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Les origines du totalitarisme (Hannah Arendt)

Pour traiter de cet ouvrage (ici d'après une édition qui en regroupe plusieurs, jusqu'à Eichmann à Jérusalem), je reprends tout simplement ce que j'en ai écrit dans Martyre et totalitarisme (voir par ailleurs sur ce blog).

(...) Le sens du mot s'est quelque peu brouillé ensuite, avec notamment une étude d'Hannah Arendt, Les origines du totalitarisme, très solidement documentée, brillamment écrite, au succès immense. Elle tendait à présenter le totalitarisme comme quelque chose d'absolument nouveau, limité au nazisme et au stalinisme, excluant donc même l'Italie fasciste qui avait initié le terme.

Le système politique mis au point par l'Allemagne hitlérienne et la Russie stalinienne ne consiste pas en une simple radicalisation des méthodes dictatoriales. C'est un système entièrement original qui repose sur la transformation des classes en masses, fait de la police le centre du pouvoir et met en oeuvre une politique étrangère visant ouvertement à la domination du monde. Animé par une logique de la déraison, il tend à la destruction complète de la société comme de l'individu.
Les habitants d'un pays totalitaire sont jetés et pris dans le processus de la nature ou de l'histoire en vue d'en accélérer le mouvement ; comme tels, ils ne peuvent être que les exécutants ou les victimes de la loi qui lui est inhérente. Le cours des choses peut décider que ceux qui aujourd'hui éliminent des races et des individus, ou les représentants des classes agonisantes et les peuples décadents, sont demain ceux qui doivent être sacrifiés. (quatrième de couverture)

A force d'insister sur le caractère monstrueux, inouï, du totalitarisme, Arendt finit par laisser dans l'ombre sa capacité pourtant bien établie, et dès cette époque, à manoeuvrer, à temporiser, à dissimuler, à nouer des alliances, à susciter des "idiots utiles". Pour qui l'ignorerait encore, cette dernière expression, attribuée à Lénine, désigne des personnes qui par idéalisme, bons sentiments ou mauvaise conscience, se font les soutiens d'un système totalitaire qui n'a pas atteint leur pays, sans y adhérer pleinement, sans en comprendre, ou sans vouloir en reconnaitre, la nature profonde.

Englober les régimes nazi et stalinien dans un même concept en tendant à exclure tout autre régime, en additionnant pratiquement leurs traits communs, pouvait être tentant vers 1950 (on l'avait d'ailleurs fait avant), mais c'était artificiel et difficilement viable sur le long terme. Elle tendait aussi à raccrocher antisémitisme et totalitarisme. Faire de l'antisémitisme un critère du totalitarisme supposait qu'un juif déclaré ne pourrait jamais prôner le totalitarisme, ce qui était pour le moins imprudent (soit dit sans accuser qui que ce soit). 

Hannah Arendt insiste lourdement sur les camps de concentration, point commun entre le système soviétique et le système nazi. Sans pour autant leur en attribuer l'exclusivité :

Ils apparaissent pour la première fois au début du siècle, pendant la guerre des Boers, et on continua à les utiliser en Afrique du Sud ainsi qu'en Inde pour les « éléments indésirables » ; là aussi nous trouvons l'expression de « détention protectrice » qui fut plus tard adoptée par le Troisième Reich. Ces camps correspondent à bien des égards aux premiers camps de concentration de la domination totalitaire. (p786)

Alors le totalitarisme serait une invention britannique ? Non bien sûr, car ces camps visaient un objectif concret : garder aux moindres frais des individus en grand nombre. Ils utilisaient pour cela une technologie récente mise en oeuvre d'abord pour le bétail, reprise par les armées pour leurs lignes de défense : les clôtures en fil de fer barbelé. Le brevet de ce dernier, avec la machine qui permet de le produire en grandes quantités et à bas prix, a été déposé par l'Américain Joseph Glidden fin 1874. Les camps totalitaires vont toutefois bien plus loin :

Mais partout où ces nouvelles formes de domination revêtent leur structure authentiquement totalitaire, elles dépassent ce principe, encore trop lié à des motivations utilitaires et à l'intérêt personnel des gouvernants. (p786)

(...) S'il est vrai que les camps de concentration sont la plus importante institution de la domination totalitaire, "s'appesantir sur des horreurs" devrait sembler indispensable pour comprendre le totalitarisme. (p787)

Arendt précise donc que les camps de concentration deviennent véritablement totalitaires quand on y envoie majoritairement des gens qui n'ont rigoureusement rien fait, qui ne sont ni des opposants ni des délinquants d'aucune sorte, qui ne représentent aucun danger pour le pouvoir.

En Allemagne, après 1938, cet élément que formaient les gens innocents fut en majorité fourni par les Juifs ; en Russie il consista en groupes choisis arbitrairement parmi la population, et qui, pour une raison n'ayant aucunement trait à leurs agissements, étaient tombés en disgrâce. Mais si, en Allemagne, il fallut attendre 1938 pour que soit établi le camp de concentration sous sa forme typiquement totalitaire, avec son immense majorité de détenus complètement innocents, c'est au début des années 30 qu'il faut remonter en Russie, puisque, jusqu'alors, la population des camps consistait encore en criminels, en contre-révolutionnaires et en "politiques". (p799-800) 

On peut se risquer à appeler (et on se permettra d'appeler ainsi dans la suite du présent ouvrage) suragressivité et surrépression une agressivité et une répression qui frappent au-delà des catégories réellement hostiles ou même seulement gênantes.  Le totalitarisme, qu'on peut à l'occasion qualifier de machiavélique, ignore sur ce point une leçon de Nicolas Machiavel :

En prenant un pays, celui qui l'occupe doit songer à toutes les cruautés qu'il lui est besoin de faire et toutes les pratiquer d'un coup pour n'y retourner point tous les jours (...) Car il faut faire tout le mal ensemble afin que moins souvent le goûtant, il semble moins amer, et le bien petit à petit afin qu'on le savoure mieux (Le prince).

Il faut néanmoins relativiser ce point. Il ne faudrait quand même pas oublier qu'au moins le Goulag soviétique était avant tout un système de travail forcé, un travail globalement utile au pays. Le fameux canal de la Mer Blanche était peut-être mal conçu mais rien ne permet d'affirmer que ce fût délibérément. De même pour l'exploitation des célèbres mines d'or de la Kolyma et bien d'autres mines un peu partout, les grands barrages, l'abattage des arbres un peu partout (comme sur les 4580 km2 du lac artificiel de Rybinsk), pour tout cela lire Archipel Goulag. C'était donc surtout un retour massif de l'esclavage dans une société qui se voulait sans classes. Mais les travaux par eux-mêmes n'avaient rien de spécifiquement totalitaires. Ils étaient utilitaires et dans ce sens relativisent Arendt quand elle explique :

C'est justement parce que le noyau utilitaire des idéologies allait de soi que la conduite anti-utilitariste des régimes totalitaires, leur indifférence complète à l'intérêt des masses, a constitué un tel choc. Cette attitude introduisait dans la politique contemporaine un élément imprévisible inouï. (p665)

Faut-il vraiment faire des camps de concentration un critère incontournable de totalitarisme ? Ce serait inacceptable pour au moins une raison. On annonce très rarement une telle intention avant d'avoir pris le pouvoir, et donc, à la limite, on devrait attendre que le totalitarisme ait pris le pouvoir, ait triomphé, pour, simplement, être en mesure de l'identifier comme tel. Jusqu'à nouvel ordre (ou ordre nouveau...), la première mission de l'Histoire est de tirer les leçons du passé, donc de contribuer à permettre de repérer les périls dès que possible. Le même raisonnement s'applique à la tendance des totalitarismes à persécuter très au-delà de leurs opposants et adversaires réels. S'il faut attendre que cela se produise pour dénoncer un totalitarisme, il a de beaux jours devant lui.

Oserai-je ajouter que, d'une manière générale, le lyrisme d'Arendt n'est pas forcément toujours le signe d'un recul critique et d'une réflexion en profondeur ?

La domination totale ne tolère la libre initiative dans aucun domaine de l'existence ; elle ne tolère aucune activité qui ne soit pas entièrement prévisible. Le totalitarisme, une fois au pouvoir, remplace invariablement tous les vrais talents, quelles que soient leurs sympathies, par ces illuminés et ces imbéciles dont le manque d'intelligence et d'esprit créateur reste la meilleure garantie de leur loyauté. (p66)

Bien entendu, le contrôle plus ou moins total de la vie intellectuelle et artistique est une tendance constante des systèmes totalitaires. Mais pourquoi "imbéciles" ? Vladimir Maïakovski, Sergueï Eisenstein, étaient-ils des imbéciles ?

À se demander si le totalitarisme tel que le conçoit Arendt n'est pas plutôt à chercher dans un personnage comme le "Baron sanglant" ou "Baron fou" Roman Fiodorovitch Von Ungern-Sternberg, qui aurait déclaré :

Savoir se servir de la haine. Le feu allumé par Attila et Gengis Khan ne cesse de brûler dans ces Mongols aux coeurs frustes. Ils n'attendent que le chef qui les conduira à la guerre sainte. Pléonasme. Toute guerre est sainte. La loi de la Force est la seule loi du monde. S'il existe un Dieu, il ne peut être que combat. Le Bien et le Mal n'existent pas plus que la vie et la mort. Il n'y a que l'action. La lutte (Baron von Ungern-Sternberg, cité par Hugo Pratt en préambule à Corto Maltese en Sibérie, Casterman, 1979).

Et qui est allé jusqu'au bout de ces idées, et qui accessoirement était férocement antisémite, pour finir par être balayé en quelques mois par l'Armée Rouge, et fusillé.

Hannah Arendt, elle, ne se livrait pas exactement à une analyse distanciée. Sa génération devait, en très peu de temps, intégrer une horreur globale que la génération précédente n'aurait pas envisagée. Elle y a très fortement contribué alors que bien des intellectuels de renom ne voulaient pas voir. Et ce n'est pas fini, la méthode de l'autruche garde beaucoup d'adeptes. Mais les générations suivantes ont tout intérêt à aller un peu plus loin dans l'étude.

Aussi bien, cette conception trop restreinte, trop manichéenne aussi, a été largement abandonnée. Arendt elle-même a dû reconnaître certaines « tendances totalitaires » ou certains « épisodes totalitaires » y compris dans des régimes globalement démocratiques, puisqu'il leur arrive de parquer des gens dans des espaces délimités par des barbelés. 

Nombreux sont les critiques qui, tout en reconnaissant les mérites d'une oeuvre pionnière, regrettent le radicalisme d'une théorie "essentialiste", qui néglige aussi la personnalité des leaders totalitaires et la différence qui sépare leurs idéologies. De plus, ce cadre ne permet guère de rendre compte de la spécificité du génocide nazi. L'analyse hyperbolique d'Arendt paie le prix de sa témérité dans l'abstraction conceptuelle. (André Enegren in Dictionnaire de philosophie politique, sous la direction de Philippe Raynaud et Stéphane Rials, puf, 2003, p818)

Hannah Arendt, Les origines du totalitarisme, Eichmann à Jérusalem, Gallimard, 2002.



02/01/2012
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