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Le terrifiant secret (Walter Laqueur)

Ce terrifiant secret qui donne son titre à l'ouvrage, c'est ce qu'on appelle la Shoah, l'extermination programmée des Juifs d'Europe, et la façon dont il s'est ébruité, cru ou pas cru, sans jamais susciter de réaction à la hauteur.

L'ouvrage débute par le récit de la libération par l'armée britannique, en avril 1945, du camp de Bergen-Belsen, et le choc qui s'en est suivi.

Les camps d'extermination systématique n'étaient plus en état de marche depuis des mois. Par comparaison avec les camps de la mort, Belsen était un endroit presque idyllique : il n'y avait pas de chambres à gaz à Belsen et pas d'exécutions massives : on n'y mourait que de faim et de maladie. Mais à l'époque il fut considéré comme la plus horrible des abominations... (p9)

Bref, on ne savait pas, ou on n'avait pas pris la pleine mesure du phénomène. L'auteur analyse objectivement, méthodiquement, les facteurs qui ont amené cette ignorance, ou plutôt cette incrédulité car l'information avait filtré de multiples façons qu'il détaille. D'abord les multiples efforts des promoteurs de l'extermination pour donner le change, désinformer, rassurer :

Quand la nouvelle de l'extermination se répandit pour la première fois en dehors de l'Allemagne en 1942 Fritz Fiala, l'éditeur de Grenzbote, l'organe des Volksdeutsche en Slovaquie, fut envoyé par Eichmann rendre visite à quelques uns des Juifs qui avaient été "réinstallés" à l'est. Son article, distribué dans toute l'Europe, était illustré de photographies où l'on voyait un café juif avec un agent de police juif en faction, un groupe d'infirmières juives souriantes et de jeunes gens bien nourris. D'après Fiala, tous les Juifs auxquels il avait parlé étaient satisfaits de leur sort... (p187)

Lorsqu'ils arrivaient dans les camps de la mort, les déportés juifs étaient incités (et quelquefois contraints) à écrire des lettres (en général non datées) à leurs familles et amis pour leur dire qu'ils étaient bien nourris, bien logés et en excellente santé. L'expédition de ces cartes postales et lettres étaient échelonnée sur plusieurs mois par les autorités des camps et plusieurs dizaines d'entre elles continuèrent à arriver chaque mois en Hollande et dans d'autres pays longtemps après la mort des expéditeurs. (p187)

Même au sommet, on évitait soigneusement certains termes :

On n'a pas encore trouvé à ce jour d'ordre écrit de Hitler concernant l'assassinat des Juifs d'Europe ; et très probablement il n'y eut jamais d'ordre écrit. (...) Des termes tels que "tuer" n'étaient pas utilisés et ne le furent même pas à la Conférence de Wannsee au cours de laquelle furent étudiés les préparatifs et l'organisation de l'entreprise d'extermination. On parlait toujours de "solution finale", de "réinstallation", de "traitement spécial", de "mobilisation de la main-d'oeuvre". (p186)

Et donc la perplexités et l'incrédulité longtemps dominantes face aux informations qui filtraient par divers canaux (détaillés dans l'ouvrage), y compris chez les alliés :

Les rapports ne concordaient pas tous exactement : certains soutenaient que les Juifs étaient tués au moyen de gaz toxiques, d'autres qu'ils étaient en quelque sorte électrocutés. Il y eut un rapport qui affirmait que les cadavres servaient à fabriquer du savon et des engrais : il émanait probablement de Sternbuch à Montreux, le représentant des Juifs orthodoxes, qui le tenait d'une source polonaise. (...) Ces histoires invraisemblables renforcèrent le scepticisme à Londres et à Washington. Comme Frank Roberts l'écrivait : "Les faits sont déjà assez graves sans qu'on y ajoute une vieille histoire comme celle de la fabrication de savon à partir de cadavres." (p103)

Sans oublier que lors du conflit précédent, 1914-18, on avait prêté aux Allemands nombre d'atrocités que rien n'avait confirmé...

(...) même des journaux extrêmement estimables comme le Financial Times colportait des histoires selon lesquelles le Kaiser lui-même aurait ordonné de torturer des enfants de trois ans en précisant personnellement le genre de torture à appliquer. (p16)

Chez les Allemands eux-mêmes, l'information partielle, fragmentaire, et la difficulté d'intégrer de tels faits pouvaient induire une forme de confusion extrême :

A la fin de 1942, des millions d'Allemands savaient que les Juifs avaient disparu. Les rumeurs à ce sujet parvinrent en Allemagne surtout par l'intermédiaire des officiers et des soldats qui revenaient du front de l'Est mais aussi par d'autres voies. Il était clair d'après les discours des dirigeants nazis que ce qui s'était passé n'était pas une simple opération de réinstallation. (...) Il est, en fait, fort probable que, si de nombreux Allemands pensaient que les Juifs n'étaient plus en vie, ils ne croyaient pas pour autant qu'ils étaient morts. Il y a là, inutile de le dire, quelque chose de tout à fait illogique mais en temps de guerre on accepte un grand nombre de raisonnements illogiques. Très peu d'Allemands s'intéressaient au sort des Juifs : pour la plupart d'entre eux il y avait beaucoup de problèmes plus importants à résoudre. (p243)

Et les réactions dans les pays alliés de l'Allemagne, dans les pays neutres, dans les pays vaincus et occupés par l'Allemagne, dans les pays en guerre contre l'Allemagne.

Stucki, l'ambassadeur de Suisse à Vichy, relate un entretien avec Laval d'où il ressort que Laval était d'humeur féroce, que les protestations contre les déportations des Juifs français n'avaient aucune chance de le fléchir et qu'il savait lui aussi quel sort attendait les déportés. (p57)

Von Thadden, le ministre des Affaires étrangères allemand spécialiste des complications internationales relatives à la "solution finale" signala à Eichmann qu'un membre de l'ambassade d'Espagne à Berlin avait informé oralement un représentant du ministère des Affaires étrangères allemand que le Gouvernement espagnol consentirait à livrer les Juifs espagnols de Grèce à l'Allemagne "si seulement on l'assurait qu'ils ne seraient pas exterminés". (p70)

L'ouvrage n'élude pas une question particulièrement sensible :

Le rôle du Vatican a été extrêmement controversé : le pape Pie XII devait-il se taire, n'enfreignait-il pas ses devoirs de chrétien les plus fondamentaux ? Le Vatican intervint cependant en Slovaquie et en Roumanie et - bien que peu énergiquement - en France et en Croatie. Hitler aurait-il arrêté le Pape et exécuté les cardinaux s'ils avaient nettement pris parti ? Ce n'est guère probable ; il tenait trop à éviter un conflit déclaré en temps de guerre. La conduite du pape s'explique sans doute plus par la pusillanimité que par l'antisémitisme. (p70)

Elle s'explique aussi par l'histoire : c'était une constante pour la Papauté depuis au moins Innocent III (constitution de 1199) de défendre les juifs, de protester contre les violences dont ils étaient victimes, mais sans jamais en faire une priorité...

Du côté des Juifs se trouvant hors de portée des nazis :

A partir de la fin de novembre 1942, la question de l'holocauste allait préoccuper sans interruption les communautés juives d'Amérique, de Palestine et de Grande-Bretagne. Mais même alors on ne comprenait pas bien toute l'étendue de la tragédie : les organisations juives d'Amérique et d'ailleurs continuèrent à publier des déclarations sur la vie qui se poursuivait dans les ghettos et sur la résistance inébranlable des masses juives... (p236)

La Shoah était quelque chose de radicalement nouveau...

Gallimard 1981 pour la traduction française.



26/03/2012
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