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La peau (Curzio Malaparte)

Si je me suis intéressé, à cet auteur, c'est qu'il est mort d'un cancer (comme Desproges, Ginsberg, Lovecraft, Genêt...). J'ai cru observer que les auteurs morts de cette maladie avaient une façon décalée, provocante, ironique, hallucinée, etc. de traiter de la mort. Cela ne signifie évidemment pas que cette façon d'en parler est directement cause d'un cancer, mais peut-être que les deux sont des conséquences indépendantes d'un état de malaise chronique (ou aigu) touchant au sens de la vie. Cela rejoint ce qu'estiment ceux qui étudie un possible déterminisme psychique du cancer, ce que j'ai développé plus avant ici : http://pagesperso-orange.fr/daruc/mort/cancer.htm

La peau se présente formellement comme un roman, c'est ce qui est inscrit sous le titre. Néanmoins le narrateur s'appelle Malaparte, il a écrit les livres de Malaparte, et il vit en gros ce qu'a vécu Malaparte dans la deuxième guerre mondiale. Il est devenu officier de liaison à l'état-major d'un officier américain, dont il a fait son ami, et il a suivi toute la campagne. Mais on se rend compte qu'il décrit beaucoup de choses, peut-être trop de choses, généralement macabres, même pour une situation de guerre. On le voit en somme endosser, peu à peu, le beau rôle de celui qui discerne mieux que les autres le sens de la vie et surtout de la mort. Sachez que je vous ai évité ce que je jugeais le plus horrible... 

L'auteur se plait du reste à brouiller les pistes puisqu'il fait dire à un de ses personnages, à moins qu'il raconte ce qu'il a vraiment entendu :

– Vous ne voudriez pas nous faire croire, dit Pierre Lyautey, que tout ce que Malaparte raconte dans Kaputt lui est vraiment arrivé. Est-il possible que tout n'arrive qu'à lui ? A moi il ne m'arrive jamais rien !

Au fil des pages, on a l'impression que cette guerre, il la parcourt en touriste, ou en hôte de marque. Certes il était déjà avant la guerre un auteur célèbre, qui côtoyait couramment les grands de ce monde, qui avait reçu chez lui le maréchal Rommel et pouvait en parler dans une conversation de dessert avec des généraux américains, mais quand même. Il ne dit pas grand-chose sur les ordres et les missions que forcément il a reçus, ni sur ceux que forcément aussi il a donnés. D'ailleurs il se refusera à faire usage de ses armes même dans les combats. Et sa principale occupation semble être de tenir des propos pontifiants à ses amis américains, dans le genre : 

"N'oubliez jamais, si vous voulez comprendre l'Europe, que les véritables héros meurent, que les véritables héros sont morts. Les vivants…"

Pourtant, dès son incorporation, il reçoit un uniforme, de seconde main.

C'étaient, en effet, des uniformes enlevés aux soldats britanniques tombés à El Alamein et à Tobrouk. Dans ma tunique on pouvait voir les trous de trois balles de mitrailleuse. Mon tricot, ma chemise, mon caleçon étaient tachés de sang (…). Notre amour-propre de soldats vaincus était sauf : désormais nous combattions aux côtés des alliés, pour gagner leur guerre après avoir perdu la nôtre. Il était donc naturel que nous fussions revêtus des uniformes de ces mêmes soldats alliés tués par nous.

La peau est un récit de guerre, il est donc normal qu'il y ait combats et morts au combat. Mais il prennent une couleur particulière. Ainsi, les cadavres des soldats allemands tués par les Napolitains insurgés, au moment où les alliés débarquaient tout près, à Salerne :

De nombreux cadavres de soldats allemands, que j'ai vus moi-même encore étendus au milieu des rues, deux jours après la libération de Naples, montraient un visage déchiré, une gorge déchiquetée de morsures : l'empreinte des dents dans la chair était encore visible. Beaucoup étaient défigurés par des coups de ciseaux…

Un peu plus loin, réminiscence de l'été 1941. Le personnage sinon l'auteur Malaparte se trouvait alors en Ukraine, dans l'autre camp de la deuxième guerre mondiale. Se promenant à la nuit tombante, à cheval, seul, il entend des voix, des voix qui viennent inexplicablement d'au-dessus. Il engage un dialogue.

"Je suis un homme, je suis un chrétien, dis-je.
Un rire strident courut dans le ciel noir et se perdit au loin dans la nuit. Et une voix plus forte que les autres cria :
« Un chrétien ? Tu es un chrétien, toi ?
– Je suis un chrétien, répondis-je.
– Ah ! Ah 
 ! Ah ! cria la voix, et tu n'as pas honte d'être chrétien ?
– Non, répondis-je, je n'ai pas honte d'être chrétien."

Comme la lune se lève, il finit par comprendre à qui il a affaire :

Un cri d'horreur se brisa dans ma gorge. C'étaient des hommes crucifiés. C'étaient des hommes cloués aux troncs des arbres, les bras en croix, les pieds joints, fixés au tronc par des clous, ou par des fils de fer tordus autour des chevilles.

Explication, ces hommes sont des juifs traités ainsi par les Allemands, qui ont même fusillé un paysan tentant de leur donner à boire. Il essaye de les secourir, d'en décrocher un pour commencer. Et l'homme repousse farouchement.

"Qu'est-ce que c'est que votre pitié ? Que veux-tu que nous en fassions, de votre sale pitié ?
No
us crachons sur votre pitié ! Ja napliwaiu ! Ja napliwaiu !"
Et des voix rageuses répétaient tout autour :
"
Ja napliwaiu ! Ja napliwaiu ! Je crache dessus ! Je crache dessus !
– Pour l'amour de Dieu, criai-je, ne me repoussez pas ! Laissez-moi vous détacher de vos croix ! Ne repoussez pas ma main ! C'est la main d'un homme ! D'un homme !

Ils n'acceptent qu'une aide :

– Si tu veux nous aider, si tu veux abréger nos souffrances, tire nous une balle dans la tête, à nous, l'un après l'autre. Allons, commence par moi, tire, achève-moi.

Et il dégaine, et il est sur le point de le faire, mais l'homme l'insulte encore, et il ne peut s'y résoudre et finit par s'enfuir sous les crachats des suppliciés.

"Lâche ! Maudit chrétien !"

Les atrocités continuent, pas toujours guerrières, ce qui contribue à les rendre parfois insoutenables. Malaparte se retrouve en Italie, bientôt arrêté, emprisonné puis en résidence surveillée aux îles Lipari, puis à Pise. Et dans toutes ces péripéties il réussit à garder avec lui, ou à retrouver, ou à se faire retrouver par, son chien.

Lors de la bataille du Monte Cassino, la plus longue et la plus meurtrière de la campagne, un très jeune soldat américain a été blessé au ventre, ses tripes largement sorties conformément au sinistre cliché. On veut l'évacuer pour le soigner. Malaparte, toujours aussi peu bavard sur les ordres et les missions qu'il a bien dû recevoir, toujours un peu touriste, passe par là, s'y oppose en invoquant son expérience de la première guerre mondiale, où il a souvent vu de telles blessures : le malheureux est perdu quoi qu'on fasse, et le transporter ne fera que lui infliger d'atroces souffrances. En attendant, il ne souffre pas, bien qu'il soit conscient par intermittences, et donc mieux vaut le laisser. On se range à son avis. On fait même la fête.

C'était une scène vivante et délicate : ce blessé étendu par terre, ce nègre qui jouait de l'harmonica appuyé contre le tronc d'un olivier, ces jeunes filles en haillons, pâles, émaciées, enlacées à ces beaux soldats américains au visage rose, dans cette forêt argentée d'oliviers, parmi ces colline nues parsemées de pierres rouges dans l'herbe verte…

Pourtant, quand Fred meurt, ses camarades s'en prennent à l'Italien, commencent à le tabasser durement. Mais un médecin arrive, qui l' approuve après avoir examiné la blessure :

"I thank you for his mother. Je vous remercie pour sa mère."

Horreur suivante, pendant un banquet avec de hauts gradés américains. Le plat de résistance est un poisson de mer, frais. Pourtant on ne peut plus depuis longtemps pêcher sur les côtes italiennes, à cause des opérations militaires, du secret qui doit les entourer, accessoirement des mines. Mais le général Cork a pris l'habitude de s'approvisionner en poissons rares dans un aquarium appartenant au régime fasciste déchu. C'est ainsi qu'il a pu offrir des huîtres perlières avec leurs perles au représentant de l'URSS, etc. Le prestige de ce poisson vient de ce qu'il ressemble étrangement à un être humain. Et une invitée de marque, Mrs Flat, épouse d'un sénateur américain, prend très mal la chose :

– Je ne suis pas venue en Europe pour que votre ami Malaparte and you m'obligiez à manger la chair humaine, dit Mrs Flat d'une voix tremblant de colère, laissons à ce barbarous italian people to eat children at dinner. I refuse. I am an honest american woman. I don't eat italian children. (…) Que dirait-on à Washington, général, que dirait-on au War Department, si l'on savait qu'à vos dîners on mange des petites filles bouillies… boiled girls ?

Et on finit par emporter le plat, en donnant au personnel l'ordre formel de l'enterrer.

C'est ensuite l'entrée dans Rome. Les troupes américaines sont acclamées par la foule. Un accident gâche la fête.

Mais quand nous fûmes à la hauteur de Tor di Nona, un homme, qui courait à la rencontre de la colonne, en agitant les bras et en criant : "Vive l'Amérique !" glissa, tomba, fut happé par les chenilles d'un Sherman. Un cri d'horreur monta de la foule (...) Un homme mort est un homme mort. Il n'est qu'un homme mort. Il est plus, et peut-être aussi moins, qu'un chien ou qu'un chat mort.

Et cela évoque pour Malaparte le temps où il se trouvait de l'autre côté, combattant italien engagé dans l'opération Barbarossa, à Janpol, sur le Dniestr, en Ukraine. Un homme avait pareillement été écrasé par les chenilles d'un ou plusieurs tanks.

Le porte-drapeau était un jeune juif aux cheveux longs retombant sur les épaules, au visage pâle et maigre, où les yeux brillaient avec une fixité douloureuse. Il marchait la tête haute, portant comme un drapeau, à la pointe de sa bêche, cette peau humaine qui pendait et se balançait dans le vent comme un véritable étendard.

D'où cette discussion entre Malaparte et un camarade :

– Voilà le drapeau de l'Europe, voilà notre drapeau.
– Ce n'est pas mon drapeau, dit Pellegrini, un homme mort n'est pas le drapeau d'un homme vivant.
– Qu'est-ce qui est écrit, dis-je, sur ce drapeau ?
– Il y est écrit qu'un homme mort est un homme mort (…).
– Non, il y est écrit que ce drapeau est celui de notre véritable patrie. Un drapeau de peau humaine. Notre véritable patrie est notre peau."

Après cette évocation qui donne son sens au titre du livre, retour à Rome trois ans plus tard. Malaparte est tout naturellement, de par sa mission, amené à retrouver la famille, ou plutôt l'entourage puisque l'homme était un réfugié isolé, à présenter les condoléance de l'armée américaine, à verser une somme d'argent, et enfin à expliquer à l'aumônier américain protestant qui l'accompagne qu'il doit se faire passer pour un prêtre catholique…

Episode suivant, à Florence. Toujours accompagnant Jack, Malaparte assiste inopinément à l'exécution sommaire, par des partisans communistes, de très jeunes fascistes, 15-16 ans, dont une fille particulièrement forte en gueule. Aussitôt, ayant reçu des instructions en ce sens, ils tentent de l'interrompre. Une dernière victime tombe malgré tout aux cris de « Vive Mussolini ! » Après, une longue discussion s'engage.

[Malaparte :] Je suis l'un des vôtre, mais je dois faire respecter les ordres du Commandement allié.
– Je t'ai déjà vu quelque part, dit l'officier des partisans. Est-ce que tu n'étais pas là quand Potente a été tué ?
– Si , répondis-je, j'étais à côté de lui. Et après ?
– C'est les cadavres que tu veux ? Je ne savais pas que tu étais devenu croque-mort.
– Je veux les vivants, ces gosses-là.
– Prends ceux qui sont déjà morts, dit l'officier des partisans, je te les donne pour pas cher. Tu as une cigarette ?

Cela se poursuit, sur le même ton, pendant plusieurs pages. Les condamnés sont finalement pris en charge par les soldats alliés. Non sans l'intervention, et l'aide, d'un pittoresque moine, sorti d'une église voisine un balai à la main.

"Qu'est-ce que c'est que ces manières, venir tuer les gens à la porte de mon église ? Voulez-vous ficher le camp, vauriens ! Allez faire ça devant chez vous et pas ici ! Vous avez compris ?...

Il ne faudrait surtout pas croire que Malaparte, à force de vivre ce genre de choses, était devenu insensible à la mort d'autrui. A la suite de cette affaire, il commente :

J'étais là de voir tuer des gens. Depuis quatre ans je ne faisais que voir tuer des gens. Voir mourir les gens est une chose, les voir tuer en est une autre. On a l'impression d'être du côté de ceux qui tuent, d'être soi-même l'un de ceux sui tuent. J'étais là, je n'en pouvais plus. (…) Je commençais à haïr les cadavres. La pitié ayant cessé, je la haine commençait. Haïr les cadavres ! Pour comprendre dans quel abîme de désespoir peut tomber un homme, il faut comprendre ce que signifie haïr les cadavres.

Il décrit sur plusieurs pages la crise qu'il traverse alors, qui lui donne l'envie tenaillante de tuer à son tour. Pour y résister, au nom de ses principes chrétiens, il enlève les chargeurs de ses armes et les remets à Jack, lequel comprend, mais objecte :

"Ils vont te tuer comme un chien, dit-il.
– C'est une très belle mort, Jack. J'ai toujours rêvé d'être, un jour, tué comme un chien."

Et aussitôt après les voici pris dans un combat. Etonnement du commandant de l'unité qui crie à Malaparte :

"Pourquoi ne tirez-vous pas ? Vous êtes peut-être un objecteur de conscience ?
– Non, répondit Jack. Ce n'est pas un objecteur de conscience, c'est un Italien, un Florentin. Il ne veut pas tuer des Italiens, des Florentins."

Et il me regardait en souriant avec tristesse.

"Vous le regretterez ! me criait le commandant Bradley, vous ne retrouverez jamais une semblable occasion."

Et tout près de Florence, voici comment il présente sa ville natale, Prato, à Jack :

"C'est là le pays de mon enfance. C'est là que j'ai vu mon premier oiseau mort, mon premier lézard mort. C'est là que j'ai vu mon premier arbre vert, mon premier brin d'herbe, mon premier chien."

Nouvel épisode, après d'autres combats, d'autres avancées alliées, Malaparte est invité par un partisan à venir voir Magi. Magi est un notable fasciste, un tyran local, et un ennemi personnel pour l'auteur-narrateur. Mais le contexte indique clairement que Magi a été ou va être incessamment exécuté. Seule petite surprise, il n'en reste plus qu'un pied de visible.

« Pourquoi n'enterrez-vous pas ce pied ? demandai-je au partisan.
– Non, répondit-il, il doit rester comme ça. Sa femme est venue, et puis sa fille. Elles voulaient le cadavre. Non, ce cadavre est à nous (…)
– C'est horrible, dis-je.
– Horrible ? L'autre jour il y avait deux moineaux sur ce pied, ils faisaient l'amour. C'était marrant de voir ces deux moineaux qui faisaient l'amour sur le pied de Magi.
– Va chercher une bêche, dis-je.
– Non, répliqua le partisan, têtu, il doit rester comme ça.

Peu après :

Mais ce fut le jour où je vis mourir Jack, que je compris finalement ce qui mourait autour de moi et au-dedans de moi. Jack mourait en souriant, et il me regardait. Quand ses yeux s'éteignirent, je sentis, pour la première fois de ma vie, qu'un être humain était mort pour moi.

Vient l'entrée à Milan.

Debout sur ma jeep, je vis Mussolini suspendu par les pieds à un crochet. Il était gonflé, blanc, énorme. Je me mis à vomir sur le siège de la jeep : la guerre était finie maintenant et je ne pouvais plus rien faire pour les autres, plus rien faire pour mon pays, plus rien que vomir.

A peine quelques lignes plus loin, le temps aussi d'un séjour à l'hôpital dont il oublie de dire les causes, le voici à Rome, chez un ami gynécologue, au milieu d'une collection de bocaux contenant des fœtus.

Depuis quelques jours, je vivais au milieu de ce peuple de fœtus, et l'horreur m'étreignait. Car les fœtus sont des cadavres, mais d'un genre monstrueux : ce sont des cadavres jamais nés et jamais morts. Si je levais les yeux de la page d'un livre, mon regard rencontrait les yeux entrouverts de ces petits monstres. (…) Sur la table de nuit était posé, tel un vase de fleurs, un grand bocal où flottait le roi de ce peuple étrange : un horrible et charmant Tricéphale, de sexe féminin.

Cela se poursuit pendant des pages et tourne au délire, jusqu'à un long dialogue avec un fœtus qui n'est autre que Mussolini.

– Sais-tu ce que j'ai pensé, dit le monstre après un long silence, quand mon assassin a pointé son arme contre moi ? J'ai pensé que ce qu'il allait me donner était une chose sale.
– Tout ce que l'homme donne à l'homme est chose sale, dis-je, même l'amour, même la haine, le bien, le mal, tout. Même la mort que l'homme donne à l'homme est une chose sale."
Le monstre b
aissa la tête. Et après un instant : "Même le pardon ? dit-il.
– Même le pardon est une chose sale."

La guerre est finie, plus personne ne meurt. Le narrateur-auteur retourne à Naples accompagner un autre ami américain attendant là le bateau qui le ramènera dans l'Ohio. Et c'est le Vésuve qui s'éteint dans tous les sens du mot, qui « meurt » :

En avril 1944, après avoir, pendant plusieurs jours, secoué horriblement la terre et vomi des torrents de feu, le Vésuve s'éteignit. Il ne s'était pas éteint peu à peu, mais d'un seul coup : le front enveloppé d'un suaire de nuages, il avait poussé un grand cri, et soudain, le froid de la mort avait pétrifié ses veines de feu. (…) Dans les rues, les gens marchaient sur la pointe des pieds, parlant à voix basse, comme s'ils craignaient de réveiller un mort.

Folio, Gallimard, 1949.



03/12/2010
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