataniques. Pour mémoire, Muhammad aurait reçu deux versets recommandant l'intercession de trois déesses, renversant d'un seul coup le principe même du monothéisme, puis les aurait reniés et remplacés, déclarant que c'était le Diable qui les lui avait soufflés (voir résumé ici). Mais aussi, l'histoire d'Abdallah Ibn Abi Sahr, ce secrétaire du Prophète qui avait apostasié et s'était vanté ainsi :

Savez-vous que moi aussi, je peux livrer des paroles semblables à celles rapportées par Muhammad ? Il m'est arrivé d'inscrire "Injustes" quand Muhammad m'a dicté "Incrédules", "Celui qui pardonne et qui est clément", quand le Prophète a dicté "L'entendant et l'omniscient"..." (p77)

Autre affaire un peu similaire, même si elle n'a pas entraîné d'apostasie :

Dans une relation rapportée par Tabarî, reprise et attestée par al-Qurtubî et rattachée au très intègre transmetteur Sa'ïd ibn al-Musayyab, au scribe qui voulait s'assurer si le mot dicté, qualifiant Dieu, était Hâlim (Indulgent) ou Hakîm (Sage), le Prophète, peut-être excédé par cette interruption qui troublait son contact avec la source de l'inspiration, aurait répondu : "Ecris ce que bon te semble !" (p125)

Et puis encore :

On a interrogé 'Aïcha sur deux passages du Coran qui contiennent des transgressions des règles grammaticales, elle aurait répondu : "C'est la faute des scribes, ils se sont trompés en écrivant". (p79)

Il cite ce hadith d'Ibn Massoud (un des premiers musulmans, notoirement opposé à la fixation du Coran) :

"Une fois, l'Envoyé de Dieu m'a fait réciter un passage que j'ai fini par apprendre. Je l'ai consigné dans ma copie et, la nuit même, je n'ai pu rien en restituer de mémoire. J'ai consulté ma copie, et j'ai trouvé un blanc. Le lendemain, j'en ai informé l'Envoyé de Dieu qui m'a annoncé que le passage en question avait été en effet suspendu la veille." (p96)

Sur la fixation par Uthmân, il rappelle d'abord dans quelles circonstances elle a été décidée. Un soldat musulman, engagé dans une campagne lointaine, s'est un jour rendu chez le calife pour lui lancer un véritable cri d'alarme :

Il s'agit du Livre de Dieu ! J'ai participé à cette expédition qui a rassemblé les croyants combattants d'Iraq, de Syrie et du Hijâz (...) et j'ai vu les hommes s'affronter, j'en ai même entendu qui accusaient leurs rivaux d'apostasie (...). On va droit, j'en ai bien peur, vers un désaccord au sujet de notre Livre semblable à celui que juifs et chrétiens connaissent au sujet des leurs. (p20)

Et donc, malgré les difficultés et les oppositions, Uthmân se lance dans cette compilation. Une tâche écrasante qui a fait reculer ses pourtant énergiques prédécesseurs, et qui lui vaudra des haines inexpiables, jusqu'à son assassinat.

Seddik rappelle pourquoi, selon les sources traditionnelles, la sourate 9 (Le repentir) est la seule à ne pas s'ouvrir par l'invocation "Au nom de Dieu clément et miséricordieux" ("Bismillah-î-Rahman-î-Rahim"). C'est une solution de compromis, trouvée par le calife, entre ceux qui estimaient que cette sourate et la précédente (Le Butin) auraient dû être la même, et ceux qui les distinguaient...

On en arrive à la révolte contre Uthmân, aboutissant à son assassinat. L'historiographie islamique a toujours insisté sur les multiples mécontentements causés par son népotisme, ses abus d'autorité aussi bien que sa faiblesse. Seddik met encore les pieds dans le plat et déniche une chronique retraçant une apostrophe de Muhammad Ibn Abi Bakr, donc le fils du premier calife et le beau-frère du Prophète, au malheureux Uthmân, déjà blessé par ses agresseurs et qui allait être achevé peu après :

"Hé, hé, Na'thal [sobriquet d'Uthmân] ! Que de choses as-tu altérées, et que de choses as-tu modifiées !" (p60)

De quoi pouvait-il s'agir d'autre que du Coran ?

Seddik n'est pas totalement clair sur le degré de confiance qu'il accorde à une autre chronique qu'il cite, toujours à propos de ce meurtre :

Quand on l'a enfin tué, une goutte de sang tomba sur [un passage] de la parole de Dieu, qui dit : "Dieu te rendra justice" [Coran, 2, 137] (p63).

Comme on dit en arabe, Allah aalim (Dieu est le plus savant).

(Editions de l'Aube, 2004, version poche, 2006)



15/11/2009
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